Les nouvelles aventures d’Adolphe-Bénito Ier, Roi de Wallonie

Liliane Schraûwen,

Avertissement : Oui, je sais, les puristes reprocheront au chroniqueur du jeune règne de l’illustre Adolphe-Bénito quelques majuscules intempestives. Que l’on ne s’y trompe pas cependant : elles sont volontaires, en dépit des règles d’une grammaire désuète. Car rien n’est trop grand ni trop beau pour célébrer la gloire Wallonne (et ceci est un premier exemple de la nouvelle orthographe que le chroniqueur se propose de faire reconnaître par l’Académie Royale de langue et de littérature Wallonne nouvellement sise en la bonne ville d’Eghezee, promue au rang de capitale du nouvel État).

Adolphe-Bénito van Pipperzeel, Ministre-Président de la Région Wallonne (à ne pas confondre avec le Ministre Wallon de la Fonction Publique, avec le Président du Parlement de la Communauté Wallonie-Bruxelles, avec le Ministre des Sports et de la Culture de la même Communauté, avec le Ministre des Arts et Lettres, ni avec aucun autre d’ailleurs) s’est acquis une jolie réputation de… comment dire ? Discoureur ? Discouriste ? Discursiste ? Auteur de discours ? Discourographe ? En tout cas et quel que soit le terme utilisé, ses confrères vaguement jaloux, les membres de la classe politique en général, les médias, les électeurs, tout le monde en un mot, admire le ton et le style de ses harangues. Surtout depuis que l’a quitté le Conseiller-Nègre-Attaché de presse qu’on lui avait imposé.

Au souvenir du petit universitaire prétentieux qui se piquait de lui donner des leçons et même de rédiger à sa place le moindre paragraphe du plus modeste laïus, le Ministre ne peut s’empêcher de sourire. Il n’a pas résisté longtemps, le coupeur de cheveux en quatre ! Adolphe a cependant tiré profit de quelques-unes de ses remarques, ce qui atteste son ouverture d’esprit autant que sprison honnêteté morale. C’est ainsi qu’il a  décidé une fois pour toutes de supprimer l’apostrophe en début d’allocution.

Foin du « chers amis » ou du « mesdames, messieurs » tant décrié… Lorsqu’il prend la parole, l’orateur s’appuie fermement, des deux mains, à la table ou au pupitre qui se trouve devant lui, puis il laisse errer son regard sur l’assemblée, longuement, dans un silence de plus en plus épais. Chaque spectateur, chaque auditeur a l’impression d’être scruté jusqu’au fond de l’âme et se sent directement et personnellement interpellé. Quand plus un murmure ne se fait entendre, Adolphe entre d’emblée dans le vif du sujet, d’une belle voix de basse qu’il a appris à moduler, à adapter à l’acoustique de la pièce où il se trouve. Des femmes frissonnent sans savoir pourquoi, et même des hommes. L’effet du nœud papillon peut-être…

Voilà pourquoi le Ministre-Président se voit convié, de plus en plus souvent, à « rehausser de sa présence » une multitude de manifestations publiques.

Ce soir, c’est à un débat littéraire qu’il est invité à participer. Une poignée de revuistes ont commis quelques textes concernant la Wallonie. En sa double qualité de Président Wallon et d’amateur de belles lettres, il se devait d’être activement présent.

Devant le public clairsemé d’une Maison de la Culture quasi rurale, sur la scène, une dizaine de chaises sont alignées. Sur chaque chaise, un « écrivain wallon » qu’il ne connaît pas. Il y a aussi un illustre grammairien, le plus âgé du groupe semble-t-il. Quel âge peut-il avoir ? se demande le Ministre qui se dit à part lui que, malgré les années, il est probablement le plus jeune de cœur et le plus alerte des participants. Au centre, le Rédacteur en Chef de la Revue, souriant et affable. À l’extrême gauche, l’Animateur de Débat, une sorte d’échalas recruté parmi la multitude de prétendus journalistes qui arpentent les interminables et labyrinthiques couloirs de la Grande Cité Reyers. Il a l’air de s’ennuyer profondément, pose une question à l’un ou l’autre scribouilleur dont il n’écoute pas la réponse, sursaute quand le silence revenu le tire d’une torpeur qui paraît irrésistible, se tourne vers un autre, pose une nouvelle question, se rendort… Adolphe se demande combien il est payé, ce lymphatique personnage, pour une aussi triste prestation. Lui, on ne le rémunère pas. Pourtant, il est meilleur, incontestablement. Mais il faut avouer à la décharge du journaleux que le ton du « débat » est relativement monotone, voire carrément soporifique. Adolphe lui-même, par moments, se sent décrocher. De temps à autre, on lui passe le micro, il profère quelque vérité profonde et même, à l’occasion, un mot d’esprit qui réveille l’assemblée, puis chacun replonge dans une douce somnolence. Le ministre attend le cocktail qui doit succéder à tous ces bavardages. Il attend surtout l’arrivée de ses confrères, autres ministres en exercice qui, eux aussi, doivent prendre la parole. Il sait que, forcément, la comparaison sera à son avantage. Il adore écouter ainsi les tristes boniments pondus par des nègres incompétents puis bredouillés par d’incultes politicards. Il prend l’air attentif et ravi, applaudit à tout rompre à la fin du prêche, et pousse l’ironie jusqu’à féliciter chaleureusement les orateurs en sueur qui, pas dupes, frémissent de honte et de colère.

Wallon… Wallonie… Terroir… Région wallonne… Dialecte wallon… Les mots tombent dans la poussière sinistre de l’ennui, se répètent, se répondent. Adolphe se secoue. La Wallonie, en quelque sorte, c’est lui. Allons ! Il se doit d’être attentif.

Que disent-ils donc, ces illustres inconnus dont les noms se pavanent à la une de la fameuse revue ? Bien sûr, ils évoquent « leurs racines », le « terreau dont ils sont issus », Liège, Namur, Mons, et puis d’obscurs villages perdus entre champs de patates et terrils désaffectés. Rien de bien original en somme. On cause « particularisme », « régionalisme », « idiotismes ». Tiens, on parle politique aussi. Même si c’est de loin et de manière fumeuse, c’est bien de politique qu’il s’agit.

Adolphe n’en croit pas ses oreilles. Rêve-t-il ? Voilà qu’il entend, dans la bouche de quelques-uns des cacographes, d’étranges propos. « Tant qu’une région du pays — que nous ne nommerons pas ici — existera, forte et combattive, la Wallonie elle aussi continuera de se dresser, ardente, vivante ». Incroyable ! La Belgique, on ne sait pas trop ce que c’est. Mais la Wallonie, c’est autre chose. La Wallonie, c’est la vraie patrie de la langue française. Et même de la littérature. De La Littérature, avec un grand L, et de la Culture, avec un grand… un grand… un grand Q peut-être ? Rimbaud, somme toute, était wallon. D’ailleurs, il n’était que de l’écouter parler. Son accent, n’est-ce pas, était bien de chez nous.

« Londres n’est plus qu’un faubourg de Bruges perdu en mer » a chanté Brel. Voici que, sans rire, l’on présente Bruxelles comme une sorte de faubourg de Namur ou d’autre chose. Une ville wallonne en tout cas. Les plus grands artistes étaient, sont toujours, wallons. La bande dessinée, par exemple, avec Franquin, Peyo, Jijé… Personne ne parle de Hergé qui, sans doute, était trop clairement « brusseleir » pour mériter de passer à la postérité. Quant à Brel, justement, on l’oublie. Verhaeren ou Maeterlinck, connaît pas. Ghelderode ne devait pas être un authentique artiste. Et l’harmonica de Toets Thielemans, en quelle langue s’exprime-t-il ?

Adolphe-Bénito est mal à l’aise. Il a beau présider la Wallonie ou, plus précisément, la Communauté-Wallonie-Bruxelles, il ne se sent pas moins « zinneke » comme disait sa grand-mère marollienne. Zinneke, métissé, comme tous les Belges. Francophone, certes, issu de Liège, mais son accent est plutôt bruxellois, il le sait bien. Et il ne faut pas remonter bien loin dans son arbre généalogique pour y trouver du Gantois, du Marollien, du Hollandais même, autant que de l’Espagnol, de l’Italien et du Turc. Ils sont bizarres, ces écrivains !

Pendant qu’il rêvassait, le débat a continué. Il reprend pied au moment où l’on parle boutique. Je veux dire, au moment où l’on parle « éditeur » et « édition ». Il paraît que les éditeurs parisiens sont d’abominables tyrans qui n’hésitent pas à obliger les auteurs à modifier leurs textes. En Wallonie, au moins (car personne ne dit « en Belgique »), les auteurs sont reconnus dans leur liberté. On les respecte. Quant aux Belges ou plus exactement aux Wallons qui publient en France, c’est à peine si on ne les accuse pas de traîtrise. Pour peu, on les fusillerait comme en temps de guerre. À moins que la pendaison…

Personne ne parle des tirages « wallons » qui feraient pleurer de rire le plus obscur écrivaillon français ou québécois. Personne non plus pour aborder l’épineux problème des avances sur droits, inconnues dans la patrie wallonne, ni pour mentionner, même de très loin, le plus épineux problème encore des droits d’auteur.

— Moi, ne peut s’empêcher de rêver le Ministre, si je publiais, j’irais bien à Paris. GalliGrasSeuil, ma foi, ça a de la gueule. Si l’on m’y accepte, bien sûr…

 

Les voici maintenant qui se posent gravement la question de l’identité wallonne. Et, dans la foulée, celle d’une définition. Qu’est-ce que la Wallonie ? A-t-elle un passé ?

La voix du grammairien qui est également linguiste s’élève, calme, apaisante, souriante. Il parle brièvement de ses « racines », lui aussi, puis précise quelques points d’histoire.

— Si le mot « Vlaanderen » a plus de mille ans, il faut savoir que le mot « Wallonie » n’existe que depuis un siècle environ. Le besoin ne s’en faisait pas sentir auparavant. On pourrait presque en déduire que la Wallonie existe à peine…

— Oui, mais les dialectes ? D’ailleurs, ces dialectes, ne devrait-on pas les enseigner dans les écoles ?

Le linguiste sourit, bonhomme :

— Les dialectes… C’est qu’il y en a tellement, et qui n’ont pas grand-chose en commun. Un Verviétois et un Namurois, par exemple, ne peuvent se comprendre que s’ils s’expriment tous deux en français. Leurs dialectes respectifs ne leur permettront jamais de communiquer. C’est le français qui est notre langue…

— Très juste, fait un écrivain. Moi, j’écris en français, comme nous tous. Ma vraie patrie, c’est la langue que j’utilise. La langue française.

Un brouhaha s’élève. Ah non, quand même ! Écrire en français, d’accord. Mais il ne faut pas renoncer aux fameuses racines, que diable ! Quant à la notion de patrie, il ne convient pas d’ainsi la galvauder.

Le grammairien tente une nouvelle intervention. C’est qu’il sait de quoi il parle. La dialectologie, il l’a enseignée pendant des années. Certains plumitifs qui aujourd’hui s’expriment avec véhémence ont même été ses élèves. Peut-être est-ce pour cela d’ailleurs qu’ils s’opposent à lui avec tant de force. Vengeance d’anciens potaches, pulsions freudiennes qui conduisent au meurtre du père… Les justifications ne manquent pas. On veut le faire taire. Il insiste, maladroitement, sans voir le danger.

Alors l’un des gendelettres se saisit d’un livre qui traînait sur une table, en menace l’auguste professeur. Un autre brandit un stylo à la plume acérée et, au terme d’une furieuse danse du scalp, l’enfonce joyeusement dans l’œil étonné du Maître. Dans la salle, les gens se lèvent, crient, s’enfuient. Le journaliste, brusquement réveillé, rampe sous les fauteuils. Le Rédacteur en Chef a cessé de sourire et s’agite en vain, sans que personne ne puisse savoir s’il tente d’apaiser ses confrères ou au contraire de les exciter davantage. Le grammairien gît sur le sol et une « auteure » — c’est comme ça qu’on dit aujourd’hui — le piétine, déchaînée, au nom de la Wallonie et du féminisme.

Le Ministre, atterré, réfléchit très vite. Que faire ? N’est-ce pas une authentique révolution qui commence là, sous ses yeux ? Il y a bien eu la Révolution Brabançonne, pourquoi l’histoire aujourd’hui ne se répéterait-elle pas ? La Révolution Eghezéenne, ça sonne bien. Si l’émeute grandit, si la révolte gagne les campagnes et les cités, une nouvelle nation, peut-être va naître, un État souverain qui, sans doute, se cherchera un Président ou, pourquoi pas, un roi. Alors il monte sur une table et, de sa voix profonde et sonore, il entonne ce qui deviendra l’Hymne national du pays neuf sur lequel il établira sa dynastie.

Les écrivains l’écoutent, un peu surpris d’abord, puis reprennent en cœur les martiales paroles. Abandonnant derrière eux la dépouille du malheureux professeur, les revuistes gagnent les rues de la petite cité hesbignonne ; les badauds se mêlent à eux, et c’est une foule de plus en plus dense qui se répand en terre wallonne. À sa tête, Adolphe-Bénito Ier qui, en guise de drapeau, brandit au bout d’une perche son célèbre nœud papillon. Bientôt, il en est sûr, la Belgique entière, puis l’Europe, la planète et tout l’Univers jusqu’en ses confins les plus lointains résonneront du merveilleux chant de guerre et de victoire qui ce soir monte vers le ciel étoilé d’Eghezee :

 

Nous sommes fiers de notre Wallonie

Le monde entier admire ses enfants.

Au premier rang brille son industrie

Et dans les arts on l’apprécie autant.

Bien que petit, notre pays surpasse

Par ses savants de plus grandes nations.

Voilà pourquoi nous sommes fiers d’être Wallons !

 

Entre Wallons, toujours on fraternise.

Dans le malheur, on aime s’entraider :

On fait le bien sans jamais qu’on le dise,

En s’efforçant de le tenir caché.

La charité visitant la chaumière

S’y prend le soir avec cent précautions :

On donne peu, mais c’est d’un cœur sincère :

Voilà pourquoi nous sommes fiers d’être Wallons !

 

Petit pays, c’est pour ta grandeur d’âme

Que nous t’aimons, sans trop le proclamer.

Notre œil se voile aussitôt qu’on te blâme

Et notre cœur est prêt à se briser.

Ne crains jamais les coups de l’adversaire.

De tes enfants les bras te défendront

Il ne faut pas braver notre colère :

Voilà pourquoi nous sommes fiers d’être Wallons !

Partager