Dehors, il y eut une bourrasque et dans la maison, une crainte. Debout dans la pénombre, nous écoutions la pluie qui tombait en rafales, se mélangeant au bruit des autres qui partaient. Il était tard. Nous nous approchâmes du feu, allongeant nos mains vers les flammes pour les réchauffer, en respirant profondément. Nous ne parlions pas. Nous connaissions chacun des gestes et des mots qui nous avaient amenés là, lui et moi, en plein déchaînement des choses et rien de ce que nous fûmes n’était, en ce temps-là, dicible.

Nous avions marché tout le jour, le long de la mer grise, scrutant le ciel sombre, sous les nuages bas. Ensemble, nous avions arpenté les plages, affronté les brises, glissé sur les agglomérats d’algues gisantes, écrasé en vain des amas de coquillages sous nos pas, à la recherche de leurs traces. Contre le vent, nous avions passé nos doigts gantés dans nos cheveux hirsutes, plissé nos yeux pour voir au loin, croisé sur nos poitrines des vestes détrempées, enfouis une partie de nos visages refroidis sous nos épais cols déroulés.

Un moment, nous nous étions tenus immobiles dans l’endroit creux des jeux, et nous avions senti monter la mer, imprudemment, le long de nos jambes bottées. Dans cette flaque d’eau salée, derrière la dune, alors que nous tremblions sur nos membres immergés, bandant nos muscles dans un mouvement de résistance, nous nous étions entendus rire doucement, avant de nous laisser aller plus franchement à la détente cérébrale. Revenant au sec, lorsque nous avions repris notre course, les yeux brillants de cette brève hilarité, il y avait eu une accélération visible de notre marche, un enthousiasme neuf de nos mouvements, un écartement de nos empreintes respectives sur le sable.

Des heures durant, nous avions continué d’avancer, allant à eux, comme nous aurions voulu qu’ils vinssent à nous, évoluant sur l’immense étendue en nous tournant sans cesse sur nous-mêmes, faisant des visières de nos mains pour élargir au mieux notre champ de vision. Au début, nous avions observé les lieux automatiquement, avec l’assurance que nous prodiguait la confiance, mais au fur et à mesure que défilaient les heures, nous l’avions fait avec davantage d’insistance, craignant de ne pas les revoir avant que ne tombe le soir. Lorsque l’assombrissement progressif du ciel devint une réalité, nous avions marqué un temps d’arrêt et senti l’angoisse nous étreindre une nouvelle fois. Nous avions alors joint les appels à la marche sans qu’il y en eût véritablement de conséquence, puisque, nos hurlements se dissipant dans le vent, nous devînmes presque immédiatement aphones.

Évidemment, il nous était arrivé de regarder se déchaîner la mer, de fouler l’écume, d’observer l’horizon sous le rapide défilement des masses nuageuses, à la recherche d’une forme humaine au sein des flots. Il nous arriva d’envisager le pire, de les imaginer inertes, entre deux eaux, comme des âmes oubliées, éventuellement perceptibles d’une mouette. Mais ces pensées de mort s’évaporaient en un instant et nous détournant de l’océan, nous nous retournions chaque fois vers le sable.

Peu avant la fin du jour, nous avions grimpé une dernière fois sur la dune, dans une ultime tentative de visibilité, juste avant que la plage ne fût prise sous les eaux de la marée montante. Dressés tous deux sur son sommet, nous avions assisté à l’envahissement gris, puis nous avions quitté le sable et rebroussé chemin, en empruntant le sentier bas qui conduit de la plage au village. Nous y avions marché d’un pas lourd sur les dalles mouillées et lorsque nous avions senti, se rajoutant à la fatigue, le découragement nous saisir, nous étions chacun venus, naturellement, chercher la main de l’autre dans la nuit.

Plus tard, nous étions arrivés, par la drève, à la maison et nous avions vu qu’un attroupement s’était créé devant la porte, sous les pins. Nous approchant encore, nous avions reconnu les voix des enfants parmi les bavardages et nous avions couru, une dernière fois, pour les rejoindre. Il y eut des cris et des hourras dans l’assemblée lorsque nous arrivâmes et les petits, ouvrant les bras, faisaient, en même temps que nous, des bonds de joie. Quelques larmes dégoulinèrent sur leurs joues rouges et rebondies, puis des sourires radieux vinrent, entre deux pleurs, étirer leurs lèvres gercées.

À l’étage, on fit couler des bains et il y eut de joyeuses cavalcades dans les escaliers, pendant que nous apportâmes du bois. Ensuite, il n’y eut plus qu’à bercer les enfants, qu’à remettre au lendemain l’évocation des grands dangers des jeux de plage en laissant la porte ouverte et la lumière dans le couloir. Il n’y eut plus qu’à faire du feu dans la large cheminée de la pièce lambrissée, en écoutant battre la pluie sur les carreaux et les pas dans la maison vibrante de retrouvailles. Il n’y eut plus qu’à rester là, dans l’isolement de ce halo doré, en réchauffant silencieusement nos mains, les yeux fermés.

J’aurais voulu devenir lui, à cet instant de notre vie. J’aurais voulu avoir ce visage mûr, ce regard sûr, être celui qui déciderait, celui qui resterait. Mais sur l’épais coussin où je laissai tomber la tête avant de m’endormir, il disposa des grains de sable juste avant de partir, humide petit mont de souvenirs, à mettre en médaillon, pour les jours à venir.

Il y eut un resserrement des liens, comme une prise de conscience collective de la famille, une nouvelle cohésion et la vie reprit son cours sans qu’aucun des enfants ne me parût traumatisé. Il semble que ce fut en moi qu’advinssent, dans le courant des semaines qui suivirent, les plus grandes transformations et que j’eus bien du mal à trouver mes repères après les événements qui survinrent en hiver, alors que je venais d’avoir seize ans. Il y eût des moments de misère qui succédèrent à ces instants de joie, de larges zones d’inertie qui remplacèrent nos courses folles dans le froid. Longtemps avant que ne s’annonce le printemps, il avait envahi mes songes et j’eus à affronter le doute, lorsqu’à plusieurs reprises, il menaça de son emprise mon esprit.

Sur la plage, les activités étaient de plus en plus nombreuses et il y eut beaucoup d’autres déboires, pendant ces années-là, où les enfants grandirent. Il y eut bien d’autres jeux inventés sur le sable qui nous firent encore frémir, et bien d’autres jours passés à les chercher, tous ensemble, le long des dunes et dans le petit bois où ils prirent l’habitude d’aller camper. Jamais, cependant, nous ne retrouvâmes ni l’entrain, ni la ferveur de ce jour d’autrefois. L’été amenait des flots de gens qui prenaient possession des lieux, pourvus d’un matériel toujours plus important. L’hiver, le rythme était plus lent et les gens, moins nombreux, étaient davantage disciplinés. Quelques-uns arrivaient avec des chiens, interdits l’été, d’autres avec des chevaux qui galopaient sur le sable, dégageant une puissance magnifique exaltée par l’iode.

Le matin, j’avais appris à regarder le ciel, le plus loin possible, au-dessus de la mer. Souvent, il m’arrivait d’aller courir sur la plage, dans le vent, brisant les vagues hautes de mes bottes ensablées, soulevant, dès les beaux jours, des nuées d’oiseaux blancs revenus des antipodes. Je rentrais étourdie de ces marches vivifiantes, ces plongées solitaires au milieu des embruns provoquant, curieusement, en moi, des réactions fictives de bonheur.

C’est l’un de ces jours-là que je le vis enfin venir. Il marchait sur le sable, dans le brouillard, riant déjà de ma surprise alors qu’il n’était encore qu’une confuse forme lointaine. Sous ma veste, je sentis de la chaleur alors même qu’un peu de sable dans les yeux, me fit cligner plus longuement que d’habitude. Je m’arrêtai, ivre, debout dans les vagues puissantes et bruyantes, les oreilles pleines de rire, sur la plage d’autrefois. J’attendis qu’il vienne à moi. J’attendis qu’il arrive pour me prendre, comme il l’avait laissé entendre, ce soir-là, au coin du feu où nous fûmes, lui et moi. Je l’attendis pour le surprendre, maintenant que j’étais grande.

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