Heinrich Einman voyait dans l’acte sexuel un moment de plaisir qu’il cultivait avec raffinement et délectation. en esthète éclairé, et qui ne devait pas avoir de fonction reproductrice. Il suffisait que sa conquête du moment évoque la possibilité de faire un enfant (il avait cette expression en horreur), pour qu’il la congédiât sans autre forme de procès. Certes, il agissait avec sa naturelle distinction et s’arrangeait pour mettre la séparation sous le coup d’un prétexte: incompatibilité d’humeur, sensiblerie féminine exacerbée, distraction rédhibitoire… Les motifs ne manquaient pas et souvent la femme – sa victime – décidait elle-même d’aller voir ailleurs. Il se souvint d’une Amstellodamoise qui n’avait pu affronter le silence buté dans lequel il s’était enfermé plusieurs jours d’affilée parce qu’elle avait refusé de l’accompagner à la réception donnée par un de ses amis.
Il érigeait en perfection absolue la reproduction asexuée caractéristique du règne végétal et de certains animaux invertébrés, donnant naissance à des individus génétiquement semblables. Il voyait dans cette disposition de la nature un modèle d’ordre et de stabilité, de pérennité. L’altérité l’effrayait. Sur le sujet, il était intarissable. Imaginez la tête de sa partenaire quand, après une nuit de voluptueux entremêlements, il l’entretenait des heures durant des possibilités insoupçonnées qu’offrait le clonage humain reproductif.
Heinrich Einman vivait depuis des années avec Hermann, son frère aîné. Chacun occupait son propre appartement dans la grande maison bourgeoise de la Lintse Avenue, que leur avaient léguée leurs défunts parents. Par un hasard encore inexpliqué à ce jour, ceux-ci étaient morts le même jour. Plutôt que d’en être doublement affecté, Heinrich voyait dans cette simultanéité le sens de deux vies réglées comme du papier à musique. Hermann, lui, avait d’abord traversé des crises hystériques de douleurs, hurlant son chagrin de manière tout à fait inconvenante, pour sombrer finalement dans une dépression post mortem, qui donnait des haut-le-cœur à son jeune frère.
Hermann était l’artiste de la famille. Il tirerait vraisemblablement de ces circonstances familiales douloureuses des œuvres picturales au contenu émotionnel dense. Heinrich ne s’inquiétait donc pas outre mesure de savoir son frère enfermé des heures durant au grenier. C’est là que celui-ci avait installé son atelier et cette retraite devait être bénéfique à la naissance d’un grand peintre et à ses succès futurs. Heinrich vivait avec la conviction que l’expression artistique se nourrissait de profondes souffrances. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes… Qui plus est, Hermann épargnait de la sorte à Heinrich une présence qu’il trouvait insupportable. Il n’avait pour son frère ni haine, ni amour, une sorte de défiance plutôt, comme s’il fuyait cet autre lui-même, à la fois trop semblable et tellement différent, capable de percer le moindre de ses défauts. Ils étaient les êtres les plus proches par le hasard de la naissance, ils s’étaient vus grandir au jour le jour, et les individus les plus éloignés, comme deux aimants qui peuvent s’attirer ou se repousser selon les faces qui se présentent l’une à l’autre. Mais l’un et l’autre avaient fini par s’en accommoder.
Heinrich Einman faisait profession de chercheur dans l’unité de biotechnologie de la Faculté agronomique de sa petite ville. L’université s’était établie dans l’enceinte d’une antique ferme abbatiale et le laboratoire d’Heinrich occupait d’anciennes étables. Des anneaux scellés dans les briques rappelaient l’usage premier des lieux. On y attachait le bétail pour la traite. Heinrich appréciait la fraîcheur naturelle de l’endroit et souriait à l’idée qu’avec les expérimentations auxquelles lui et ses confrères s’adonnaient (ne venait-on pas de recréer un veau à partir d’une cellule issue du pis de sa mère ?), il pourrait repeupler l’endroit comme à ses origines. Des vaches jumelles, à la robe identique, tachetées selon la même géographie. Il était entouré des appareillages les plus sophistiqués dans sa discipline comme des microscopes capables de discerner l’infiniment petit et songeait aux bouseux qui l’avaient précédé sous ces voûtes et dont les mains constituaient le principal outil. Il jouissait à l’université d’une rare indépendance, passait des journées et des nuits entières dans son laboratoire et se permettait quelques tentatives originales, bien éloignées du programme de recherches qui lui était imposé par les autorités académiques.
Le professeur Einman appartenait à ces marginaux géniaux que l’institution ne peut comprendre mais dont elle sait que des brevets hautement monnayables surgiront de toutes leurs excentricités.
Heinrich caressait un rêve secret: la réduplication à l’identique d’un être humain en un autre corps par bouturage génomique. Plusieurs de ses confrères contestaient dans les colloques où ils se rencontraient la possibilité de produire par clonage des incarnations identiques du sujet de base, en particulier l’idée qu’une parfaite similitude génétique entraînerait une parfaite similitude psychique.
“Totalement risible”, s’était exclamé son rival, le professeur Mischelbroek, lorsque l’hypothèse avait été formulée par un jeune bio-généticien de Lübeck lors du Septième Sommet International des Sciences de la Vie. Lequel Mischelbroek avait eu la même exclamation il y a douze ans, lorsqu’il avait mis en doute la possibilité que des volailles fussent un jour retirées du marché pour cause de contamination. Depuis quatre mois, plus un poulet ne se vendait dans le pays…
Un philosophe des sciences était venu à la rescousse de Mischelbroek en proclamant que l’on s’enfermerait de la sorte dans – je cite – “l’illusion réductrice dont est porteuse l’affligeante confusion entre identité au sens physique du même (idem) et identité au sens moral du soi-même (ipse).” À cet énoncé, Heinrich fut saisi d’un trouble. Sa main se mit à pincer nerveusement son menton, à le caresser comme s’il portait encore la barbe. Il arborait malgré lui un front plissé, soucieux. Car la course contre la montre à laquelle se livraient tous ces éminents cerveaux laissait à vrai dire impassible notre cher Heinrich.
Dans un coin reculé et sombre de sa conscience, il élaborait des projets plus personnels et plus confidentiels que ceux auxquels il s’attelait à la Faculté: se reproduire lui-même, donner naissance à un être qui serait son fils et son frère. “Qui, à défaut d’être parfait, serait parfaitement moi”, rêvait-il tandis que le débat s’emballait autour de lui et que personne ne comprenait son soudain mutisme, “une copie, un fac-similé, un double dans lequel je pourrais enfin me reconnaître totalement et qui n’aurait pas cette fadeur détestable des images plates et niaises que me renvoient les miroirs.”
Les premières années de sa vie, il avait été subjugué par les miroirs et avait aménagé dans sa chambre d’adolescent une espèce de Palais des Glaces, comme on en rencontrait à l’époque dans les fêtes foraines. Si ce n’est que ses miroirs n’étaient pas déformants. Après avoir soigneusement réfléchi à leur disposition, il pouvait observer son image démultipliée à l’infini et sous toutes les coutures. Et il ne s’en privait pas. Il sombrait des heures durant dans des séances de contemplation de soi, cherchant à percer les secrets de l’individu qui se trouvait en face de lui, de dos ou encore de profil. Il lui arrivait même de se dénuder pour percevoir les moindres variations de son corps, pour analyser le travail que le temps opérait sur sa personne. Parfois, c’était de la simple contemplation narcissique de son enveloppe charnelle. Ou bien il plantait son regard dans la paire d’yeux qui le fixaient et s’hypnotisait lui-même. Il sortait tout étourdi de ces séances “de vide intérieur”, comme il les appelait. Les heures passaient à cette occasion sans qu’il en prenne conscience, mais une fois sorti de ces méditations, il ne lui restait rien, il ne se sentait pas plus avancé qu’auparavant. Il en avait peut-être tiré un goût immodéré pour la solitude, une vocation de chercheur et un désintérêt pour les autres, en particulier pour ce frère qui, dès cette époque, lui apparaissait déjà comme le plus grand étranger que ses parents lui aient donné. Le seul moment de la journée où ils se croisaient, c’était durant les repas qu’ils étaient obligés de prendre en famille. Mais ceux-ci à peine terminés, Herman filait dans la campagne rejoindre ses amis à courir les bois, observer la nature, en ramener toutes sortes de bestioles qui finissaient par se reproduire puis envahir la maison. On retrouvait chroniquement des colonies de grenouilles, souris ou papillons dans les caves, le grenier ou le jardin. On compta une année jusqu’à neuf hérissons dans la propriété. Puis il changea radicalement d’occupations et se mit à l’art en fréquentant assidûment l’Académie locale, tandis qu’Heinrich devenait le scientifique de la famille et se passionnait à son tour pour la biologie.
C’était donc lui qui s’était orienté vers la reproduction d’espèces vivantes et il ne comptait plus le nombre de plantes, de petits rongeurs, de mammifères qu’il avait mis au monde depuis ses études. Il se sentait le Noé d’une nouvelle arche, le parturiente d’une nouvelle manière d’être au monde. Il avait, comme nombre de ses confrères, amélioré bien des espèces, en avait créé des farfelues comme un agneau à cinq pattes, un chien à deux têtes ou un cheval cornu, sans que cela résulte du hasard, mais de la volonté d’un homme. C’était pour lui une manière de se faire la main.
Arriva le grand jour. Il se préleva un fragment de peau dans la hanche gauche, après avoir vaporisé un liquide réfrigérant pour adoucir la piqûre du scalpel. Il isola ensuite plusieurs cellules-souches, totipotentes, à partir desquelles il allait travailler à son Grand Œuvre. Il avait déjà exécuté ce type d’opération pour identifier les diverses caractéristiques de son matériel génétique. Cette fois, il ne s’agissait pas de les triturer, de les disséquer, de les analyser, d’en extraire les secrets, mais de les laisser vivre leur vie – sa vie aussi pensa-t-il subrepticement car il ressentait cette expérience comme un prolongement de lui-même – et il eut les yeux brouillés d’émotion.
Il quitta son laboratoire très tard ce soir-là, saoul de fatigue, avec le sentiment d’y abandonner quelqu’un.
Il dormit peu. Dès son lever, il se précipita sur le microscope pour observer les timides avancements de la Création. Les premiers signes de la métamorphose attendue étaient déjà visibles. Lors de ses expériences précédentes, il avait déjà maintes fois observé ces changements infinitésimaux qui préfigurent des bouleversements de plus grande ampleur. Le minuscule contenait le gigantesque.
Ses journées à la Faculté commençaient à lui peser et, pour la première fois, il eut beaucoup de mal à ne pas partager son enthousiasme avec ses assistants et confrères les plus proches. Mais il devait se taire pour préserver une expérience qui risquait d’effrayer les autorités académiques et de les mettre mal avec d’autres autorités, religieuses cette fois. Décidément, se dit-il, l’homme est peu libre, partout des pouvoirs le contraignent. Le secret devenait de plus en plus difficile à garder. Il eut alors l’idée de rédiger son testament, ce qui était une manière de confier à quelqu’un son projet, sans compter l’intérêt pratique du document : il pouvait avoir un accident du jour au lendemain – le hasard est friand de ce genre de pied de nez – et ne plus être le maître de ce qu’il avait lancé. Il l’adressa à son meilleur collaborateur, le jeune Herbert, le chargeant en cas de malheur de mener à son terme le processus. Il avait l’impression de se remettre en personne entre les mains de cet homme qu’il appréciait pour ses qualités scientifiques, mais qu’il connaissait finalement assez peu sur le plan humain. Il prit peur. Qu’allait-il advenir de cet autre lui-même ? A qui allait-il être confié ? Quand il serait regardé comme une bête curieuse, qui prendrait sa défense, qui servirait de paravent aux mauvaises langues ? Qui le protégerait des cruautés que, dès l’enfance, nous sommes capables de nous infliger les uns aux autres ? Pourrait-il grandir seul dans ce monde ? Qui, tout simplement, lui apprendrait la vie ? Il ne connaissait rien de l’existence de ses collaborateurs et il risquait de placer cet enfant dans une famille inconnue. Et puis, ce “ il ” n’avait pas encore de nom, d’identité. Pire, l’expérience pouvait échouer et donner naissance à un monstre qu’il faudrait assumer.
Effrayé par ce qu’il risquait de mettre au monde, il se rua dans son laboratoire, vida toutes ses éprouvettes, détruisit tous les embryons qui n’avaient pas encore atteint le stade de fœtus et se sentit plus désemparé que jamais. Il n’y avait qu’une personne à qui confier son désarroi, ce frère qu’il avait délaissé par indifférence. Des semaines pouvaient s’écouler sans qu’ils se croisent, se saluent, se disent un mot. Ce frère ne pouvait-il pas comprendre son projet, le partager, participer avec lui à son élaboration, le mener à son terme si nécessaire ? Cela méritait d’être discuté et Heinrich savait qu’il pouvait se fier à la discrétion rédhibitoire d’Hermann.
Tout excité par cette solution, il se précipita dans l’escalier qui menait à l’appartement de son frère. Il devait y être réfugié à cette heure. En arrivant devant la porte, il eut un instant d’hésitation. Il n’était jamais entré dans ces pièces depuis que son frère y avait élu domicile. Comment ne s’était-il jamais soucié des travaux d’Hermann ? Est-ce qu’il ne forçait pas un peu vite son intimité ? Comment Hermann réagirait-il à cette arrivée impromptue ? Mais l’envie de lui parler du génome prometteur fut plus forte.
Il frappa à la porte. Sans résultat. Son frère, pourtant, devait être là. Il l’appela. Il fut ému de prononcer à haute voix ce prénom qui lui était si familier: Hermann. Mais il n’obtint pas de réponse.
Plus les minutes passaient, plus il avait l’impression que le silence grandissait. Il n’y tint plus et saisit la clenche. La porte était ouverte et il pénétra dans l’appartement. Celui-ci était magnifique de luminosité, peint dans des tons doux qui mettaient en valeur des meubles et des décorations ayant appartenu naguère à leurs parents. Heinrich avait tout gardé et disposé ces objets de manière heureuse et nouvelle. Cela n’avait rien d’un sanctuaire de souvenirs. Sur un mur, se trouvaient des photos de la famille, sorties de leur album et épinglées dans un joyeux désordre. Des années s’y juxtaposaient les unes aux autres. Heinrich avait le cœur qui battait plus fort. Il cria une fois encore le prénom de son frère. S’y reprit à deux fois. Affermit sa voix. En vain. Comme si Hermann avait déserté les lieux. Heinrich prit l’escalier qui menait au grenier, dans l’atelier. Quand il y pénétra, Heinrich eut un choc épouvantable : son frère était suspendu au plafond, inerte, sans vie, sans expression… Heinrich se précipita pour soulever le corps et dégager la tête de la corde qui l’enserrait. Il ne reçut dans les bras qu’un objet lourd et glacé, encombrant.
C’est à cet instant qu’Heinrich sentit un regard peser sur lui. Il vit le portrait.
Celui-ci se trouvait juste en face de l’endroit où Hermann avait décidé de mettre fin à ses jours. Son frère l’avait donc eu sous les yeux à l’instant fatal. Comme un dernier tête-à-tête. Ce tableau représentait Heinrich, comme jamais il ne s’était vu. Le portrait était né d’une spirale de touches colorées, courtes et décidées. Chaque trait apparaissait comme découpé dans la matière. De près, cela donnait un visage torturé, nerveux et inquiet. Habité par une colère latente. Les couleurs sombres dominaient, comme dans un ciel avant la tempête que le soleil n’a pas encore déserté et qui n’est pas non plus traversé d’éclairs. Un ciel qui dit l’urgence. Un ciel inquiétant. Mais lorsque Heinrich s’éloignait de cette image de lui, il en découvrait une autre. Des couleurs lumineuses et sereines ressortaient de l’ensemble en autant de petits éclats de bonheur. Des courbes harmonieuses apparaissaient et apportaient de la douceur à la figure. Les contrastes trop brusques s’atténuaient. Les lèvres, les joues, le nez, le front s’arrondissaient. Seule la chevelure était encore animée de ce mouvement qu’elle avait depuis l’enfance, avec des mèches rebelles. Les yeux souriaient, sans ironie pour une fois, exprimaient de la compassion. Des larmes dont Heinrich avait perdu la sensation depuis ses lointains chagrins d’enfant se mirent à couler comme si elles ne lui appartenaient pas, comme si elles avaient été stockées dans un repli de son être le plus profond. C’était à la fois douloureux et apaisant. Rien d’autre ne pouvait désormais mieux témoigner de ce qu’il était. Plus Heinrich contemplait le tableau et se regardait, plus l’évidence sautait à ses yeux. Hermann avait réussi là où lui avait échoué avec toute sa science et son génome prometteur: donner naissance à l’expression la plus pure qui soit de ce que sa vie avait été.
La peinture n’était pas encore sèche.