L’anniversaire

Jacques Cels,

À l’âge de cinquante ans, le père de Rachel brillait comme directeur à la tête d’un service de pointe dans la Compagnie ferroviaire du pays. Régulièrement, pour le récompenser de son travail exemplaire et parfois de son zèle qui ne lui attirait pas que des amis, on lui remettait discrètement des coupons de chemin de fer. Il revenait alors à la maison, fier et tout excité à l’idée d’emmener bientôt sa petite famille en excursion. On attendrait un dimanche ensoleillé, on préparerait un pique-nique, on délogerait le panier d’osier du débarras de la terrasse, on partirait dès l’aube et l’on chanterait dans le compartiment en espérant le voisinage de convoyeurs sympathiques. Destination ? Un camp romain, une grotte, un parc d’attractions, une plage au bord d’un lac de barrage, un musée de vieilles voitures furieusement chromées.

Lorsque ce bon père de famille ramenait à son domicile douillet l’enveloppe beige et providentielle contenant les titres de transport gracieusement offerts par la Compagnie, il s’empressait, mais non sans précautions, de l’enfermer dans un des tiroirs de son secrétaire en merisier. Plus d’une fois, Rachel, qui n’avait que cinq ans, avait observé la scène et n’avait pas manqué de demander à son père ce qu’il cachait là comme trésor. À deux ou trois reprises, l’homme mûr lui avait répondu. C’étaient de gentils bouts de carton qui, le moment venu, permettraient à maman, papa et Rachel de voyager gratuitement durant une journée à bord d’un train, très grand, rapide et confortable.

Dès la première explication, Rachel avait compris le message. Une nuit, tandis que son père et sa mère ronflaient précisément comme des locomotives usagées dans leur chambre aussi vaste qu’une salle des pas perdus, elle descendit dans le salon familial, se dirigea vers le secrétaire en merisier, ouvrit le bon tiroir et s’empara de l’enveloppe magique. Dès qu’elle fut assise à la grande table de la salle à manger, elle extirpa de la poche de son peignoir rose une boîte plate et métallique. C’étaient les crayons de couleur qu’elle adorait transporter un peu partout. D’ailleurs, elle les taillait fréquemment avec un soin de bénédictine appliquée.

Durant une heure, dans le soyeux silence d’une nuit de cet été-là, Rachel coloria les petits coupons cartonnés. Une gare de campagne, une machine à vapeur, un quai débordant de valises, le foulard rouge à pois blancs d’un cheminot syndicaliste et barbu. Elle le savait : pour son âge, elle dessinait à merveille. Imprudent, son oncle de Casablanca le lui avait trop souvent glissé dans le tuyau de l’oreille. Pensez donc ! Même à cinq ans, une petite fille n’est pas sourde à ce genre de compliment, trop bien tourné peut-être par l’aventurier bronzé qui aimait la faire sauter sur ses genoux et dont on disait qu’il était le frère de papa. Fichtre ! Comme les trains d’Afrique devaient rouler vite, abrutir les Bédouins, effrayer les Touaregs et dépasser les dromadaires. Plus tard, quand elle serait grande, elle survolerait le désert en tapis volant, elle rechercherait son oncle et le demanderait en mariage.

Pour l’instant, sur les morceaux de carton ramenés par papa directeur, elle achevait ses dessins de rails et de wagons, de prés verdoyants et de vaches bicolores. Sous ses petits doigts, c’était un feu d’artifice dans la triste nuit de ces tickets dont un jour on apprécierait qu’elle les eût transformés en minuscules œuvres d’art. Un jour, et non le lendemain… Car Rachel comptait bien les remettre à leur place dans le bureau de papa. Il fallait que plus tard (et elle ne savait guère quand) il en eût la surprise. Sa création terminée, elle remonta donc dans sa chambre, impatiente malgré tout de voir arriver – dans pas trop longtemps – la veille d’une de ces excursions dont le grand chef de la Compagnie avait le secret.

Quelques mois passèrent et, dans la fébrilité qu’on imagine, on s’apprêtait à fêter l’anniversaire de maman. Un samedi midi, papa déclara que l’événement appelait un petit voyage. D’un pas de sénateur, il marcha vers son secrétaire et, cérémonial, il plongea ses belles mains dans le fameux tiroir comme s’il s’agissait d’un calice dans la caverne d’Ali Baba. Muni de l’enveloppe miraculeuse, il revint vers la table où sa femme et sa fille l’attendaient avec des mimiques d’émerveillement. Il l’ouvrit, dégagea les tickets, un à un d’abord, puis par poignées entières et, enfin, avec des gestes de violence muette, il secoua l’enveloppe retournée pour en faire choir sur la table ce qui restait de son contenu.

Le cri d’apocalypse qu’il poussa ne demande aucune description. De toute évidence, il était perplexe, désappointé, furieux. Rachel n’y comprenait rien. Elle avait fait son possible. Elle avait voulu améliorer l’ordinaire. Rien à faire. Le père, tambourinant, demeurait insensible aux intentions poétiques de sa fille. Pragmatique, il prétendait que dans un tel état les coupons n’étaient plus utilisables. Rachel le crut. Elle expliquerait le samedi suivant que les tickets devaient désormais se regarder comme les témoins d’une création louable. Dans l’immédiat, il valait mieux se taire, être intelligente, et songer qu’après tout papa, lui, ne songeait qu’à maman.

Le lendemain matin, dimanche donc, jour en principe prévu pour aller ramer sur les eaux calmes d’un étang romantique avant d’aller déguster une tartine au fromage blanc en sirotant une bière de moines trappistes, papa revint de la boulangerie, les bras chargés d’un paquet de tortillons à la crème. Mais il ramenait aussi une plante verte pour maman. Un superbe caoutchouc ! Elle adore ça. Elle ne s’était d’ailleurs jamais vraiment remise de la mort du précédent, celui que son mari lui avait offert pour fêter leur dixième anniversaire de mariage. Elle fit un bond de joie terrifiant lorsqu’elle vit papa déposer le végétal luisant dans un coin de la salle à manger. Ensuite, elle et lui disparurent dans la cuisine, et Rachel, qui les connaissait comme sa brosse à dents, devina qu’ils étaient partis s’embrasser.

Pendant ce temps-là, elle coupa en deux chaque feuille du caoutchouc, veillant à bien suivre le tracé de la nervure centrale. Elle fut très satisfaite d’avoir fini plus tôt que prévu. Lorsque papa et maman revinrent de la cuisine, elle courut vers eux et, triomphalement, elle déclara que maman était tellement merveilleuse qu’elle méritait de se voir offrir deux plantes plutôt qu’une. Elle ajouta qu’elle voulait aussi se faire pardonner pour l’histoire des coupons de chemin de fer. Modérément radieux, désespéré sans qu’il y parût, le couple s’avança dans la direction de la pitoyable plante grasse. Elle était double, en effet. Ils éclatèrent de rire. Rachel fut rassurée. Elle avait bien eu raison de penser que, pour certains anniversaires, on n’en fait jamais assez. À présent, tout rentrait dans l’ordre. Un jour, elle aurait son tapis volant pour survoler les chameaux du désert africain.

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