Veaux, vaches, cochons, couvées

Jacques De Decker,

Chaque jour qui passe exclut une espèce animale du menu des humains. Comme si un cycle s’interrompait, qu’il était dit que désormais le vivant ne nourrirait plus le vivant, le vif ne saisirait plus le vif. Une grand-peur gagne les esprits, d’autant plus prégnante qu’elle passe par les corps, et par le mystère de leur fonctionnement interne. Mystère largement éclairci par le savoir, mais la divulgation, toujours incomplète, ne donne que davantage le vertige. La connaissance chèrement acquise révèle qu’au-delà de ce qui est su se cache ce qui reste indéfiniment à découvrir. Et c’est ainsi que le sol semble se dérober sous les pas. Comment se fier au plancher des vaches, si les vaches elles-mêmes ne sont plus fiables ?

D’autant qu’elles n’en peuvent mais, ces pauvres ruminantes. On leur a donné à mâcher ce dont elles n’ont jamais eu le goût, ce qu’elles se seraient bien gardées de happer elles-mêmes. Ah, si le vœu des fabulistes s’était réalisé, si elles avaient été douées de la parole ! À quels réquisitoires aurions-nous eu droit ! À quand un nouveau roman de renard, où se ferait le procès, avec éloquentes bêtes à la barre, de la folie et de l’hypocrisie humaines ?

Nous avons gommé le mot « adieu » de la citation qui chapeaute ce dossier. Car il ne s’agit pas seulement de la disparition des animaux dont Perrette attendait qu’ils l’enrichissent. Mais d’un adieu plus global, qui entraîne, dans la rupture d’un contrat naturel, l’effondrement de toute une culture. Et qui frappe, pour commencer, ses plus anciennes pratiques. La civilisation a commencé à se sédentariser vraiment lorsque l’élevage a permis d’échapper à l’aléatoire de la chasse. À partir de là, il était possible de jeter les bases de la société telle qu’elle n’a cessé de se sophistiquer depuis. Mais il s’agissait de ne pas rompre avec quelques principes élémentaires, de ne pas transgresser des règles inscrites dans les programmes, comme on les appelle aujourd’hui, fondamentaux de l’être.

Les associations d’idées se bousculent. Et si l’on était en train de payer une désobéissance à une loi fondatrice ? Si l’on était chassé d’un jardin dont nous avons méprisé l’exact mode d’emploi ? Si l’on était emporté dans la spirale faustienne d’un pacte insensé ? On ne peut s’empêcher de penser, une fois de plus, que les mécanismes économiques ont pu se mettre à délirer parce que l’éthique avait cessé de leur montrer la voie, d’endiguer leurs excès, de contenir leurs appétits démesurés et, on s’en aperçoit avec effarement, en fin de compte mortifères.

Est-il vraiment trop tard ? Ces gigantesques moratoires, ces massacres massifs d’innocentes créatures, dont les images, planétarisation de l’information oblige, atteignent les contrées les plus déshéritées du globe, pourraient-ils, au surplus, joindre l’inutile au navrant ? Le sujet, on le voit, porte à la méditation sur les fins dernières, a des résonances apocalyptiques. Dès que l’on dépasse les limites de l’information factuelle, sur les réglementations nationales et internationales, sur les accords et les traités, sur les rapports d’experts et les revendications professionnelles, sur les prognoses économiques et les conséquences statiques de tous ordres, on ne peut que dériver vers les hypothèses les plus inquiétantes. Ce que les médias, pourtant plus que jamais portés vers le sensationnel, se gardent cependant bien de faire. Cela signifierait-il que l’on se trouve sur un terrain particulièrement dangereux ? Qu’il y aurait consensus pour ne pas affoler les populations, pour éviter les paniques par essence irrationnelles ?

Raison de plus pour que Marginales s’empare de la question. D’autant qu’elle permet de sortir de quelques sentiers battus, et d’en explorer d’autres, rarement empruntés. La littérature entretient des relations très variables avec les diverses fonctions naturelles. Et l’alimentation, dans son enchaînement, permet d’en croiser des plus diverses. En parler, par voie de conséquence, étend le champ du dicible, comme on le verra au fil de ce sommaire, pour une bonne part centré sur des joies que les vicissitudes actuelles risquent de gravement compromettre : celles de la table.

On trouvera, au détour de ces pages, des recettes de cuisine. Elles prennent, dans ce contexte, malgré les succulences qu’elles célèbrent, une résonance tragique. Le temps risque-t-il de venir où l’on ne se régalera plus que de mots, dans la nostalgie d’un temps où la chère n’était pas triste, parce que non encore contaminée ? Cela donnera sans doute aux écrits gastronomiques leurs lettres de noblesse : ils conserveront les annales d’un âge d’or, où l’on voyait encore des délices à venir gambader dans un pré. C’était hier, c’était il y a si longtemps.

Que l’on pardonne le ton désolé de cet avant-propos. Jadis, parler de nourriture ne se concevait que dans la jubilation volontiers paillarde, dans l’allégresse partagée des festins nécessairement festifs. On en est loin, convenons-en. Et c’est peut-être la pire conséquence des cyniques calculs de rentabilité qui nous ont menés là : qu’ils risquent d’avoir empoisonné au sens propre l’une des plus élémentaires satisfactions de l’existence. Avec toutes les suites que cela implique : les nourritures terrestres ne sont-elles pas les premiers aliments des spirituelles ?

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