La viande des viandes

Luc Dellisse,

Deux fois par jour, je descendais des combles, un paquet de journaux sous le bras. L’odeur de papier moisi, de pétrole, d’aisselles arabes et de bleu de méthylène, empoignait  la vue. On avançait, pas après pas, dans l’irréalité.

Au tournant de l’escalier de pierres jaunes, juste avant le deuxième palier, il n’était pas rare de la trouver debout, les bras noués autour de la nuque d’un homme que ce baiser masquait. Elle, je la voyais de dos : le geste d’embrasser remontait sa robe, de jaune cotonnade, dégageant la beauté des cuisses.  En entendant mon pas, elle repoussait l’homme, d’une bourrade vers le palier, et si vite qu’il dégringole, elle avait encore le temps d’esquisser dans sa direction un coup de pied qui ne le manquait pas toujours.

— Tu veux aussi ? disait-elle, en me faisant face. Je ne savais pas si elle parlait du baiser ou du coup. Dans le doute je secouais la tête sans m’arrêter.

J’avais la charge de m’occuper des réserves, où s’empilaient les archives précieuses  – photo du roi Albert gisant broyé au pied des rochers mosans, interview de l’archevêque de Malines par Léon Degrelle – que les collectionneurs et les pervers se disputaient. Cette fonction me donnait un statut d’ouvrier spécialisé,  au sein de l’immense entrepôt des Messageries de la Presse, service des invendus. Corinne, muse de l’édifice, avait le cœur égalitaire. Mon statut privilégié, loin de lui porter au sang, l’éloignait plutôt de moi. Si j’avais pris le risque de poser ma main sur elle, avec quelle joie démocratique elle m’aurait dépité. Elle savait bien, elle, que j’étais un traître : engagé à durée indéterminée, je resterais trois mois, quatre mois tout au plus, le temps de me refaire. Ensuite je quitterais les Messageries pour reprendre, de mes études chaotiques, le fil.

À force de nous mesurer du regard, sans un mot, nous usions notre résistance. Quand la rencontre s’est produite, dans toute sa crudité intime, nous n’avions plus d’armes pour lutter. La scène se passait sous les combles, elle était accroupie, les genoux écartés, et mon regard a découvert un peu de sa viande rose, juste avant le jet doré.

C’était comme ça, en 1974, la vie. Les toilettes proposées au personnel étaient innommables. Un cauchemar de flaques d’urine et de matière collée au mur. Tout être un peu délicat, même du genre rustique, refusait de s’en servir. Ceux qui n’avaient pas la capacité musculaire de se retenir jusqu’au soir, en général s’allaient soulager dans quelque recoin sombre. Ainsi peu à peu le cloaque gagnait sur l’espace vital.

Découvrir Corinne accroupie, en position de mixtion pure, à deux pas du plus rare assortiment de Patriote Illustré ou de Mercure de France, c’était la foudre. Un avatar de l’animalité, à l’intérieur du temps solide. Une seconde plus tôt, je pensais que je finirais par la prendre, debout, dans un galetas saupoudré de plâtre. Une seconde plus tard, elle était perdue pour moi  – comme gibier sexuel en tout cas.

Elle a su tout de suite que je renonçais à sa chair. Elle était rapide comme un espadon. Ainsi nous sommes devenus amis, amis intimes, inséparables mousquetaires. Dix fois par jour nous nous retrouvions, au paradis des Invendus, le cœur battant d’amitié.

Elle ne changeait rien, dans l’intervalle, à ses manières anciennes, qu’on pourrait qualifier de libertines, si on aime cette saveur acide : les litotes. Elle continuait à embrasser, au gré des heures, les petits gars du tout venant. Avec moi c’était main dans la main et fou-rire contre l’oreille. Ou bien plongée verticale dans la beauté romanesque. Je lui racontais les romans d’Alexandre Dumas, est-ce qu’on imagine ? Quand d’Artagnan disait à la reine : « Et maintenant, madame, je n’ai plus qu’un désir, c’est que la prochaine chose que vous me demanderez, ce soit ma vie », nous fondions en larmes héroïques. Ensuite nous remettions de l’ordre dans les paquets de vieux journaux qui nous servaient d’île déserte. Nous allions nous montrer au contremaître. Il n’avait pas remarqué notre absence

Cette préférence, cette complicité, me valaient, de la part de mes camarades de travail, des avanies. Ils ne savaient comment me prendre : j’étais l’amant de cœur, le mac cérébral. Quand j’en croisais un dans l’escalier, je me méfiais du croche-pied qui m’enverrait me rompre la tête. La jalousie en milieu ouvrier n’est pas une vue de l’esprit. Et Corinne avait couché avec tant de monde. Si tous ses anciens amants des Messageries s’étaient ligués contre moi ils m’auraient lynché sans peine. Je n’y tenais pas. Mon amitié pour elle avait pris dans ma vie provisoire une place énorme : mais ce n’était quand même pas Tristan et Iseult. La sirène retentissait, il était midi.

Bien entendu nous déjeunions ensemble. Par prudence je la retrouvais dans une rue voisine. Nous mourions de faim. Le froid qui régnait dans les entrepôts provoquait une inépuisable envie de nourritures solides. Les dépenses émotives plus encore. Surtout, dès qu’on mettait le pied dans la rue, les odeurs de sang frais nous piquaient les narines. Les Messageries avaient des bâtiments un peu partout dans la capitale. Mais les entrepôts destinés aux invendus étaient situés en face des Abattoirs Municipaux. Le commerce et la circulation de la viande étaient le ressort unique quartier. Presque à chaque maison, des palans hissaient au premier étage des statues de viande – moutons dépiautés jusqu’aux pattes, bœufs entiers sanguinolents, porcs ligaturés deux à deux dans leur roseur fade. Ces cadavres arrivaient à leur terme à bord d’immenses porte-manteaux à roulettes où ils étaient pendus par ordre de taille, comme les frères Dalton. Sur les trottoirs de la rue Heyvaert, aux carrefours, c’était un embouteillage de cadavres géants, cahotés par la vitesse, tournant sur eux-mêmes leur chair à vif, en projetant en cercle de fines gouttelettes comestibles.

Carnivores affolés nous marchions en direction de la viande la plus rouge.

« Le taureau d’Enghien », notre cantine habituelle, avec son enseigne dévorée par les bubons et les aphtes, ses vitrines incrustées de mouchetures, aurait fait fuir les natures sensibles. Plus encore, une fois à l’intérieur, le vacarme énorme des voix, un poisseux lichen de bière et de fumée, et la mastication d’obèses rougeauds généralement sertis dans un cache-poussière ensanglanté. La serveuse opulente nous poussait à une table, promenait pour la nettoyer une sorte de dépouille de  batracien et prenait notre commande de filet pur. Un junior, un medium ou une grosse faim ? Grosse  faim, évidemment. Et la cuisson ? Saignant.

Je la revois, Corinne, avec son visage triangulaire de séduisante fouine, attaquer l’énorme pièce de viande. Elle avait des petites dents pointues : sur l’échiquier du combat, dans la lutte entre incisives et canines, les canines avaient vaincu. Dans son assiette la viande fondait comme une fumée.

Je mâchais à toute force pour la suivre. Je n’étais que molaires, arrière-pensées. Le craquant du bœuf presque cru faisait jaillir dans ma gorge un nœud de chair, un essoufflement. Je tapais comme un sourd dans la bouteille de vin, pour faire passer. Je n’arriverais pas au terme du repas dans cette lucidité parfaite qui seule me préserve des initiatives inconsidérées.

Le service marchait bien : deux grosses serveuses platinées pour une cinquantaine d’égorgeurs, et pas un franc ne se perdait sur la distance. Ça et là un convive pétait et les serveuses étaient les premières à en rire, sans lâcher leurs assiettes. Pour souligner la finesse de la plaisanterie elles avaient toujours un mot qui partait du cœur. On était quand même surpris quand on voyait arriver sur sa table l’assiette de pâté de foie ou de cervelle meunière qui aurait dû servir d’entrée et qu’un étranglement du flux apportait en même temps que le supplément de frites. Nous faisions honneur à l’entrée. Le gras beurré du pâté et de la cervelle venait au secours de la manducation, et relançait l’appétit.

Corinne s’essuyait la bouche, prenait un peu de vin, enlevait sa chaussure, me caressait la cheville avec son petit talon rêche, cherchait son second souffle sans lâcher le ravier de mayonnaise dont elle allait napper les reliefs sanglants. Elle était belle comme un jeune monstre luisant. Je commençais à me dire que cette histoire d’amitié n’avait pas le sens commun, que si je ne la baisais pas je perdrais l’appétit. Je lui communiquais cette pensée postprandiale. Elle me tirait la langue. Une langue bien rouge, un peu chargée. Elle repiquait dans son assiette. Je m’attaquais au pâté de foie.

Tout était viande dans nos rapports. Sur le chemin du retour nous tanguions parmi les quartiers de bœuf. L’odeur du sang avait encore grandi, il devenait épicé, vinaigré, chatoyant, toxique. Corinne s’arrêtait au bord du trottoir, se courbait pour vomir, je voyais passer par sa bouche ouverte le flot bourbeux. Les morceaux de viande non mâchée, comme des grains de chapelet, échappaient au liquide, ricochaient sur le dos rond du caniveau.

Elle se redressait. Elle me regardait avec des yeux humides de nausée. Alors je perdais la tête. Je prenais mon mouchoir, j’essuyais ses lèvres avec une précision maniaque. Je me rapprochais par à-coups de l’instant du déséquilibre. Je mordais sa bouche, j’allais chercher sa langue bien au fond, elle me la donnait avec une lenteur de somnambule. Je la mangeais de tous côtés, je dévorais ses muqueuses. L’amour même devenait une hémorragie. La rue baignait dans cet aigre humus de sang.

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