Le blanc, le rouge et le noir

Jacques Lefèbvre,

Les anges, paraît-il, avaient, en une langue mallarméenne, musicale mais hermétique, adressé un message aux bergers. L’évangéliste Luc l’a rapporté en grec, saint Jérôme l’a traduit en latin et ceux qui, depuis Vatican II, doivent donner au peuple une version en « langue vulgaire » ne tombent pas d’accord. Deux interprétations opposent radicalement les exégètes, depuis qu’ils associent linguistique structurale et philologie avec la mauvaise foi des docteurs de la loi et l’assurance des Pères de l’Église.

Pour les humanistes, les anges ont, au milieu des hautbois et des musettes, clamé : « Paix aux hommes de bonne volonté ». Autrement dit, la paix est un choix que font les hommes, en particulier les « décideurs » : premiers ministres ou chefs charismatiques.

Cette lecture, pour les providentialistes, met le Tout-Puissant en dehors du processus de négociation. Intenable ! Les anges, en réalité, ont souhaité la paix « aux hommes que Dieu aime ». Ladite paix, toutefois, ne règne pas dans le clan des providentialistes divisés en progressistes et conservateurs. Les premiers traduisent : « Paix aux hommes, car Dieu les aime », quels que soient leur sexe, leur âge, leur fortune, leur race et même leur religion. Les autres, où subsistent quelques néo-jansénistes, trouvent juste et bon de réserver les sentiments positifs du Tout-Puissant aux happy few prédestinés à la tranquillité terrestre, puis à la béatitude éternelle : « La paix, mais pour les élus ». Les autres ? Qu’ils se débrouillent !

Ce débat, à cause de ses enjeux exégétiques, passionnait déjà le Révérend Père Julien de Rénal de la Mole, de l’ordre des Frères Prêcheurs, lorsqu’il enseignait à l’École biblique de Jérusalem et ne remarquait pas que, dans certains quartiers de la ville, on portait le foulard et, dans d’autres, la kippa. Son exquise courtoisie et son élégante ignorance des drames de son temps l’avaient conduit à coordonner une équipe œcuménique bruxelloise devant donner des Écritures une traduction qui satisfît catholiques, protestants, orthodoxes, sans pour autant indisposer juifs et musulmans, ni accroître les tensions entre francophones et néerlandophones.

On s’était échangé ses adresses électroniques. On avait abordé les questions de méthode. On n’avait encore rien traduit. On ne s’était pas non plus disputé. C’était de bon augure. On pouvait s’accorder un peu de repos et de recul.

Le Père Julien, sollicité par deux jeunes cousines, Mathilde et Louise, qui venaient d’avoir des peines de cœur et dont il fallait changer les humeurs, avait accepté de faire avec elles un voyage en Terre sainte, intitulé, comme il se doit, Sur les pas de Jésus. Sur place, le Père Julien vit que le kaki était à la mode. On lui demandait constamment d’exhiber son passeport. Son profil d’aigle et de sa barbe de prophète qui émoustillaient les dames, lors des conférences qu’il donnait à l’Université du troisième âge, depuis qu’elle était rebaptisée en Université du temps disponible, lui donnaient, ici, l’air d’un vieux terroriste déguisé en dominicain.

Hormis cela, tout se passait pour le mieux. Samuel Kéroubim, le tour operator, évitait les quartiers à risques et les questions fondamentales. Il était tombé des nues quand le Père Julien avait manifesté le souhait de se rendre à Bethléem.

« Trop risqué, mon Père ! J’aurais les pires ennuis si l’on touchait ne fût-ce qu’à un cheveu de votre tête.

— Vous plaisantez ! Je suis plus chauve que saint Jérôme. Je veux seulement discuter d’un verset de l’Évangile de saint Luc avec le Père Sorel, un excellent exégète, bien qu’il soit franciscain.

— Désolé. Vous n’irez pas à Bethléem. »

Samuel Kéroubim était un jeune homme intelligent, informé, cultivé. Il ignorait toutefois que, dans la Sainte Église catholique, parce qu’elle est aussi romaine, on apprend la dissimulation en même temps que l’exégèse. Le Père Julien, durant deux jours, fut docile. Il raconta sur les Arabes quelques blagues que n’aurait pas reniées le Front national. Le matin du troisième jour, aux petites heures, il quitta l’hôtel, revêtu de son froc : il devait, disait-il, célébrer la messe de la réconciliation chez les jésuites. Il se trouva un taxi et, après une longue négociation, se fit conduire à Bethléem.

Le chauffeur et lui se parlaient en un mauvais anglais que chacun assaisonnait à sa manière. Le Père y mettait de son accent belgo-français, avec quelques expressions arabes et deux ou trois mots yiddish ; son interlocuteur y glissait les ingrédients dont dispose un chauffeur de taxi travaillant dans une ville telle que Jérusalem. Ainsi, tout s’était dit sur la famille de l’un et de l’autre ; rien sur ces barrages de police que le chauffeur réussissait à franchir, parce que, selon les circonstances, il parlait telle ou telle langue et avançait tel ou tel argument. Finalement, le Père, vaincu par la chaleur, avait piqué du nez dans son froc blanc et son scapulaire noir. Le bel habit, tout de même, que Vatican II avait mis un peu légèrement au placard… une tenue si adaptée aux grands sermons contrastés sur le bien et le mal, avec effets de manches lacordairiens dans une chaire de vérité baroque ! Chère vérité… Qu’est-ce que la vérité, mon cher ? Le Père Julien, assoupi, rêvait qu’il prêchait devant Pilate qui n’en finissait pas de se laver les mains.

Le chauffeur dut freiner devant des chevaux de frise sur lesquels festonnaient des barbelés. Bienvenue à Bethléem. Tout le monde descend. Le chauffeur eut beau parlementer. Le Père Julien montra ses papiers et rappela que son cousin, Gonzague de Rénal de la Mole, était diplomate. Le sergent faisait non de la tête. Devant l’entêtement de ce cureton qui voulait à tout prix tâter du casse-pipe, il appela le lieutenant. Celui-ci en référa au capitaine qui consulta le colonel. Finalement, on le laissa passer.

Quand il fut à mi-distance entre les chars israéliens et l’église de la Nativité, une fusillade éclata. Au vu des impacts, on ne cherchait pas précisément à l’abattre. Mais les balles perdues ne le sont toutes.

La silhouette blanche et noire s’écroula, une tache rouge au milieu de la poitrine. Le Père Julien sentit une douleur atroce. « La question de la paix concerne bien les exégètes », se dit-il. Il offrit ses mains au soleil de Palestine.

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