Les petites mamans

Daniel Simon,

Pour José Géraldo

(On entend des pas lourds, une multitude de pas lourds marteler la terre. Des ahanements, des cris, des respirations, de temps en temps, des pleurs, puis le silence. La lumière monte sur une longue théorie de marionnettes décharnées vêtues de lambeaux de vêtement colorés, couvertes de bâches de plastique, des femmes, des hommes, des enfants, des bébés, des mourants, une humanité en marche. Les personnages avancent sur un chemin que la main du marionnettiste sème devant eux. La main hésite, sème dans un sens, puis dans l’autre, probablement au hasard. Et la théorie des pantins repart dans cette lumière aléatoire, les yeux ouverts sur ce qui vient d’advenir. Ils passent et repassent jusqu’à tourner en rond. À chaque passage, ils sont de plus en plus décharnés. Certains ont perdu un bras, une jambe, la tête, les yeux… mais ils marchent. Les marionnettes changent de couleurs à chaque passage : noires, puis grises, puis blanches. On entend maintenant un kyrie et des chants d’enfants. Des gens tombent, désarticulés, des tas se constituent. Les hordes de marcheurs se dispersent à l’horizon et de sous un tas de membres et corps désarticulés on entend une faible voix, les membres bougent légèrement, le chaos s’anime, apparaît un bras…)

La voix : Mama yé, mama yé, l’enfer, mama yé, l’enfer sur la terre ! Mama yé !

(Apparaît une marionnette représentant une toute jeune fille, 12 ans à peine, vêtue d’un pagne)

Un mort : Au début, sur la terre, les vivants…

Un autre mort : Puis, dans la terre, les morts…

Un mort : Puis les vivants qui enterrent les morts et les morts qui veillent sur les vivants…

Un mort : Tout un monde…

Un autre mort : Une éternité pour les uns et les autres, un cycle, un respect même, une loi, une évidence…

Un mort : Et cela a duré, cette nécessité des uns et des autres… De toi (à la jeune fille), vivante, si vivante encore, encore si stupéfaite d’être vivante issue de cette tribu de morts…

Un autre mort : Et nous, tellement morts déjà que nous nous permettons de parler comme les vivants, sans craindre le retour des dieux ou des féticheurs, morts comme la langue des morts, comme les yeux des morts, comme le ventre des morts…

Un mort : Mais pas comme le cœur des morts, petite fille…

Un autre mort : Les morts, petite fille, gardent le cœur intact. Comment ?

Grâce à la pitié que leur inspire les vivants, crois-nous, vous êtes pitoyables, les vivants, ci assemblés dans votre maison des vivants mais dans votre maison, les murs tremblent, le toit s’effondre et les caves sont pleines.

Un mort : Nous nous demandions…

Un autre mort : …quand nous étions vivants…

Un mort : …ce qu’il y avait dans le fond des caves des maisons des riches vivants…

Un autre mort : …dans les caves des riches vivants…

Un mort : …de la nourriture, des réserves, comme dans nos greniers…

Un autre mort : …le chant des morts anciens et des morts à venir…

Un mort : …toujours des réserves pour les vivants, pensions-nous, et non, les morts grandissaient dans les caves et petit à petit se mettaient à vouloir monter jusqu’à l’étage des vivants, ils voulaient, les morts enfermés, retrouver la compagnie des vivants pour leur apprendre les chansons tristes et fortes des morts mais…

Un autre mort : …mais les vivants ont oublié leurs caves et nous ont renvoyés aux greniers de l’avenir ! Nos pauvres greniers serrés de grain et de fourrage, nos greniers de vie se sont vidés peu à peu et il ne nous est rien resté. Plus de grain, plus de fourrage. Alors, nous sommes descendus lentement dans les caves de nos voisins les plus riches et nous nous y sommes vus, perdus, marmonnant des airs de pitié et de terreur. Et il nous a fallu remonter à l’étage des vivants car nous n’étions pas chez nous. Mais nous étions déjà morts et vous ne le saviez pas. Ils nous ont ouvert la porte et nous voilà. Encore et toujours…

La jeune fille : Moi, je me réveille d’entre les morts et je n’ai jamais connu ni de cave, ni de grenier, je marche depuis si longtemps déjà… D’abord, c’était pour aller chercher l’eau, puis, très vite, ça a été pour fuir la maladie et la famine, puis pour échapper aux cris et à la haine, enfin, pour trouver encore une route, un tout petit chemin pour y déposer les pieds et avancer… Voilà ma vie de jeune fille… Et vous, les morts, vous me faites injure de me parler d’entre les morts. Je suis trop jeune pour entendre vos lamentations. Il ne me reste que le goût de l’eau et de la farine mais c’est bien une occupation de vivant, ça, et je ne veux plus vous écouter…

Un mort : Mais…

Un autre mort : Laisse-la, compère, elle a raison, nous ne pouvons accélérer son arrivée chez nous, il lui reste encore un petit chemin à marcher, laisse-lui ses forces, elle en a bien besoin…

Un mort : Oui, c’est déjà assez difficile de ne pas pleurer en vous voyant si seuls dans votre multitude… Présentement il n’y a rien qui compte plus que l’air qui gonfle mes poumons et ma soif qui comptera bientôt plus que l’air qui pourtant est gratuit et offert tout autour de nous…

Un autre mort : Bah !

Un mort : Laissons-la respirer, elle est bien jeune encore, il faut qu’elle profite, nous, nous avons le temps…

La jeune fille : C’est ça, à bientôt…

(Elle chasse les morts de la main et les morts s’en vont en grommelant)

Les morts : À bientôt, petite fille, on a tout le temps et l’air est gratuit, nous en profiterons !

La jeune fille : Il n’y a que les morts pour vouloir profiter de l’air parce qu’il est gratuit ! Les morts sont des avares, ils ne comptent plus, ils possèdent tout, ils empiètent sur le territoire des vivants.

(Elle marche et trouve un bébé assourdi par la faim et la soif)

Je n’ai pas de lait, petite, pas de lait, pas de manioc, pas de pain, pas d’eau, juste ma salive et j’en ai si peu qu’il faudrait trop de temps…

(Elle berce l’enfant et chante doucement une chanson)

Petite le temps

Petite prends le temps

Petite tout ton temps

Tu es notre temps

Petite le temps

(La lumière change lentement et on entend à nouveau la chanson reprise par trois femmes qui bercent l’enfant et se le passe de mains en mains)

Première femme : Et nos hommes, où sont-ils ?

Deuxième femme : A la guerre !

Troisième femme : Et la guerre, où est-elle ?

Deuxième femme : Elle fait la guerre à la guerre !

Les trois : Mama yé !

Première femme : Et nos hommes, quand reviendront-ils ?

Deuxième femme : Quand ils auront fini la guerre à la guerre !

Les trois : Mama Yé !

Troisième femme : Et la guerre où est-elle ?

Première femme : Avec nos hommes !

Deuxième femme : Et ils n’en finissent pas !

Troisième femme : Il faudra bien qu’ils donnent à la machette un autre sens ! Il le faut, l’herbe doit être coupée…

Deuxième femme : Avec la machette !

Première femme : Le blé doit être coupé…

Deuxième femme : Avec la machette !

Troisième femme : Les buissons doivent être coupés…

Deuxième femme : Avec la machette !

Première femme : Les fruits…

Les trois : Avec la machette, mama yé !

(Pendant ce temps, elles se passent l’enfant et huilent son corps presque avec distraction)

Première femme : Cet enfant est fort.

Deuxième femme : Beau surtout, ce sera un homme que les femmes se disputeront !

(Elles rient)

Troisième femme : Il aimera donc la guerre !

Les trois : Mama yé !

Première femme : Il grandira bien…

Deuxième femme : Regardez, comme il sourit…

Troisième femme : Cet un bel enfant qui sera heureux…

Première femme : Il a besoin de caresses…

Deuxième femme : De l’huile pour la peau et des caresses pour l’avenir…

Troisième femme : Peut-être qu’il en aura assez pour en donner plus tard ?

Les trois : Mama yé !

Première femme : De l’huile et des caresses, voilà ce que mon mari recevait chaque soir et ça ne l’a pas empêché de faire la guerre !

Les trois : Mama yé !

Deuxième femme : Et nous, on fait la femme et l’homme en même temps maintenant !

Première femme : C’est beaucoup de fatigue !

Les trois : Beaucoup de fatigue ! Mama yé !

Troisième femme : Et la guerre gagne toujours contre la guerre !

Deuxième femme : Nos hommes sont de bons guerriers !

Première femme : Non !

Deuxième femme : Tu n’es pas fière des hommes, nos maris

Première femme : Non !

Troisième femme : Vous allez réveiller l’enfant, pour lui, c’est encore le temps des caresses…

Deuxième femme : Ils en ont toujours reçu, notre sœur a raison, ils en ont toujours reçu et ça ne les a pas empêchés de faire la guerre !

Les trois : C’est vrai ! Mama yé !

(On retrouve la jeune fille avec l’enfant sur les bras)

La jeune fille : Petite fille, ma mère t’a porté et m’a laissé ici pour que je te porte… Et il faut que je fasse maintenant la maman, la petite maman, alors que je n’ai pas de lait ! Mama yé !

(On entend au loin une voix portée par des haut-parleurs)

La voix : …Vos voisins sont vils et dangereux, race faite pour la chasse et le malheur ! Ils ont fait de vos champs des ruines et de vos maisons des cimetières ! Pourchassez-les, détruisez-les, faites qu’ils disparaissent dans les sillons de vos cultures, abattez les arbres qui cachent le soleil ! Allez !

La jeune fille : (qui se lève et chasse la voix comme elle chassait les morts)

Voilà les morts qui reviennent ! Ils parlent comme ils respirent ! Mama yé !

(Apparaît un vieil homme)

L’ancêtre : Je suis ton père.

La jeune fille : Je ne te reconnais pas…

L’ancêtre : Je suis venu du village voisin à cause de la voix !

La jeune fille : Je l’ai entendue moi aussi, elle ne dit que des bêtises !

L’ancêtre : Tu verras que ce sont des bêtises qui font peur, à la longue.

La jeune fille : Elle ne m’atteint pas !

L’ancêtre : Si tu vis jusqu’à demain, tu l’entendras peut-être.

La jeune fille : Ce bébé n’a rien entendu !

(Elle tend le bébé à l’ancêtre)

L’ancêtre : Je ne peux rien faire des vivants, je suis trop vieux, j’ai peur de la voix ! Je ne pourrais rien faire de cet enfant. Tu es une petite maman, prends-la et pars loin d’ici !

La jeune fille : Où ?

L’ancêtre : Sur ce chemin, tiens, je le trace pour toi…

(Il sème de la terre devant lui, comme le faisait le montreur tout au début)

Marche sur ce chemin jusqu’à ce que tu ne voies plus ma main.

La jeune fille : Ta main est partout, l’ancêtre !

L’ancêtre : Ne parle plus, marche !

(La jeune fille emporte l’enfant et suit le chemin tracé par l’ancêtre)

La jeune fille : (elle chante)

Petite le temps

Petite prends le temps

Petite tout ton temps

Tu es notre temps

Petite le temps

La voix : Sur les chemins, vous les trouverez, dans vos jardins, vous les traquerez, partout où ils étaient, ils ne seront bientôt plus…

La jeune fille : Il faut que je trouve de l’eau, peut-être du lait, quelque chose enfin… (elle chante)

Petite le temps

Petite prends le temps

Petite tout ton temps

Tu es notre temps

Petite le temps

L’ancêtre (qui s’éloigne et appelle au loin) : Vous pouvez venir, elle est déjà loin !

(Les morts apparaissent, s’assoient avec l’ancêtre qui sort un jeu de cartes. Ils jouent)

NOIR

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