Un été sans guêpes

Michel Lambert,

Depuis combien de temps sommes-nous là ? Assis sur ce banc, à l’ombre d’un platane. Tous les deux, je devrais dire tous les trois car c’est lui qui prend le plus de place, il prend même toute la place. Nous nous taisons. Tôt ou tard l’un de nous se jettera à l’eau, mais le moment n’est pas encore venu.

De l’autre côté de l’allée, une petite fille joue au yo-yo, son frère fait des allers et retours à trottinette, leur mère lit sur un pliant. Revoici le jogger fou. Un instant je le suis des yeux. À chaque tour, son maillot est plus trempé mais, depuis qu’il passe et repasse devant nous, sa trajectoire n’a pas varié d’un millimètre, pas plus que son allure n’a faibli, à croire qu’il court sur des rails.

J’allume une cigarette. Quand on est jeune, on se croit d’un métal inaltérable. On jure que jamais on ne fumera. Comme ce coureur, on suivra sa ligne sans repentir ni compromis. Si l’on part, ce sera pour toujours.

Émilie bouge enfin. Elle vient de sortir un quart-Vittel déjà bien entamé de son sac, le termine en quelques gorgées, jette la bouteille vide dans une poubelle de fer.

— Quelle chaleur !

Les premiers mots que je prononce depuis mon arrivée. Ils m’ont échappé, j’ai pensé tout haut. Émilie ne prend pas la peine de répondre, d’ailleurs il n’y a rien à répondre. C’est vrai qu’il fait chaud, suffocant même, dans l’air torride la fumée que je rejette par mes narines semble se liquéfier aussitôt.

Une ultime bouffée pour la gloire et d’une chiquenaude j’envoie valser mon mégot.

— Le réchauffement de la planète, dis-je en ricanant.

Ma sœur se tourne vers moi. De longues secondes, nous nous dévisageons. Les années l’ont embellie, elle est devenue une femme aux traits graves et distingués, qui, de ses yeux verts pailletés de jaune, me fixe avec un mélange de sévérité et d’indulgence. C’est bien elle, ça : juger, pardonner. A-t-elle peur ? Sans doute. Moi, je la considère presque comme une étrangère. Si nous nous étions croisés par hasard dans la rue, nous serions-nous reconnus ?

— Allons voir le panorama, propose-t-elle.

Et nous voilà marchant tous les deux, enfin tous les trois – sa présence ne quitte jamais tout à fait mon esprit, encore moins, j’en suis sûr, celui d’Emilie. Mais il est trop tôt pour parler de lui. Trop tôt ou trop tard. Alors nous parlons de nous, ou plutôt c’est elle qui, d’une voix forcée, m’assène de pauvres questions : est-ce que ma route a été claire, dans quel hôtel suis-je descendu, et ta chambre, est-elle climatisée au moins ?

Je n’écoute que d’une oreille, l’interromps :

— Comment as-tu retrouvé ma trace ?

— Oh, fait-elle comme si cela n’avait aucune importance ou que ce serait trop long à expliquer.

Alors que j’allume une nouvelle cigarette, elle me jette un regard de biais, évalue en un clin d’œil les concessions faites à l’âge, à la vie que je mène là-bas et dont elle ne sait rien.

Nous dépassons en silence la fontaine prise d’assaut par des gosses criards, le kiosque à musique, le pavillon rectangulaire à l’ombre duquel des joueurs d’échecs hasardent leurs gestes lents.

Un ballon roule devant moi. Je shoote dedans comme je shooterais dans cette fichue journée.

Ça tourne, ça monte, un faux plat en plein soleil, puis ça monte à nouveau. Autrefois, à cause de sa maladie, je devais sans cesse calquer mon allure sur celle d’Émilie, surveiller son teint, son souffle. Les temps changent ! Je traîne la patte, m’arrête à tout bout de champ, essuie la moustache de sueur au-dessus de mes lèvres. On doit nous prendre pour des touristes. Ce que je suis, en un sens.

Mais lui se rappelle aussitôt à notre bon souvenir, il joue des coudes, s’immisce une fois de plus entre ma sœur et moi. J’interroge froidement :

— Combien de jours ?

— Trois, quatre, répond Emilie.

Je la sens au bord des larmes, elle détourne la tête.

Hier soir, quand elle m’a téléphoné, un avion passait bas dans le ciel. J’ai écouté son vrombissement s’éloigner, se muer en un cri étouffé que personne, même Dieu, ne pouvait entendre, c’est alors seulement que j’ai compris ce qu’elle m’annonçait – comme tout passe vite, me suis-je dit.

Rien d’autre.

— C’est lui qui t’a demandé de m’appeler ?

Elle hésite, finit par avouer :

— Non.

Nous voici à égalité, lui et moi. Sauf que la balle est désormais dans mon camp. Bien joué. À moins qu’Émilie ne me mente. Je lui en veux de m’avoir averti, je lui en aurais voulu de ne pas l’avoir fait. Je lui en veux, de toute façon. Et elle, pareil sans doute.

Et cette montée qui n’en finit pas. Ma sœur aussi se tait. Quand nous échangeons deux mots, ce sont des banalités, d’une voix tendue, empruntée. Un vent léger vient de se lever, il traîne derrière lui des effluves de terre sèche, de pelouse rafraîchie par la gerbe tournoyante d’un arroseur.

Je respire bruyamment par le nez.

— Ça sent bon.

— Oui, ça sent bon, approuve Émilie et elle aussi s’emplit les narines d’air odorant.

Pour la première fois depuis mon arrivée, nous partageons quelque chose, tous les deux. Même pas une émotion, simplement le plaisir fugace des sens.

Tout en haut, nous accédons par un escalier étroit, resserré entre deux murs de végétation, à la rotonde d’où s’offre le panorama de la ville. Des gens circulent d’un point de vue à l’autre, commentent, s’extasient. Accoudé à la table d’orientation, je contemple ce qui n’est plus pour moi qu’un grand corps mort, une abstraction, un nom que, depuis des années, j’évite de prononcer.

Émilie me touche le bras.

— Un coup de blues ?

Je fais celui qui n’a pas entendu. Le ciel commence à se voiler. Depuis un moment, la chaleur est plus lourde, plus poisseuse.

— Il va y avoir de l’orage, dis-je.

— Tu la regrettes tout de même un peu ta ville ? murmure-t-elle avec un accent de triomphe.

Ça te ferait plaisir, hein ! Mais non, cette ville je la hais. Est-ce l’électricité de ce temps pourri ? Le ton de ma sœur ? La présence des autres ? J’éclate :

— Allez, on s’en va.

En me retournant, je croise le regard sournois d’un type que notre couple en bisbille amuse. Qu’est-ce qui me prend ? Poings serrés, je marche vers lui, l’apostrophe :

— Salopard ! Je te retrouve enfin ! Si tu savais comme j’ai attendu ce moment !

Avant qu’il n’ait eu le temps de protester, je le secoue comme un prunier, le tasse contre une colonnade. Le tenant fermement, je scrute sa face épouvantée, livide, ruisselante. Pour un peu il tournerait de l’œil. J’ouvre toute grande ma bouche et pousse un long, un interminable cri de bête :

— Aaaaaah !

Puis c’est fini, je lâche ses épaules osseuses, et soupire :

— File.

Il ne demande pas son reste. Les autres visiteurs, dont aucun n’a osé intervenir, se bousculent à sa suite. Je leur jette :

— Elle est belle l’humanité ! Bande de couards !

Émilie s’approche de moi, elle est d’une pâleur mortelle.

Je lui souris.

— Ouf ! Ça fait du bien.

— Qui était-ce ? balbutie-t-elle.

Je hausse les épaules, sourit de plus belle.

— Aucune idée. Un pauvre type qui a payé pour tous les autres.

Devant son expression scandalisée, je m’embarque dans un grand rire sardonique. Émilie semble suffoquer de colère, de mépris, elle hurle en bégayant que je suis devenu fou.

Sur ce j’en rajoute une couche, ce n’est plus un rire sardonique qui emplit l’espace, mais un rire de dément. Elle me tourne le dos et disparaît.

Je la rattrape en bas de l’escalier et bredouille des excuses, qu’elle écarte d’un geste vif de la main.

Déjà autre chose la préoccupe :

— Tu viendras le voir ?

Cette question, je m’y attendais depuis le début. Pourtant il me faut un long temps avant de répondre.

— Non.

— Vous êtes aussi orgueilleux l’un que l’autre ! proclame-t-elle sèchement.

Touché. Je sifflote pour donner le change. D’un autre côté, je me méfie : n’essaye-t-elle pas de nous rapprocher, lui et moi, par l’affirmation de nos défauts communs ? Au fond, ma sœur se fiche pas mal de m’avoir revu, ce qu’elle veut c’est que tout rentre dans l’ordre.

La descente est rapide, nous croisons d’autres promeneurs, un jardinier qui s’éponge le front. Émilie sourit à une jeune femme en train d’allaiter, adossée à un arbre. Tout en bas, des hommes en bleu de travail alignent des rangées de chaises devant le kiosque, où trois ou quatre musiciens accordent leurs instruments.

Dans le ciel qui blanchit, apparaissent au loin quelques nuées. Le vent s’est mis à souffler plus fort.

Je m’arrête pour enlever une pierre de ma chaussure, lève les yeux vers Émilie.

— As-tu remarqué ? Il n’y a pas de guêpes cet été. Je me demande bien où elles sont passées.

Ma sœur m’observe d’un drôle d’air, un sourire aux lèvres, amusée sans doute par cette réflexion totalement dénuée d’intérêt. Soudain, elle pouffe.

— Quand je revois la tête de ce pauvre type ! Terrorisé !

Je la prends par le bras et nous nous acheminons vers la sortie, secoués de temps à autre par la résurgence d’un fou rire.

Comme nous franchissons la grille, passe un bus jaune bariolé de réclames. Tout pareil à ceux qui me menaient au lycée, au cinéma, dans les faubourgs industrieux où habitait Raya. Ukrainienne et Juive. J’ai épousé le même type de femme, une immigrée elle aussi. Le sait-elle ? Le sait-il ? Ce n’est pas seulement cette journée qui tourne en rond, c’est toute ma vie.

Nous longeons le parc, à l’ombre des frondaisons qui enjambent le grillage. Comment s’appelle déjà cette rue ? Curieusement, j’ai le souvenir d’une rue toujours battue par la pluie. Aujourd’hui, les trottoirs sont secs, poussiéreux même. Des couples de retraités prennent le frais sur leur balcon. Émilie me demande :

— Tu es heureux là-bas ?

— Oh, fais-je évasivement comme elle a fait tout à l’heure.

Elle n’insiste pas.

À l’approche du boulevard nous parvient le murmure diffus du trafic, il me semble percevoir aussi des lambeaux de chanson. Je me rends compte que nous marchons depuis un temps fou et que le visage de ma sœur commence à accuser la fatigue.

— Ton cœur, ça va ?

Elle me jette un coup d’œil mi-étonné mi-narquois. L’air de dire : tu t’inquiètes de ma santé, maintenant ? Peut-être estime-t-elle que ma question est de pure politesse, pourtant un sourire de gratitude affleure à ses lèvres. À voix basse, elle m’explique qu’on l’a opérée à nouveau voici deux ans, qu’une troisième intervention sera sans doute nécessaire, qu’en attendant elle prend des médicaments, se surveille.

— Mais je ne me plains pas. Après tout, j’ai de la chance. Je suis une miraculée.

Sa mort, combien de fois ne l’ai-je pas souhaitée ? Secrètement, mais ces choses-là se devinent. Pardon, ma sœur. Ma gorge se noue. Je revois l’instant précis où elle a pris ma place, moi l’enfant chéri. J’avais sept ans. Je descends dans la cave pour y chercher un jouet et tombe nez à nez sur notre père dont les yeux sont brouillés de larmes. Le matin même, on l’avait opérée pour la première fois.

Nous gardons le silence. Qu’y a-t-il dans ce silence ? De la haine ? De la peur ? Des regrets ? La nostalgie d’une vie qui aurait pu être toute différente ? Ou rien du tout ? Un silence creux ?

Le trafic du boulevard est fluide sans les aoûtiens. Sur la promenade bordée d’arbres, entre les deux voies de circulation, la foire d’été a élu domicile comme autrefois.

Je saisis la main d’Émilie et l’oblige à traverser.

Elle rouspète, déclare que ce n’est plus de notre âge, mais cela n’a jamais été de notre âge. Notre père, puisque maintenant je l’appelle par son nom, a toujours trouvé vulgaire le monde forain, vulgaires les filles d’ouvriers, surtout si elles étaient belles, vulgaire le plaisir. Lui-même, parti de rien, était arrivé à la force du poignet, pas question que ses enfants ne s’élèvent à leur tour. Je l’admirais tellement que, pendant longtemps, je l’ai singé ; j’ai été ce blanc-bec qui triait ses amis comme ses parents triaient leurs relations et bientôt, comme eux, je me suis retrouvé seul. Pour leur plaire, ou plus exactement, pour lui plaire, car ma mère s’est vite lassée de cette vie. Paix à son âme.

Tandis que je rumine et maudis, nous circulons entre les stands. Certaines attractions sont prises d’assaut par les clients, d’autres ne récoltent qu’un maigre succès malgré les harangues répétées des haut-parleurs. Une odeur de beignets émane d’une friterie. La sono d’un manège va à tous crins, des cris fusent en provenance du train fantôme. Un instant, j’observe des jeunes gens sur le promenoir qui borde la piste des autos tamponneuses.

— Pourquoi es-tu parti ? me demande soudain Émilie.

Je m’arrête et regarde ma sœur droit dans les yeux, longuement, durement.

— C’est lui qui m’a chassé, tu le sais bien. Il m’a dit : Va-t’en, je ne veux plus jamais te voir.

Elle hausse les épaules.

— Il a dit ça comme ça.

Je secoue violemment la tête.

— Non, il n’a pas dit ça comme ça !

Je sens sa main se poser sur la mienne, que je retire aussitôt.

— En effet, souffle-t-elle. Il a voulu te donner la possibilité de partir la tête haute.

Elle me sourit sans joie, baisse les yeux, les relève, allons-y, dis-je en soupirant. Le ciel s’alourdit aux confins de la ville. Quelques gouttes de pluie tiède tombent sur nous. Tout en marchant, je sors mon paquet de Gitanes de ma poche. J’en allume une, la première bouffée vient à mon secours, elle me fait l’effet d’être ma seule amie au monde.

Comme nous dépassons la grande roue dont les nacelles sont aux trois-quarts vides, l’averse redouble. Nous allons nous abriter sous l’auvent de la billetterie. À l’arrière-plan, de l’autre côté du boulevard, se dresse l’imposant bâtiment jaune de la piscine olympique. Combien de fois n’ai-je pas poussé la porte d’entrée, sac à la main ?

— Le théâtre de tes exploits, ironise Émilie qui a surpris mon regard. Tu as gardé tes médailles ?

— Il n’a jamais assisté à une seule de mes compétitions, dis-je entre mes dents.

Émilie ne répond pas, elle fouille le vide. Je sais ce qu’elle pense. Qu’à l’époque j’étais infect, enfermé dans mon truc, matin et soir à l’entraînement, sans souci de mes études et n’adressant la parole à personne.

Je m’entends prononcer d’une voix lointaine :

— Je voulais lui prouver que moi aussi j’existais. Tout ça, je l’ai fait pour lui.

Ma sœur tourne la tête vers moi et j’ai l’impression qu’elle comprend enfin. Elle m’adresse un pitoyable sourire d’excuse, ses yeux se sont humectés, comme sous le coup d’une émotion violente. Ma cigarette s’éteint lentement entre mes doigts, j’ai pris pas mal de kilos, je ne nage plus qu’en vacances. Je n’ai plus rien à prouver depuis longtemps.

Voilà, c’est tout.

Sauf que… Si, en ce temps-là, j’étais un forçat de la piscine, c’était aussi pour mettre mon propre cœur à l’épreuve, vérifier qu’il n’était pas malade comme celui d’Émilie. J’avais tellement peur de mourir ; ou bien, en forçant de la sorte, n’était-ce pas ce que je cherchais ?

Oh, assez !

Maintenant, ma sœur et moi sommes assis à la terrasse d’un café, en face du théâtre. La pluie est derrière nous. Le passé est derrière nous. Mon père sera bientôt derrière nous.

J’observe les mains soignées d’Émilie, ses doigts manucurés, le vernis de ses ongles assorti au rouge de ses lèvres. Je la regarde qui sirote un Orangina à la paille, consulte sa montre pour ne pas arriver en retard à la clinique. Elle me sourit parfois, entre deux songes. C’est un bon petit soldat, mais les bons petits soldats tombent souvent les premiers.

Tout à coup, elle se lève.

— C’est l’heure, dit-elle. Il faut que j’y aille.

S’installe un moment de flottement. Elle s’attend à ce que je me lève à mon tour pour la prendre dans mes bras, l’embrasser, lui dire au revoir, Dieu sait quoi. Mais je ne parviens pas à m’extraire de ma chaise et c’est d’une voix étrange, sourde et claire à la fois, vaincue et victorieuse, que je prononce :

— Laisse-moi encore cinq minutes, puis nous irons.

Les lèvres d’Émilie esquissent un mot inaudible, ses yeux ont un instant de fixité absolue, elle se rassied d’un mouvement machinal. Notre table se fige dans le silence. Je me demande si le concert a déjà commencé, au parc. Et si la pluie reviendra cette nuit. Je m’efforce de penser à des choses sans importance. Ma sœur aussi, puisque, sortant enfin de la rêverie où elle s’était abandonnée, elle déclare :

— Tu as raison. C’est un été sans guêpes.

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