Le cadavre du silence

Jean-Louis Lippert,

Au-delà de toutes les hécatombes, quand viendra l’heure d’offrir digne sépulture aux milliards de victimes, que fera-t-on de ce cadavre-là ?

Je ne sais venue d’où cette idée m’a traversé l’esprit.

Soupèsera-t-on quels avaient été, en ces temps apocalyptiques, les avantages comparatifs de la peste et de la famine, de la guerre et de la mort par moyens archaïques ? Fera-t-on le tri ? Si l’on considérera sans doute que ces quatre cavaliers de la prophétie biblique avaient pu être les principaux destinataires de tous les progrès techniques, par procédés chimiques et physiques appropriés, négligera-t-on dans le charnier les dépouilles ayant connu l’arme blanche ou les simples coups, la corde pour les pendre ou le croc du boucher ?

Et que fera-t-on de ce cadavre-là ?

Sous les six lustres qui éclairent cet antique réduit d’une lumière blafarde, la sonorité défectueuse des micros produit un jeu d’échos dont tire parti ma rêverie pour s’engager sur des chemins inexplorés. Jamais je n’avais laissé si libre cours à mes pensées. Jamais je ne les avais autorisées à s’aventurer vers des contrées surplombées d’un gibet où pendait ce cadavre-là. Grouillant d’une montagne d’asticots formée par nos milliards de mots en trop. On pourrait croire que je dors, et j’accrédite volontiers cette hypothèse par un léger ronflement dont s’amusent mes voisins Philippe Labro et Serge July, ne paraissant me réveiller que lorsqu’est prononcé le nom du président de la République. Celui dont dépend mon destin, s’il est vrai que Napoléon Y (pourquoi cette analogie saugrenue ?) songe au plus méritant des briscards du petit écran pour lui confier un bâton de maréchal qui, sous ses ordres, commandera bientôt les bataillons des chaînes publiques. Cette fois, dans une pièce de théâtre où le spectacle est autant sur scène que parmi les prestigieux figurants de la salle, c’est le président de l’audience qui met fin à mes échappées mentales :

« On vous dérange, peut-être ? »

Est-ce pour quelques mots échangés avec mes illustres collègues, au fond de cette chambre correctionnelle où flotte encore pour certains le parfum de Marie-Antoinette, que le maître des cérémonies pouvait se permettre de me ridiculiser face à l’Histoire ? Sa voix tonnante a soulevé des rires dans l’assistance. Le principal coupable, debout face au président, me toise de son regard d’albatros. Exilé sur le sol au milieu des huées, ses ailes de géant ne l’empêchent guère de survoler ce prétoire. Celui dont nous sommes tous là pour voir mettre un terme aux forfaits (le plus pendable étant d’avoir publié un Éloge des voleurs de feu), depuis le début du procès ne s’est pas dessaisi d’une revue littéraire où s’agrippent des serres de rapace. On le voit s’y plonger entre deux auditions. Chacun a pu en découvrir le titre énigmatique : Marginales.

D’une main je me couvre le visage et replonge aussitôt dans ces territoires inconnus qui ne parlent que d’un cadavre, le cadavre du silence…

*

Taisez-vous, Elkabbach !

Les mots blessants du juge ont réveillé cette cicatrice toujours vive qu’il suffit d’effleurer pour que resurgisse l’humiliation dans les tréfonds de ma mémoire. C’était il y a des éternités mais la douleur est là. Serions-nous, tant que nous sommes, hauts gradés de toutes les armées, des petits enfants en souffrance d’une blessure qui ne s’est jamais refermée ? Le fracas des batailles, le tumulte des fanfares n’auraient-ils d’autre but que de couvrir le cri d’un cadavre, celui du silence auquel un jour nous avons été réduits ? L’un des généraux de l’État-major audiovisuel est redevenu l’autre homme, le persécuté de l’école maternelle. Je fixe une lumière, la première qui se présente, comme celle de ce lustre d’un autre âge, baisse les paupières, et sous le masque d’une célébrité des écrans nul ne pourrait deviner les étranges pensées qui soubresautent par saccades, ainsi qu’à sa potence le cadavre du silence.

Quels temps sont vraiment les nôtres ? À la manière des voies de communication qui, aux heures sombres du passé, véhiculaient famines et pestes, guerres et morts, nos médias sont devenus vecteurs d’un avenir apocalyptique. Mais, au contraire de la révélation prophétique, c’est une occultation du sens que produisent nos moyens de manipulation des masses. Pour annoncer toujours davantage de mauvaises nouvelles comme corollaires à l’Évangile du Capital. Telle est la religion d’un monde où le paradis fiscal se gagne par la grâce d’une géhenne sociale. Religion dont les vertus théologales sont rentabilité, productivité, compétitivité. Au nom de laquelle doit être condamné cet Albatros agitant ses bras devant le président du tribunal, une main cramponnée toujours à la revue Marginales, pour crime de n’abriter pas en lui le cadavre du silence…

*

Le bouillonnement de ces pensées insolites agit comme une compresse intérieure, un cataplasme d’herbes qui me calme le crâne. Les humiliés et les offensés de naissance, croyez-vous qu’ils se reconnaissent encore dans les figures du preux et du saint de la tradition chrétienne ? Imaginez-vous que leur en impose la verve du poète lyrique ? Puisque nous avons taillé la culture aux normes de la BD, voyez la dernière image en conclusion de chaque Astérix : la tribu, le clan ne communient dans une festive ripaille identitaire qu’à condition de voir leur barde exclu de la famille, ligoté comme il se doit avec sa harpe ou sa lyre dans les branches d’un arbre où la décence à l’égard des enfants seule impose qu’on ne le voie lynché.

Toutes les armées du divertissement dont j’aurai la charge feront chaque jour davantage appel à joueurs de cithares et montreurs de tours, bonimenteurs de foires et hâbleurs de carrefours ; par milliers se recruteront illusionnistes et vendeurs d’orviétan, courtisanes et éphèbes, mystagogues et pétomanes, tandis que champions des stades et gladiateurs mêleront leurs voix à celles des tribuns de la plèbe et des rhéteurs de tribunaux pour incarner la vox populi ; mais surtout pas de ce dernier témoin d’un autre monde qu’est l’aède !

Orphée à lui seul, par son chant, ne réussirait-il pas à rompre le charme exercé par nos escamoteurs et — qui sait ? — à corrompre l’âme collective par d’autres sorcelleries ? Dès lors, imaginez le désastre. Si, selon les chiffres officiels du Produit Brut Mondial, il se crée chaque année sur la planète une richesse équivalant à dix mille $ par habitant, la question qui nous occupe, nous le Haut Clergé de l’Image, n’est pas tant de faire savoir comment répartir cette richesse, que de persuader le troupeau de nos ouailles crédules du bien-fondé des décisions prises par la Noblesse des Finances. Car un tel ordre ne peut s’imposer sans foi largement partagée dans la transcendance du Capital. Voilà pourquoi notre Saint-Office a les moyens techniques de faire en sorte qu’aucune forme d’hérésie ne puisse être rendue visible ou audible. Il ne faudrait donc pas que l’on puisse prêter l’oreille à des discours où se conjugueraient préoccupations esthétiques, éthiques et politiques.

N’est-ce pas le danger que faisait encourir à notre démocratie cet Albatros qui aurait pu vendre la mèche, voire s’acoquiner à ces gueux (Taisez-vous, Elkabbach !), dont le saint patron de Russie eut le front d’affirmer que les capitalistes iraient jusqu’à vendre la corde pour les pendre ? Il ne m’étonnerait même pas que de telles idées circulent dans cette revue Marginales qu’il tient à bout de griffes en déployant ses ailes face au tribunal, cet homme si confiant en sa bonne étoile que, réduit à l’état de totem, il n’en continuerait pas moins de répandre une parole inspirée, peu réductible au cadavre du silence…

*

Tête inclinée, menton sur la poitrine, j’observe la joute oratoire entre mes paupières mi-closes. Nul ne pourrait imaginer les incongruités qui défilent à mots serrés tandis que poursuit son cours la litanie des interrogatoires, plaidoiries et réquisitoires enchevêtrés dans ma mémoire et que je demeure assis, devinant les regards curieux posés sur mon trop célèbre visage en lequel ils croient trouver un miroir.

Belles âmes de la juste cause et du noble combat, militants engagés dans la morale humilitaire, votre altruisme généreux ne pouvait trouver meilleur emploi qu’à l’Élysée, ou dans ses innombrables annexes. Mais à une condition : que jamais nulle part ne filtre la question : qu’est-ce que le capitalisme ?

Comment cette gigantesque inversion des moyens et des fins ; comment cette dictature du travail mort sur le travail vivant ; comment cette soumission de la valeur d’usage à la valeur d’échange — avec leur cortège de fléaux apocalyptiques — pourraient-elles avoir une chance d’être historiquement dépassées, si ce n’est par un processus où la lucidité serait un facteur aussi déterminant pour l’humanité que celui de la vue pour chaque être humain ?

Hier encore ces questions paraissaient à tous plus incongrues qu’au poisson rouge une interrogation sur l’eau de son bocal. Qui les posait dans l’espace public y suscitait la réprobation offusquée que mérite un agité du bocal. Aujourd’hui, le bocal retentit à chaque instant de mille clameurs exigeant le remplacement d’une eau jugée coupable de tous les maux. Les principales industries ne seront-elles pas celles des eaux nouvelles ? Sans que soit davantage posée la question : qu’est-ce que le capitalisme ? Tout au contraire. Ses agents publicitaires, sitôt reconvertis dans le négoce des filtres à eau, nous assurent de l’urgence à rompre avec les erreurs ayant conduit les aquariums à être ce qu’ils sont ; mais ils insistent autant sur la nécessité de ne pas rêver à de vaines chimères. Le cycle des eaux vives allant de la source au rivage et revenant par les nuages : il y a peut-être là matière pour les poètes, mais en aucun cas de telles divagations ne devraient inspirer un projet d’organisation sociale. On a trop vu de quels goulags se paient les belles visions globales. Et d’ailleurs, sous le joug rouge, y avait-il choix d’autres poissons que de cette couleur ? Certes, ce n’est pas sur le laisser-faire que s’élaborera une pisciculture moderne, non plus que sur une confiance aveugle dans l’invisible main qui assure l’entretien de nos compagnons à nageoires. Ceux-ci logeront dans des habitacles durables, dussions-nous les agrémenter du corail de tous les océans. D’infinis marchés s’ouvrent à la future ingénierie des bocaux intelligents. Demain verra les formidables capacités productives afro-asiatiques œuvrer pour satisfaire la demande mondiale en produits de toute nature, qui intégreront un récipient où les plus exotiques des poissons couleront des jours heureux. Chapeaux et sacs à main pour dames en seront pourvus, comme cartables et téléphones portables de nos bambins. Il n’est pas jusqu’aux sex-toys qui n’amélioreront leurs performances par la grâce de ces petits corps agiles et nerveux. Car il faut dépenser pour l’avenir. Inutile d’ajouter des ingrédients anciens aux liquides croupis. Nous devrons assurer d’autres liquidités ! Pour y contribuer, tous les contribuables seront mis à contribution. C’est ce à quoi s’emploiera la Banque mondiale dans son nouveau bocal, écoresponsable et pourvu de toutes les dernières technologies environnementales. C’est rien moins que Capital.

Toutes raisons pour lesquelles est tenu en suspicion légitime cet Albatros dont la huppe blanche paraît encore narguer le prétoire en cette fin d’audience, lui que ses ailes de géant n’empêchent guère de marcher à grandes enjambées vers la salle des pas perdus, sa revue Marginales toujours à la main, sous l’œil ironique de mes voisins Philippe Labro et Serge July. Ceux-ci se tournent vers moi qui demeure prostré, main sur le visage, tout mon corps envahi par le cadavre du silence…

*

Taisez-vous, Elkabbach !

L’auditoire est vide et ces mots résonnent en ma mémoire, déclenchés par l’ironique invective du président. Bien sûr, il n’y a pas lieu de crier au scandale. Je n’ai tout de même pas été lynché ! Mais c’est tout comme. Nous autres, propriétaires de la parole, ne sommes pas comme le vulgaire qui se résout à en être privé. Notre essence n’est pas celle des poissons rouges dans leur bocal. Pour eux les règles, régulations et règlements en tout genre. À l’élite libéralités libertines et libertaires. Nous fûmes unanime comme un seul homme (l’artiste véritable est, lui, toujours multiple), nous la classe médiatique, à voler au secours d’un ministre de la Culture en passe d’être lynché pour avoir eu le bon goût d’écrire : « Tous ces rituels de foire aux éphèbes, de marché aux esclaves m’excitent énormément ».

Pourquoi donc s’encombrer d’autres médiations que médiatiques entre la caste élue et la race des damnés ? L’ordre juste serait celui où notre aristocratie des mots et des images ne se verrait opposer aucune entrave pour briller en toutes circonstances dans le ciel des représentations, lumière astrale pour des masses vouées à leurs ténèbres qu’éclairerait seul notre bon plaisir.

Dès lors que nous avons réussi à juguler, ne serait-ce que l’hypothèse d’un véritable débat conflictuel dans l’espace public, toute menace est écartée d’un illusoire tiers état susceptible d’attenter à nos privilèges. La presse est mieux muselée que sous l’Ancien Régime, l’un ou l’autre simulacre d’aristocrate étant symboliquement pendu à la lanterne magique des écrans chaque semaine avec notre concours. Sur l’air de la Carmagnole, ces figurants de carnaval se prêtent au jeu de bonne grâce malgré quelques grincements de dents, trop heureux d’empocher une substantielle plus-value victimaire. Le rideau de fumée déployé aux yeux des foules hagardes (et qui en redemandent, puisque nous sommes là pour attiser ces inoffensives passions revanchardes), permet aux comparses de nettoyer la scène de ses masques avant de les remplacer par ceux qui suivront. C’est ce à quoi devait se réduire, pour la soixantaine de journalistes massés au fond de la salle, ce psychodrame judiciaire. Sauf que notre Albatros était insaisissable. Il a mal tenu son rôle, celui qu’on voulait voir gauche et veule, comique et laid sur le pont de l’équipage. Peu importe que je sois nommé en personne, ou qu’un autre agisse en mon nom. C’est toujours un « Taisez-vous, Elkabbach ! » qui retentira dans mon crâne, tant que n’aura pas été pendu à son croc celui dont la voix vient d’ailleurs et qu’on ne put réduire au cadavre du silence.

Il ne m’effleurerait jamais l’esprit de révéler à quiconque ces idées qui le traversent, et qui seules peuvent calmer l’irritation de la plaie. Dans le fond, les foules ne nous vouent-elles pas obéissance que parce qu’elles reniflent en nous l’odeur du loser ? Voilà pourquoi, malgré tous les sondages, elles voteraient encore pour Napoléon V Puisqu’elles aiment se laisser griser par une culture de BD, quelque instinct par nos soins entretenu ne les pousse-t-il pas à soutenir Billy the Kid entouré des Dalton, en leur procès contre le funeste justicier Lucky Luke ? Et à souhaiter voir celui-ci pendu haut et court ?

En ces foules gît un cadavre. Celui de la parole. Et ce silence, lui-même, qui pourrait vivre, est mort. Telle est notre victoire.

Taisez-vous, Elkabbach !

L’Albatros est là, sous le feu des projecteurs, au milieu d’un banc de poissons multicolores où domine le gris, dans la salle des pas perdus que j’ai rejointe à mon tour. Superbe d’une prestance qui me fut toujours interdite, ainsi qu’à son rival Napoléon V, il rayonne face aux caméras, le principal coupable, exhibant une revue littéraire belge qu’il ne se fait pas prier pour considérer comme la meilleure en langue française ; à laquelle, assure-t-il en confidence dans les micros, seront réservées en priorité ses confidences avant le verdict.

Car une rumeur a couru les travées jusqu’à l’ultime audience de ce mercredi 21 octobre, au cours de laquelle chacun sentait bien que la nervosité gagnant magistrats et avocats — sans parler des prévenus, ni du dernier témoin — tenait autant à l’issue du procès qu’à la possibilité de voir un titre évoquant l’idée du lynchage en couverture du prochain numéro de Marginales. M’apercevant parmi les curieux, l’Albatros m’invite à l’approcher. Comment refuser ? L’instinct me pousse vers une image qui fera scoop au journal télévisé. M’accueillant d’une accolade fraternelle, dans un grand rire, le prince des nuées prend ma main qu’il agrippe à sa cravate et soulève devant son visage au-dessus de sa tête sous le crépitement des flashs.

 

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