Les femmes sauront pourquoi

André Sempoux,

Dans une école d’infirmières, la proximité de la mort devrait donner plus de liberté au cœur. Moi, j’ai toujours vécu ça, et j’ai flambé dès la première fois où je t’ai vue glisser dans les couloirs avec la grâce modeste dont le souvenir me gorge de larmes. Ton corps n’était qu’un sourire, ta peau devait fondre comme miel dans la bouche ; dommage que j’aie eu alors cette autre histoire de fille, pour laquelle on m’a mise à pied.

L’automne qui a suivi, j’ai tournicoté dans les rues qui enserrent la clinique. Un soir, à la clarté neigeuse d’un lampadaire, j’ai osé te parler. Avec l’aide, plus que de ma maigre indemnité, d’une poire que j’avais gardée pour la soif, j’allais finir mes jours à Venise ; accepterais-tu de m’y accompagner, lors de tes vacances de Noël, en prospection ?

Nous avons atterri très tôt sur la lagune. J’ai reçu par tes lèvres l’accueil de la ville sans pareille. Nous y avons fait notre entrée de la mer, comme aux temps héroïques, et tu as dit : « Ici, au débarcadère, les reflets. » Nous étions encore encombrées de bagages que tu photographiais déjà ! J’ai pris le parti de revoir l’Italie par tes yeux. Tu as jeté ton sac à dos au réceptionniste de l’hôtel sans lui donner le temps de nous montrer la chambre : à peine soulevé l’appareil gris argent pour faire comprendre l’urgence de partir à la chasse aux images.

Dehors, une petite fille encore toute chiffonnée de sommeil fixait, entre les pots de basilic de sa fenêtre, un gamin à vélo qui tenait de grands discours sans arrêter de faire sur lui-même des tours de plus en plus risqués. J’ai murmuré : « Comme deux planètes, déjà, comme toi et moi. » Mais tu ne voyais rien de ce qui me rendait bêtement sentimentale. Un rythme frénétique t’emportait, du camaïeu d’un rio ouaté au puits rongé de nuit et de rouille qui trouait une placette solitaire. C’était à chaque fois comme si tu avais regardé amoureusement une proie avant de lever ton arme. Après, tu semblais libérée d’un maléfice, tes yeux marron viraient à l’absinthe. Il y eut leur gaieté, et je voulus croire qu’elle s’adressait à moi ; il y eut cette inclinaison tendre du visage et du corps à la recherche d’un meilleur angle, et je me souviens de l’instant où elle me fit tituber de désir.

Nous étions du côté de Saint Alvise. En reportant tes haltes sur ma carte mentale, j’essayais de déchiffrer le secret du labyrinthe que nous parcourions. Tu cadrais des fragments de campanile inversés par un damier de grès humide, marqueterie de rayons huileux et de feuilles, quand je me suis souvenu du bas-relief découvert, dix ans plus tôt, inséré dans les briques d’une façade chassieuse. Je t’y ai entraînée, je l’avoue, avec l’espoir de couper ton fil d’Ariane.

Comme pour détailler les motifs de la scène, centrée sur le sein brûlé d’une amazone qui, après une prise masculine, met l’arc à terre, un soleil glacé venait de perforer la brume. Première fois que je te proposais un sujet ; et tu t’es mise à sangloter ça ne va pas, tiens, tu comprendras tout ! Puis, me tendant le film que tu avais rebobiné en vitesse : « Je vais à l’hôtel, puis à l’aéroport, je me tue si tu suis. »

Le développement, ce serait pour le lendemain, quatre heures. Nuit blanche, les mains croisées comme une morte, attente vide que le jour passe. Je m’impose, pour regarder, l’enfermement de la chambre, je prends encore le temps de retourner les photos, comme les cartes d’un jeu, sur le lit que j’avais exigé « matrimonial ». Une à une, elles m’apparaissent alors telles que dans mes pires fantasmes jaloux : aux dix brumeuses de notre pauvre demi-journée, au moiré de son tissu inquiet, correspondent (littéralement, car le décor, au mètre près, est le même) d’autres images, ruisselantes de feu. Parce qu’elles magnifient un scélérat, tu n’as sans doute pas souhaité les voir au retour de ton été. Depuis, je t’imagine toujours à l’ancre sur lui, mon beau navire, et un voile de sang est tombé sur mes yeux.

D’abord, devenir une femme comme les autres, ai-je pensé, un corps à banc solaire et huiles essentielles ; deux mains douces ont sculpté ma tignasse, peint mes ongles, remodelé tant bien que mal la chair refusée. Et j’ai commencé la traque, fouillant les étals à gondolettes, arpentant les paddocks les plus convenus (je serrais dans ma main, comme une policière de série B, la photo que j’avais découpée).

Après deux jours, du poste de guet sous les arcades où je revenais à intervalles réguliers, je l’ai vu. Rapide contrôle du cliché, filature. Nous traversons le campo dei Frari quand sa monnaie tombe. Il sort tout de suite les classiques : approche féline, mots préparés dans un italien pour touristes esseulées, caresse rapide sur la joue. Pendant quelques heures, je me fais chier à des semblants ridicules. En douce, à l’approche du soir, j’oriente la promenade. Vaporetto sur le bassin encore opalescent, piège d’une ruelle vide ; il veut que je m’agenouille devant lui, ça paraît son truc (tu y es passée aussi, pauvre cœur ?) « Pas de problème, je dis, mais il me faut un environnement plus romantique. » Il se laisse conduire vers le coin de quai noir que j’avais soigneusement repéré, face au bateau s’ébrouant pour un premier janvier de rêve – la croisière Club Ulysse et Calypso.

J’ai consulté ma montre, sept heures moins cinq, timing parfaitement respecté, je me suis mise au travail. Et, réprimant un haut-le-cœur, je lui ai tendu le flacon que j’avais en poche (drogue et alcool, un cocktail infaillible) : « Reprends des forces, mon chéri, vas-y à fond, comme ta Monika du jour. » Il a eu l’air heureux de ma petite surprise et a obéi bravement. Avant même de finir sa grimace, il s’effondrait dans une barge à l’abandon.

Je suis rentrée sans chercher à contenir un élan presque enfantin de gratitude envers le Ciel. Le canal scintillait faiblement, comme d’un semis de fleurs. J’ai sombré tout de suite dans le sommeil. Et pris un copieux petit-déj en compagnie de tourtereaux sans pudeur.

Parfois, je me cogne la tête en cherchant l’issue du cauchemar. Mais à l’hôtel on n’arrête pas de parler du fils de famille qui s’est évaporé sans plus de traces que n’en laisse un brouillard malsain ; sur les murs décrépits, la photo de l’avis de recherche commence à me plaire.

Révolte, depuis l’adolescence, contre le pouvoir des mecs. Lors du G8 meurtrier, j’imaginais deux de ces boss obligés de se travestir en vieux scouts pour ne pas être écharpés. Des hélicos les avaient largués dans la forêt d’Ardenne, dernier refuge imaginé par leurs services secrets. Et comme Stanley et Livingstone se rencontrant par hasard au cœur d’une Afrique promise au malheur : « Mr Lusconi, I presume, what about your trials ? » L’autre, alors, arborant le sourire du chat de Chester : « Processi, un culo ! Tutti i giudici in galera, signor Présidente ! » Les doigts sur la couture d’un pantalon bien repassé – jusqu’à ce que nous, les femmes au bûcher des temps catholiques, les lapidées de l’islamisme fou, ayons déversé sur eux et leurs complices de tous les camps le purin de notre Moyen Âge éternel.

De l’autre vie, je n’ai plus qu’un vague souvenir : à peine si quelques phrases m’en traversent parfois. Restent, dans la cire brûlante de mon cerveau où je les sens à jamais imprimées, les adorables nageoires de ton sexe. Et le crime, que je leur dédie.

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