La voix d’un ange

Michel Lambert,

Ils venaient de quitter leur chambre habituelle, au deuxième étage, la plus spacieuse, la plus chère aussi, celle que Paola préférait, avec les statuettes kitsch, les grands miroirs et la cabine de douche, et se dirigeaient vers l’escalier lorsque leur parvint un bruit dont l’origine ne laissait aucun doute.

Il provenait de la chambre 9.

Là, derrière la porte, une femme gémissait.

Instinctivement, Paola et Willy ralentirent le pas. Ils se concertèrent du regard. Paola paraissait embarrassée, un rien contrariée. Willy lui sourit. Après un moment d’hésitation, elle s’éloigna mais lui ne put s’empêcher de rester quelques instants encore, l’oreille tendue vers la porte. Les soupirs, les plaintes et les menus cris composaient une musique très douce, une sorte de mélopée issue du ventre de la terre, comme le premier chant du monde.

Il en fut bouleversé.

À chaque palier de la cage d’escalier, juchée sur le couronnement de la rampe, une petite négresse automate émettait un rire quand on passait devant elle. Le rire avait résonné à deux reprises déjà, signe que Paola achevait sa descente.

Willy s’arracha à son enchantement et s’engagea à son tour dans l’escalier.

Paola l’attendait dans le vestibule.

Derrière son comptoir, la patronne caressait un gros chat roux. Elle redressa la tête et leur souhaita un bon après-midi.

— Il ne le sera jamais autant que l’heure passée chez vous, lui lança Willy sur un ton euphorique tout en guettant la réaction de Paola qui fit mine de prendre la fuite.

Dehors, il faisait étouffant. L’air portait une moiteur électrique annonciatrice d’orage. Paola et Willy scrutèrent le ciel. Bleu pâle avec des nuages gonflés de soleil. Ils remontèrent la rue en silence, dépassèrent l’école d’hôtellerie et débouchèrent sur la place Victor Hugo.

Les terrasses étaient quasi combles, peuplées pour la plupart d’employés en heure de table. À quelques pas de la fontaine, une équipe de photographes installait décors et équipements. Plus loin, des voyageurs se pressaient en direction de la gare de l’Europe, d’où Willy avait débouché deux heures plus tôt.

Ils s’assirent à l’une des terrasses en enfilade, sous un parasol Orangina. Ils commandèrent deux cafés. Willy aurait voulu parler à Paola de ce qu’il avait ressenti devant la chambre 9, mais il préféra prendre la tangente.

— La clientèle s’élargit, dit-il d’une voix enjouée. Tu te souviens ?

Au début, comme ils ne croisaient jamais personne, Willy avait

suggéré sur le ton de la boutade qu’ils étaient les seuls clients de l’hôtel, qu’à eux deux ils faisaient vivre la patronne et sa famille. Au début, c’est-à-dire quelques mois auparavant, à l’époque où Enzo, le fils de Paola, en rupture d’études, était revenu s’installer chez sa mère et qu’il ne leur était plus possible de se rencontrer là-bas.

Paola ne répondit pas.

Depuis le départ de l’hôtel, elle paraissait soucieuse. Willy avait l’impression que, pour ne pas être dérangée dans ses réflexions, elle feignait d’observer l’équipe des photographes. Il porta son attention dans la même direction. Les décorateurs tapissaient le sol de neige artificielle, cependant que des maquilleuses s’affairaient autour des modèles revêtus de manteaux d’hiver.

D’une terrasse à l’autre, les conversations formaient une rumeur légère et zigzagante.

— À quoi penses-tu ? demanda Willy en suivant des yeux un groupe de flâneurs.

— À Enzo.

Il s’en serait douté. Paola s’inquiétait beaucoup pour son fils, jeune homme que Willy avait d’emblée trouvé sympathique, bien qu’il ne l’eût jamais rencontré. Elle l’élevait seule. À qui pouvait-elle faire part de ses appréhensions, sinon à lui ?

Il l’interrogea du regard.

La mine tracassée, elle sortit un comprimé rose de son sac et le lui tendit.

Willy l’examina attentivement, fit une moue dubitative, acheva son café puis repoussa sa chaise.

— Où vas-tu ?

Doigt pointé, il désigna la croix verte de l’autre côté de la place.

À son retour, il lança à Paola sur un ton triomphant :

— Ni amphét ni ecstasy. Un antidouleur léger. Qu’allais-tu encore imaginer !

Elle poussa un soupir de soulagement, ses yeux lui lancèrent de petits éclairs de tendresse et de gratitude. Ses traits étaient fins, distingués, c’était en partie pour cela qu’elle lui plaisait. Maintenant que plus aucun souci n’obscurcissait son regard, Willy la trouva encore plus belle que d’habitude. Plus belle et plus jeune, tellement plus jeune que lui.

Cependant, il ne put s’empêcher de remarquer :

— Tu ne devrais pas fouiller dans ses affaires.

— Pourquoi prends-tu toujours sa défense ! s’insurgea-t-elle apparemment moins fâchée qu’amusée.

— Il me ressemble, répondit Willy.

Il y eut un silence.

Willy songea aux clés de la maison de Paola. Elle les lui avait remis pour qu’il se sente plus à l’aise et dans l’espoir qu’une nuit il lui fasse la surprise de la rejoindre, mais ce n’était jamais arrivé.

À présent, ces clés, ne devrait-il pas les rendre ?

— Tu es une excellente mère, dit-il.

Les prunelles de Paola brillèrent plus intensément et ses lèvres s’écartèrent de façon imperceptible.

Il lui caressa la joue.

C’était dans de tels moments, quand elle s’abandonnait, qu’il éprouvait pour elle un sentiment indestructible d’amour et de désespoir mêlés.

Il se remémora leur première rencontre. Elle lui avait parlé de sa solitude, comparant sa vie à une avenue sans fin où, de quelque côté qu’on se tourne, en avant, en arrière, à gauche, à droite, c’était toujours le même ennui qui se profilait.

Cette confidence l’avait ému, mais maintenant qu’il y repensait, Willy ne pouvait s’empêcher de se demander si elle l’aimait vraiment ou s’il n’était là que pour combler un vide, la distraire de temps en temps, au même titre que le théâtre dont elle était si friande, ses soirées jazz ou ses cours à l’académie.

Peut-être, se dit-il amèrement, ne suis-je qu’un abonnement parmi d’autres qu’elle jettera une fois la saison terminée ? Non, ce qu’elle voudrait, c’est que je sois tous les abonnements à la fois. Mais ça, bien sûr…

Mélancolique, il parcourut la place du regard. Les modèles avaient pris la pose sur la neige, stoïques et souriants dans leurs manteaux d’hiver. Une soufflerie, dissimulée dans une colonne de carton, faisait voltiger des flocons au-dessus d’eux.

Insolite cette neige, alors qu’il faisait si chaud et que l’orage guettait. Le ciel pâlissait de plus en plus. Au loin étaient apparus des nuages d’un gris pâteux.

Willy ressentit une impression étrange entre les jambes, comme s’il éprouvait la douleur de l’amour fantôme. Un instant, il revit le corps de Paola, il eut sous la main sa peau blanche et soyeuse, sous la langue son sexe surmonté d’une toison curieusement lisse, rasée en rectangle.

Il se tourna vers elle.

— Ça t’a plu ?

— Énormément. Rien que du bonheur.

— Quoi ?

— Tu sais bien, dit-il en riant.

— Énormément. Rien que du bonheur.

Elle lui sourit puis ajouta :

— Pourquoi ne se voit-on pas plus souvent ?

À son ton, à ses traits soudain vieillis, Willy sut que c’était la première banderille. Les autres suivraient. Il haussa les épaules.

— Tu le sais bien.

Paola contrefit sa voix, prit son visage entre ses mains.

— Pauvre petite Cosette toujours toute seule, pleurnicha-t-elle.

C’était drôle, touchant, mais déjà elle lui lançait :

— À cause de l’autre ! La préférée ! Qu’est-ce que tu dois lui faire à celle-là !

— Ne parle pas d’elle comme ça ! Pas sur ce ton méprisant.

Il fit un geste de découragement. Dans sa tête, la trahison n’était pas de tromper, mais de laisser insulter l’absente. Combien de fois ne le lui avait-il pas expliqué ?

La luminosité avait baissé. L’air se faisait rare. Willy éprouva du mal à respirer. Toutes ces chamailleries le fatiguaient, il se sentait vieux, usé. Il consulta discrètement sa montre. Son train était parti.

— Je t’aime, déclara Paola. Mais toi, tu ne m’aimes pas !

D’un mouvement brusque, Willy se leva, entra dans le café où des copeaux épongeaient le vin échappé d’une bouteille brisée. Il descendit aux toilettes. Là, se rafraîchissant le visage, il repensa à la chambre 9 et lui vint à l’esprit qu’il n’avait perçu ni souffle ni râle, aucun halètement masculin déposé sur la musique de la femme.

Comme c’était étrange.

Quand il revint sur la terrasse, il y pensait encore. Un vent léger s’était levé.

Paola n’avait pas désarmé :

— Évidemment, elle est parfaite ta femme. Elle a toutes les qualités, tandis que moi…

— Je t’en prie, murmura Willy en se rasseyant. Pourquoi toujours tout gâcher ?

Les traits de Paola se durcirent.

— C’est le rôle des maîtresses, mon cher. Si tu avais du panache…

— Si j’avais du panache ?

— Regarde cette neige artificielle. Tu m’offrirais quelque chose dans le genre. Ça aurait tout de même plus d’allure que…

Willy serra les dents et renversa la tête en arrière. À présent, on aurait dit qu’il y avait deux ciels. Un ciel blanchâtre, immobile, pareil à une mince toile de fond, et un autre, épais, lourd, chargé de menaces, qui glissait sur le premier, poussé par le vent.

— Mon fils ne te ressemble pas, poursuivit Paola. Je ne le supporterais pas.

La main de Willy serra dans sa poche les clés que depuis un moment il était tenté de lancer sur la table.

Le vent fit s’envoler un journal à une table voisine. Des promeneurs hâtaient le pas, scrutant le ciel avec inquiétude. Les premières gouttes de pluie firent leur apparition.

— Ça te gêne ? demanda soudain Paola d’une voix radoucie, presque pitoyable, en approchant son visage du sien.

— Quoi ?

— Que je ne braille pas comme cette femme.

— Quelle femme ?

— À l’hôtel.

— Elle ne braillait pas, dit Willy avec tristesse. Elle chantait. On dit que les anges ont cette voix-là.

De petites larmes s’accrochèrent vaillamment aux paupières de Paola. Il lui prit la main, la porta à ses lèvres. À chaque dispute, elle lui balançait des choses désagréables. Homme sans parole, sans classe, sans projet, sans panache… Aucune importance. C’étaient des horreurs prononcées par amour, sous le coup de l’humiliation d’être toujours la deuxième. Il savait, lui, que son cœur n’était dur qu’en apparence, qu’après tout elle ne faisait que réclamer son dû.

Paola sortit un Kleenex de son sac, elle essuya ses yeux, se moucha, déclara avec un pauvre sourire :

— Je te demande pardon. Ça m’a tué, cette histoire avec Enzo.

Il la regarda fixement.

Après un temps, elle reprit :

— Je ne peux pas vivre avec toi, mais je ne peux pas vivre sans toi.

Et elle émit un petit rire sans joie.

Willy aurait voulu lui demander pardon à son tour. Et lui dire que lui non plus ne pouvait pas vivre sans elle, mais aucun son ne parvint à sortir de sa bouche.

Depuis un moment, la pluie avait redoublé. Brusquement le tonnerre résonna dans un grand fracas au-dessus d’eux. Paola eut un haut-le-corps. Toujours silencieux, Willy songea que le ciel hurlait à sa place, qu’à sa place il exprimait son désespoir et une ferveur éperdue pour Paola, de la même manière que, toute sa vie, il se souviendrait de la merveilleuse musique de la chambre 9 comme issue des entrailles de son amie – du moins aurait-ce pu être le cas s’ils n’avaient dû sans cesse se cacher et se taire.

En quelques minutes, l’orage plia bagage. La pluie cessa comme elle était venue. Paola et Willy firent quelques pas en silence sur la place parsemée de flaques. Chacun était en retard. Ils s’embrassèrent à la va-vite. Comme Paola s’éloignait, Willy sentit sa gorge se nouer à l’idée qu’il la voyait peut-être pour la dernière fois. Machinalement, il tâta sa poche pour s’assurer que les clés étaient toujours à leur place.

— Ne t’en fais pas pour Enzo, cria-t-il.

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