La prophétie de Chou-Kou-Tien

François de Callataÿ,

Quand les quatre dieux (qui sont les quatre points cardinaux, qui sont les quatre éléments, mais qui ne sont pas les quatre vertus théologales) se réunirent, non pour créer le monde (il avait été créé sans eux) mais pour le rafistoler – c’était il y a environ cent millions d’années –, ils s’assirent et pensèrent à l’histoire et à la justice, comme le font les dieux quand ils s’accroupissent sur nos misères.

Parmi les quelques résolutions prises alors, il en est une – capitale – dont nous vivons actuellement les convulsions annoncées. Il fut décidé, dans un esprit de grande équité, d’accorder à chacune des principales parties du monde la suprématie sur les autres, pour un temps imparti par eux. Je m’explique : la pange, cette masse initiale et compacte de terres émergées, avait vécu. Les dieux, dont la prescience est grande, firent le pari de quatre continents, ce qui les arrangeait bien puisqu’ils étaient quatre. Ils tablèrent aussi sur une évolution exponentielle du progrès technique qui ferait s’accélérer le cours de l’histoire commune. À partir de là, ils mirent au point la règle suivante : la suprématie sur les autres parties du monde serait d’abord infiniment longue, puis de plus en plus courte pour les deux suivantes, et enfin sans fin pour le dernier des quatre, en réalité le plus malin. On pouvait, au choix, décider de régner vite et pour très longtemps ou alors attendre en embuscade d’être le dernier à entrer en lice. Il convenait en revanche d’éviter de régner en second, et plus encore en troisième position, ce qui revenait à obtenir la période de temps la plus brève. Jeu subtil, en vérité, impliquant la patience et l’impatience mais aussi la foi dans l’avenir, car les dieux n’exclurent à aucun moment que la terre soit détruite prématurément.

Ainsi furent définies les règles de l’Histoire bien avant l’apparition des hommes, ces répliques divines si longues à faire venir. Bien plus tard donc, les premiers hommes des continents maintenant formés, hallucinés par ces dispositions (Lucy in the Sky like Diamonds), durent convenir de qui régneraient d’abord. Il semble que seules l’Asie et l’Afrique se soient montrées intéressées. Nous savons tous que l’Afrique l’emporta et qu’elle régna, à l’est plus qu’à l’ouest, pour des millions d’années. En réalité, elle l’emporta grâce à la ruse. Elle possédait un géant enfouisseur, dénommé Barba, qui ensevelit au fond de la terre les traces du premier essor asiatique. Mais, avant de disparaître avec les siens, le grand mage WoYowChou fit, le doigt vengeur, la prophétie que l’Asie régnerait plus tard à jamais, promettant à l’Afrique un sort misérable. Ceci eut lieu à Chou-Kou-Tien.

Tout advint. L’Afrique, the craddle of mankind, domina les autres continents pendant ce qui apparut comme une éternité. Le temps s’écoula, certes, mais qui s’en souciait ? Il ne prit à personne l’idée de compter les milliers, encore moins les millions de révolutions de la terre autour du soleil. L’homme et la femme, constants, se reproduisaient de façon égale. Puis, un jour – nous dit-on – un groupe décida d’émigrer. On nous dit aussi que, à raison de quarante kilomètres par génération, il ne fallut à ce groupe, apparemment réglé sur le nord, que quelques millénaires pour se retrouver en Europe, où il s’épanouit au-delà du raisonnable.

Cela n’était pas prudent et l’Europe – l’avait-elle voulu ? – annonça assez sèchement aux autres que son heure était venue. Les Romains tentèrent le coup des millénaires (ils passèrent en tout cas le cap du premier), les Chrétiens qui leur succédèrent, plus sages, se contentèrent de promettre les siècles des siècles. En tout, on le voit, quelques millénaires seulement pour quelques millions d’années à l’Afrique.

Le grand mage WoYowChou n’avait rien dit des Américains (sans doute avait-il pressenti leur étourderie ?). Ils héritèrent de la plus mauvaise place, la troisième. À nouveau, un groupe migrateur de la puissance dominante connut un développement inattendu. Le pays de la dinde et du dindon étale depuis presque un siècle sa domination économique et militaire – et sans doute les Américains feront-ils comme les Romains, mais en dix fois moins long : dépasser ce cap. Tout juste car il n’est guère réaliste aujourd’hui d’imaginer qu’ils aillent beaucoup plus loin.

Car, en effet, l’Asie s’avance, puissante depuis toujours, décidée enfin à engranger le fruit de sa patience. À elle appartiennent le règne et la gloire de demain. Et nul pour l’empêcher de cueillir le laurier mérité.

Nous savons tous cela. Ainsi en décidèrent les dieux. Chacun eut ou aura son heure. Le sel succède au miel et la rose éclose ne dure qu’un temps. Le bonheur se cueille à la fraîche. Au reste, n’est-il pas bon d’observer qu’il existe une histoire humaine des continents qui, très au-delà de l’espace de nos vies, obéit à la logique fixée par les dieux, et que, au surplus, celle-ci ne diffère pas tant de celle qui prévaut chez les hommes. Serait-il fortuit que c’est en Afrique que l’on prête de la sagesse aux très vieux tandis que l’Amérique succombe au jeunisme ?

Alors, pourquoi ? Pourquoi, tandis que la vieille Europe se cherche un second souffle dans une Union qu’elle voudrait profitable à tous, alors même que cette dernière effraye plus qu’elle n’enthousiasme, pourquoi n’entend-on aucun chef d’État, aucun grand responsable dire l’inéluctable fixé par les dieux : l’Europe est en déclin. Ce n’est pas que la dernière génération soit moins douée que ses devancières ; ce n’est même pas que nous ayons pris un plaisir trop vif aux siècles passés (la palme au dernier) à nous entre-tuer (quoique, ayant fait nos preuves, nous ne pouvons même pas nous targuer d’en être les spécialistes). C’est tout simplement que notre temps est passé. Nous n’avons d’ailleurs pas à nous plaindre, nous qui avons dicté nos vues pendant si longtemps alors que nous ne constituions qu’une part modique de l’humanité.

Il faut beaucoup se réjouir de ce que, lentement mais sûrement, un homme vaille enfin un homme, et même peut-être, dans la foulée, qu’une femme vaille un homme. D’ailleurs, comment imaginer les choses autrement dès lors que l’on professe un minimum d’humanisme ? La contrepartie de cet évangile planétaire, de cette bonne nouvelle, c’est que nous, Européens, devons en rabattre de nos privilèges acquis. Acquis par le travail certes, ce qui est respectable, mais aussi par l’exploitation, ce qui l’est moins. Avoir le courage de dire : dans tous les cas de figure, il va falloir réduire la voilure. Déconstruire, ne fût-ce qu’au moins un peu, la Sécu. Prolonger le travail à mesure que l’on a prolongé la vie (où est l’injustice ?). La construction de l’Europe est une réaction quasi organique contre la chronique d’une moindre abondance annoncée. Autant le dire, plutôt que de promettre un ciel azuréen : le plein-emploi ou la baisse des impôts. Cela éviterait de faire le grand écart entre l’énoncé de toutes les fiertés d’une part et l’érosion assez continue du pouvoir d’achat de l’autre. Jacques Chirac, l’actuel président de la France, s’écriant, façon Radeau de la Méduse : « Nous sommes foutus mais pas encore. Amortissez la chute : votez pour l’Union ! » Ou Churchill, version modifiée : « Je vous promets moins de sang et moins de larmes. » Est-ce là une vérité trop crue pour le référendaire ? Le tient-on pour trop sot ou trop perclus d’hédonisme qu’il ne sache entendre ce simple constat ? L’immaturité supposée de l’électeur trouve ici sa contrepartie démultipliée, ce semble, chez le politique. Mauvais calcul.

Nouveau slogan à l’intention de Jacques Chirac, l’actuel président de la France : « L’Europe unie et généreuse invite les autres continents à partager ses richesses et ses valeurs. » À peu près ce que la France aurait pu dire aux autres nations européennes, il y a deux siècles, au lendemain de la débâcle napoléonienne : venez, servez-vous (de toute façon, vous êtes déjà chez nous) et n’oubliez pas de copier tout ce que nous avons inventé et mis au point avant vous : le transfert habituel du plus vieux au plus jeune, des Grecs aux Romains, des Romains aux Barbares, le vainqueur vaincu par sa conquête. Car la partie est jouée. Disputer la deuxième place à l’Amérique : peut-être ; s’opposer à l’Asie : n’y pensons plus.

À moins qu’il ne soit possible – WoYowChou sait comment ! – de parvenir à ce que les quatre dieux, retirés on ne sait où, reviennent sur cette décision édictée avant l’apparition de l’homme, dont ils ne pouvaient prévoir qu’il serait querelleur. La faute à l’autre dieu !

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