Même si tu ne viens pas…

Liliane Schraûwen,

Cela a commencé comme un jeu, presque un jeu de petites filles ou d’adolescentes. France et Suzanne, pourtant, n’ont plus quinze ans, ni même vingt.

– Tu devrais essayer, au moins pour voir. C’est marrant…

– Marrant ? Tu es folle ! Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de marrant là-dedans. Et puis, quand même, je n’en suis pas réduite à ça !

Suzanne s’est mise à rire.

– Je l’espère, ma belle ! Moi non plus, rassure-toi. Mais c’est rigolo, et puis parfois on rencontre des gars intéressants. Attends, je vais te montrer.

Elle s’est connectée, à introduit un code, un mot de passe…

– Voilà… nous y sommes. Tu vois, il y a une liste d’hommes, une liste de femmes. Tu peux choisir en fonction de toute une série de critères : l’âge, la profession, la ville ou la région, les centres d’intérêt, le poids, la taille, la couleur des cheveux… Certains adhérents mettent leur photo sur le site.

Tout en parlant, elle naviguait de fiche en fiche. Un certain Paul, 35 ans, souriait de toutes ses dents sur une image de vacances. Louis, 40 ans, divorcé, était en quête d’amour et de complicité. Arthur aimait le théâtre et le cinéma. Robert était un fanatique de foot… Un homme marié cherchait sans ambages l’aventure sexuelle, un veuf voulait refaire sa vie…

– Tu vois, il y a de tout. Il y a même des hommes qui se font passer pour des femmes, et inversement ; des jeunes se font passer pour des vieux… Il faut toujours un peu se méfier mais, en général, les gens sont étonnamment sincères.

France n’en revenait pas. Bien sûr, elle savait qu’il existe des sites de rencontres, comme il existe des agences matrimoniales. Mais jamais elle n’avait eu l’idée d’aller s’y promener.

– Il y a là quelque chose de… choquant. J’ai l’impression que tu fais ton marché.

– C’est un peu ça ! Et eux, les mecs, ils font pareil. Moi, je viens sur ce site pour le fun, pas vraiment pour trouver l’homme de ma vie ! Quand on échange quelques messages avec l’un ou l’autre, on se rend très vite compte de ce qu’il veut. Il y a des dragueurs et des obsédés, ici comme partout, et des paumés, des minables, des ringards. Mais il y a aussi des types bien. Je suis sortie pendant six mois avec un garçon que j’ai rencontré comme ça. Tu le connais, d’ailleurs.

– Antoine ?

– Mais oui. Tu as pu te rendre compte qu’il n’était ni fou, ni pervers, ni stupide, ni malhonnête…

 

France est seule, depuis… depuis combien de temps exactement ? Trop longtemps en tout cas. Seule, à trente-six ans. Pas d’enfant, plus d’homme. Un mariage raté, puis une longue liaison, mais il voulait rester libre, et elle, elle avait besoin de stabilité. Elle n’a plus cherché, après. La blessure était trop profonde. Jolie, cependant, et les occasions ne manquent pas. Les collègues, les amis, les amis des amies… Mais elle se tient sur la défensive. Chat échaudé, dit-on… Plus envie d’y croire, de se laisser piéger. Plus envie d’avoir mal.

De grands coups de cafard, pourtant, par moments. Elle se souvient. Quand elle avait vingt ans, elle désirait une famille, des enfants, comme tout le monde. La vie n’était pas facile, chez ses parents. Alors le premier qui a voulu, ou à peu près… Le mariage, mais pas d’enfants. Heureusement, en somme. Mais maintenant, elle regrette. À son âge… cela devient tard. Elle est seule, vide, inutile. Des aventures, de temps à autre, une nuit, une semaine, juste pour se sentir belle et désirable encore, juste pour plaire, pour sentir une peau contre la sienne. Rien de sérieux, rien de vrai.

Alors, un soir, elle s’est souvenue du site que lui a montré Suzanne. Pourquoi pas, au fond ? Parler à quelqu’un, fût-ce par écran interposé, avoir l’impression qu’un homme, quelque part, peut-être aussi triste et aussi solitaire qu’elle, a envie, lui aussi, d’un peu de dialogue et de complicité.

Elle est retournée sur le site. Elle s’est inscrite, a déposé un « profil ». Des messages lui sont parvenus. Elle-même a contacté quelques hommes. Rien de bien sérieux, mais cela fait passer le temps. Une sorte de bavardage léger, de marivaudage sans conséquence. Suzanne a raison, elle a « rencontré » — toujours virtuellement — des gens valables, des hommes intéressants : professeurs, médecins, artistes… Des dragueurs aussi, des individus grossiers et désagréables. Le même échantillonnage que dans la vie réelle, à ceci près que le contact sur Internet permet de brûler les étapes. Très vite, on parle de soi, on se livre, on va à l’essentiel. Et puis, brusquement, sans raison apparente, on disparaît. Un mot a déplu, ou les choses vont trop vite, ou l’individu se fait pressant, et on cesse de lui répondre, voilà tout.

Les soirées sont longues quand on est seule devant la télé et, mon Dieu, ce jeu en vaut bien un autre. Et puis, se dit-elle quelquefois, sait-on jamais ?

 

C’est comme ça que, un jour, il y a eu Gaby. Un prénom, d’abord, un âge. Des goûts communs. Il aimait, écrivait-il, le théâtre, le cinéma, la nature, la lecture. Comme elle. Il avait les mêmes préférences musicales et littéraires. Ce qu’il recherchait ? Rien de précis, mais pas l’aventure. Comme elle encore.

Quelques messages, puis le « chatt » en temps réel. Les phrases qui s’affichent sur l’écran et se croisent, truffées d’abréviations fantaisistes, de fautes de frappe, de « smileys » qui sont censés remplacer mimiques et intonations. Très vite, elle s’est sentie en confiance. Il était si semblable à elle, par bien des aspects, que parfois il lui semblait dialoguer avec elle-même, pressentant la réponse ou la question avant qu’elles n’apparaissent sur l’écran.

Par moments, elle avait un peu peur. Il était tellement proche. Il paraissait même savoir sur elle des choses que très peu de gens savaient. Elle s’est demandé s’il ne la connaissait pas. Un voisin, un collègue ? Suzanne peut-être qui lui faisait une plaisanterie ? Mais comment savoir qui se cache derrière le « France » qui lui sert de pseudo ? Elle aurait dû choisir autre chose, mais son prénom, elle l’aime. D’ailleurs, qui pourrait imaginer qu’elle s’est inscrite sur ce site ? Elle n’a donné aucun détail privé qui permette de la reconnaître. Non, simple hasard, coïncidence, proximité étonnante, sixième sens, affinités, tout simplement, affinités troublantes…

Quand elle rentrait, après le travail, son premier geste était d’allumer l’ordinateur. Plusieurs messages l’attendaient, amicaux, tendres parfois. « J’espère que ta journée s’est bien passée ? Je pense à toi. » — « Pas trop de boulot aujourd’hui ? Tu me raconteras cela ce soir… » — « J’ai lu tout à l’heure un article dont il faut que je te parle, je suis certain qu’il t’intéressera »… Quand elle restait deux ou trois jours sans se connecter, elle en trouvait une dizaine, inquiets, pressants. « Pas de nouvelles de toi depuis deux jours, je m’inquiète un peu, tu vas bien ? » — « Que se passe-t-il, petite France ? Nos conversations me manquent… »

Elle s’est mise à attendre ces rendez-vous quotidiens. Pas vraiment des rendez-vous d’ailleurs, car il était toujours derrière son écran. Quelle que fût l’heure à laquelle elle se connectait, il était là, comme s’il ne faisait rien d’autre que de l’attendre. Tôt le matin, au cœur de la nuit, l’après-midi… Chaque fois il répondait dans l’instant. Elle l’a questionné. Que faisait-il dans la vie ? Comment pouvait-il être aussi disponible, aussi présent ? Il ne répondait jamais aux questions trop précises, s’en tirait par un jeu de mots, une boutade, une autre question. Elle n’a pas insisté.

Au bout d’un temps, ils ont échangé des photos. Étrangement, il n’a fait aucun commentaire, pas le moindre de ces petits compliments convenus que les hommes adressent aux femmes qui ne sont pas trop laides. Elle n’a rien dit non plus. Était-il beau ou séduisant ? Difficile à dire. Familier, plutôt. Encore une fois, l’impression de le connaître, de le reconnaître.

Elle qui s’était bien juré de ne jamais rencontrer physiquement ceux avec qui elle bavardait sur le Net, de ne jamais leur dire qui elle était vraiment, s’est mise à avoir envie, de plus en plus, de le voir. Lui par contre, à la différence de tous les autres, ne semblait pas souhaiter de vraie confrontation. Aucune invitation, aucune demande. Elle a commencé à se poser des questions. Peut-être n’était-il pas l’homme de la photo ? Peut-être avait-il quelque chose à cacher, un handicap physique, une tare rédhibitoire ? Peut-être était-il interné, dans un institut psychiatrique, un hôpital, en prison ? Cela expliquerait es réticences à parler de lui et sa présence quasi permanente. Alors elle lui a donné son numéro de téléphone et, comme elle l’avait espéré, il a fait de même. Elle a attendu quelques jours puis, comme il n’appelait pas, c’est elle qui a formé son numéro.

Il a décroché aussitôt, dès la première sonnerie. Elle a prononcé son nom, et il a su que c’était elle, tout de suite, comme s’il l’attendait, comme s’il avait reconnu sa voix que pourtant il n’avait jamais entendue.

– France, c’est toi ? Je suis content de t’entendre…

Ils ont parlé, de tout et de rien. Il l’a fait rire. Sa voix était chaude, calme, posée. Rieuse souvent. Encore une fois, familière. Semblable à lui-même, il l’a questionnée, comme s’il voulait tout connaître d’elle ; comme sur le Net, elle a eu l’impression qu’il savait déjà ce qu’elle s’apprêtait à lui dire.Très vite, l’habitude a été prise. Elle trouvait des petits messages sur son téléphone portable et, le soir, de longues conversations se tissaient entre eux, qui duraient plusieurs heures parfois, entrecoupées de silences complices et de rires.

Elle a eu envie, de plus en plus, de le voir, de le rencontrer. Tout ce qu’elle savait de lui, ce qu’il lui écrivait, ce qu’il lui disait, sa manière de penser et d’envisager la vie, son humour, ses centres d’intérêt, tout cela était tellement proche de ce qu’elle-même pensait et ressentait… Si quelqu’un était « fait pour elle », se disait-elle, c’était lui, sans aucun doute. Bien sûr, encore fallait-il que le courant passe, physiquement. Pour cela, il fallait qu’ils se voient.

Elle lui tendit quelques perches qu’il sembla ne pas remarquer. Elle percevait chez lui une étrange réticence. Comme une peur. La peur d’entrer dans la vraie vie, peut-être. Il y a des gens, paraît-il, qui ne sont plus capables d’affronter la réalité. Le cybermonde est tellement plus beau et plus facile… Peut-être, se dit-elle, a-t-il un problème psychologique. La peur de la réalité, la peur de l’autre ?

Elle se fit alors plus précise, plus pressante.

– Depuis le temps… Ne crois-tu pas que nous pourrions maintenant nous voir, aller prendre un café ensemble par exemple ?

Avant même qu’il répondît, elle savait ce qu’il dirait, et avec quelle intonation, comme si les mots avaient résonné en elle avant de passer dans la voix qu’elle connaissait si bien.

– Tu y tiens vraiment ? Tu n’aimes pas le genre de rapports que nous avons établis ?

Elle se tut un moment, se retint de soupirer pendant que lui, de l’autre côté, soupirait pour de vrai.

– Nous nous entendons si bien, du moins j’en ai l’impression. Nous sommes exactement…

– … sur la même longueur d’onde, oui, je sais.

Comme souvent, comme de plus en plus souvent, il avait terminé la phrase qu’elle avait commencée. Presque toutes leurs conversations, téléphoniques ou « virtuelles », se passaient ainsi maintenant. À tel point que, lorsqu’ils se quittaient, elle ne savait plus lequel des deux avait dit telle ou telle phrase, avait parlé de tel ou tel sujet.

– Tu ne crois pas que nous pourrions… Je me sens si…

– … proche, oui, moi aussi, si proche…

– … que ce serait bien de vérifier.

Il y eut un long silence, qui ne la surprit pas. Quand il parla de nouveau, elle savait ce qu’il allait dire.

– Je vais y réfléchir. Je te dirai… Il y a un risque, tu le sais…

– Je le sais, mais je voudrais tellement…

– … vérifier si j’existe vraiment, n’est-ce pas ?

Elle se mit à rire. C’était l’une de leurs plaisanteries favorites. Si proches, oui, si incroyablement semblables, avec les mêmes phrases, aux mêmes moments, et tant de connaissances sur l’autre, sur ses émotions, sa manière de réagir… Souvent elle lui avait dit cela : « Est-ce que tu existes vraiment ou est-ce que je t’ai inventé ? » C’était une boutade qui les amusait tous les deux mais une telle connivence, une telle complicité les unissait ! « Peut-être sommes-nous jumeaux » répondait-il, et elle : « Ou bien nous nous sommes connus dans une vie antérieure, qui sait, nous avons été frère et sœur, père et fille, amants ? »

En riant, il lui avait fait remarquer que leurs prénoms étaient complémentaires et presque semblables. Gabrielle était le deuxième prénom de France, en souvenir d’une aïeule inconnue, et lui, Gaby, s’appelait aussi François. Même leurs dates de naissance : l’un était né le 3 décembre, l’autre le 12 mars : Trois du douze et douze du trois, la même année et dans la même clinique…

 

Pour la première fois, plusieurs jours se passèrent, sans aucun contact. Plus de message sur le Net. Plus d’appels téléphoniques. Alors c’est elle qui appela, mais la sonnerie, là-bas, résonnait dans le vide. Elle fit une recherche afin de trouver à qui appartenait ce numéro qu’elle connaissait par cœur, mais sans succès. Elle s’aperçut qu’elle ne savait rien de lui, que ce qu’il avait bien voulu lui dire. Pas même un patronyme, une adresse, un nom de ville ou de village. Alors que lui savait tout, vraiment tout, à son sujet.

Le silence s’épaississait. Elle lui écrivit des dizaines de messages de plus en plus inquiets, de plus en plus tristes, de plus en plus furieux aussi. S’était-il moqué d’elle, depuis le début ? Elle n’arrivait pas à le croire. Oui si elle avait vu juste, s’il était vraiment handicapé, malade, enfermé peut-être ? Pourquoi ne le lui avouait-il pas ? À ce stade, elle aurait compris, accepté.

Enfin, après une dizaine de jours, elle trouva le message qu’elle n’espérait plus.

« Petite France curieuse et téméraire, moi aussi j’ai tellement envie de te voir, si tu savais, et bien plus que de te voir. Je voudrais te toucher, te caresser, me mélanger à toi comme déjà nos mots et nos pensées se mélangent. Me fondre en toi, petite sœur si proche, réunir enfin les deux moitiés d’orange, m’unir totalement à mon semblable le plus parfait. L’unité retrouvée. Mais contrairement à toi, je sais que c’est dangereux. Dangereux et peut-être impossible. Souviens-toi… Si je n’existais pas, si tu m’avais seulement inventé, tu te rappelles ? Ou si toi, tu n’existais pas, fantôme né de mes désirs les plus secrets ? Et même si nous sommes bien vrais tous les deux, bien vivants, ne crains-tu pas que la réalité, d’une certaine manière, détruise notre entente et notre unité ? Tant de choses, France-Gabrielle, peuvent arriver désormais, tant de choses… Le Gabriel-François que tu connais et que tu aimes, est-ce que… est-ce que… ? Tu peux m’appeler, tu peux m’écrire via le Net, comme au début ; tu peux aussi ne plus me faire signe, jamais. Nous sommes l’un à l’autre pour toujours, quoi qu’il advienne. L’un à l’autre, et l’un dans l’autre. »

 

Pour la première fois, elle ne comprit pas. Pourtant, les mots qu’elle déchiffrait sur l’écran, elle avait l’impression de les sentir naître en elle avant même que de les lire. Mais il y avait quelque chose entre eux, comme une peur, elle le sentait. Quelle peur, et de quoi ? Ou de qui ?

C’est vrai, se dit-elle, qu’une telle harmonie, cela peut paraître magique. Peut-être qu’il a des tics que je ne supporterai pas, peut-être que quelque chose chez moi le rebutera aussi, et c’en sera fini de ce petit miracle qui m’aide à vivre. Mais peut-être aussi que tout sera parfait, au contraire. S’il existe, cet homme que j’ai tellement attendu jadis… il faut que je m’en assure. Moi, j’y crois. Je crois que c’est lui, et que nous allons nous reconnaître. Nous trouver, enfin. Nous retrouver.

Il y eut encore bien des hésitations, bien des atermoiements. Certaine désormais que la rencontre aurait lieu, elle ne le pressait plus, se montrait douce et patiente, sans insistance. Laissait le désir grandir, jusqu’au moment où l’attirance serait la plus forte.

« Je sais que tu es libre ce dimanche. Je le suis aussi. Nous pourrions nous retrouver dans un établissement sympa que je connais, vers seize heures, qu’en penses-tu ? Il n’y a pas grand-monde à cette heure-là, nous serons tranquilles. »

Bien sûr, elle dit oui. Il lui indiqua l’adresse, promit de l’attendre tout l’après-midi et même toute la soirée si nécessaire.

« J’emmènerai mon téléphone portable, prends aussi le tien, ainsi pourrons-nous communiquer si l’un de nous connaît un empêchement de dernière minute. »

Elle était d’accord. Il n’y aurait pas d’empêchement. Depuis le temps qu’elle attendait cela !

« Je t’attendrai, comme je t’attends depuis toujours. Même si tu ne viens pas, je continuerai de t’attendre. Je ne t’en voudrai pas si tu changes d’avis, si tu disparais de mon univers aussi brusquement que tu y es entrée. Je te l’ai dit, nous sommes l’un à l’autre pour toujours, quoi qu’il arrive. Mais réfléchis bien, je t’en prie. Il y a des risques, tant de risques. J’ai peur de te perdre, je ne pourrais le supporter. »

Un second message s’afficha, avant qu’elle ait eu le temps de répondre au premier.

« Je ne t’appellerai plus avant dimanche, je ne t’écrirai plus. Je te demande de faire pareil. Un peu de vide entre nous, comme de l’eau, comme du sable, puis l’instant de vérité. Attends… Il y a autre chose. Je crois que je dois te le dire maintenant, avant ce silence que je te demande, avant le saut dans l’inconnu : je t’aime, petite sœur perdue et bientôt retrouvée. Je t’aime. Tu m’aimes aussi, je le sais. Ne me dis rien, avant que nous prenions chair l’un et l’autre, l’un pour l’autre… ».

 

Un dimanche printanier, presque l’été déjà. Elle se pare longuement, le cœur battant. Choisit ses vêtements, son parfum, en fonction des goûts de Gaby, qu’elle connaît si bien.

Puis vient le moment de la rencontre. Arrivée en avance, elle s’installe dans un coin, entre une fenêtre et un grand miroir ancien. Ainsi pourra-t-elle le voir arriver. Elle commande un thé, attend. Une horloge bat sourdement, sur le mur, en face d’elle. Le temps coule lentement. Enfin, il est seize heures. À chaque mouvement dans la rue ou dans le café, elle sursaute. Seize heures un quart, seize heures trente… Personne. Pas d’appel non plus. Qu’a-t-il pu se passer ? Une peur ultime, au dernier moment, une dérobade encore ? Ou alors un accident ? Un embouteillage peut-être, une obligation imprévue, une visite… Mais pourquoi n’appelle-t-il pas pour la prévenir, pour s’excuser ?

Ou bien il lui impose une sorte d’épreuve ? Elle se souvient de son message : « Même si tu ne viens pas, je continuerai de t’attendre ».

À seize heures trente-cinq, elle n’y tient plus, forme son numéro. Quelques sonneries puis une voix froide et anonyme : « Le numéro que vous avez composé n’et pas attribué ». Elle a dû se tromper, recommence, lentement. Même message. Prise de panique, elle l’appelle chez lui, au numéro fixe. Même message encore.

 

« Même si tu ne viens pas, je continuerai de t’attendre ». Elle est restée là, longtemps. Jusqu’à la nuit. Dans le café, l’ombre s’installait comme un brouillard monte du sol. Elle y était seule. De temps à autre, la patronne s’approchait de sa table, l’air interrogateur. Elle commandait un nouveau thé, continuait de regarder la nuit, au-dehors, même plus inquiète, résignée déjà, comme si elle savait, comme si elle avait toujours su.

Deux ou trois fois, son regard a croisé celui de la femme qui la regardait, dans le miroir, et qui lui ressemblait. Elle reconnaissait son visage, ses cheveux mi-longs qui lui tombaient sur les épaules, le foulard bleu qu’elle avait noué autour de son cou, et puis ses yeux, agrandis, verts comme ceux de Gaby sur la photo qu’il lui a envoyée. Elle se souvient, elle s’est amusée de l’étrange ressemblance entre eux, les regard, mais aussi la forme du visage, le dessin des lèvres, et cette sorte de fossette au coin du sourire.

Finalement, elle a payé, s’est levée pour sortir. Un dernier coup d’oeil au miroir, machinal. C’est alors qu’elle le voit, dans l’ombre, derrière son reflet à elle, silhouette un peu floue, visage à peine éclairé. Comme s’il était là depuis toujours, depuis le début, à l’attendre.

– Gaby ?

Elle se retourne, regarde la salle, autour d’elle. Rien. Personne. Même la patronne a disparu quelque part dans les entrailles de la maison.

Le miroir, encore une fois. Il est toujours là, exactement comme sur la photo, avec ce demi-sourire qu’elle aime. Elle le fixe intensément, silencieuse, sans même essayer de comprendre. Il est là, et cependant elle est seule. Il est là, dans le miroir, qui lui sourit avec la douceur dont si souvent elle a rêvé et une légère ironie dans le regard, mêlée de tristesse. Debout, immobile, elle ne le quitte pas des yeux. Alors elle le voit s’avancer lentement vers elle, ou vers son reflet immobile. Jusqu’à ne plus faire qu’un avec la silhouette blonde. Les deux visages un instant se superposent, même regard, même sourire, puis il n’y a plus rien qu’elle qui la regarde, avec une expression d’angoisse et de profonde sérénité en même temps.

– Nous avions raison, murmure-t-elle. Tu n’existes pas. Pas ici. Mais tu es en moi maintenant. Nous sommes l’un à l’autre pour toujours, et jamais tu ne me perdras. L’un à l’autre, et l’un dans l’autre aussi.

Elle fait un pas vers le grand miroir, un autre encore. Tend la main vers la surface lisse, vers le double regard et le double sourire qui l’attendent. France et Gaby. Gabrielle et François. L’eau du miroir tremble un peu comme la surface d’un étang immobile au plus secret d’une forêt, en automne, puis se fige sur le reflet d’un café noyé d’ombre et vide, désespérément vide.

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