Le Coran en bruxellois (avec des images) : best-seller

Bruno Wajskop,

« Chi parla male, pensa male, chi pensa male, vive male. »

Nani Moretti, Palombella Rossa (1989)

Une beurette sexy est attablée à l’étage du Café Beaubourg avec son ordinateur portable. Seule. Je la remarque en choisissant une table avec Barbara Polla — on ne va pas inventer de noms.

moi : Oui, depuis qu’on s’est débarrassés de l’étalon or, on peut dire que les trous de balle ont rendu opalescente la menace de se faire enculer par une bite de cheval.

barbara polla : Excuse-moi, je dois répondre au téléphone.

Et là, Barbara Polla commence à parler, au téléphone.

Et là (là, mais en face, à la table de la jolie jeune femme qui depuis notre arrivée est rivée à son écran, les mains immobiles tellement scotchées au clavier qu’elles trahissent leur besoin de se promener sous la table), la jeune femme se retourne, elle fixe Barbara Polla, puis elle oscille du tronc pour me regarder, moi, moi qui contemple la conversation de mon invitée se dérouler.

la jeune femme : Elle est incroyable !

moi : Elle est extraordinaire, en effet. C’est une femme extraordinaire !

la jeune femme : Non mais c’est dingue ! Parler comme ça devant tout le monde… Je suis consternée !

moi : Moi aussi je suis consterné. Par votre beauté. Et pourtant je vous le dis gentiment.

elle : Mais quelle agressivité !

Elle se lève et elle s’en va. Le cerveau au-dessus de ses seins aurait accepté sans broncher, voire aurait été séduit par un homme qui se serait exprimé avec grâce au téléphone. Mais que l’auteure de Tout à fait femme ait ainsi l’audace de poser son être dans un espace public, et de s’exprimer sans emphase mais sans se cacher, a heurté sa soumission. Elle s’est donc trompée de mots. Agressivité ? Quelle agressivité ?

Dans les premières pages de Tout à fait femme (éd. Odile Jacob), Barbara Polla a écrit ceci :

… Pourquoi ces désirs ?

Pour laisser au monde une trace au-delà de celle de nos enfantements. Pour que nos filles, au lieu de s’installer dans un monde qui n’est fait ni par elles ni pour elles et de le perpétuer, créent aux côtés des hommes et avec eux le monde de demain. Un monde meilleur ? Cela ne devrait pas être si difficile… Mais pour cela, il va falloir assumer notre puissance dans la joie, alléger notre héritage, concrétiser notre créativité et payer le loyer.

Mon rendez-vous s’achève, je me transporte en commun, et j’y pense. Quelque chose n’est pas passé, mais il s’est passé quelque chose : le langage en a pris un coup. Agressivité ! Mais quelle pauvre conne ! Musulmane modérée, je veux bien, mais je ne vois pas comment cela serait possible sans d’abord reconnaître les salissures indélébiles contenues dans les textes sacrés et dont l’Histoire foisonne, à travers de croustillants faits divers barbares. Ne me parlez jamais de votre amour en me cachant vos crimes !

Il y a eu un défaut de transmission du sens des mots. Nous avions prévu d’y remédier pour l’avenir, au bénéfice de jeunes gens pas encore nés.

Hélas ! Hélas !

Nous chérissions le projet d’un grand service public européen, et d’une nationalisation, au niveau européen — une continentalisation, une européanisation — de quelques secteurs dont il est communément admis que, lorsque les États les laissent aux mains du « privé » — quelques garnements très privés —, les choses tournent mal, même si la technologie progresse. Mais progresse-elle vraiment ?

Oh ! Nous savions que les États, après leur grand strip-tease pour assurer le spectacle de la concurrence, ne pouvaient déjà plus, légalement, récupérer leurs rejetons nationaux après en avoir confié la garde au Machin.

Mais nous pensions avoir trouvé la solution. C’est que nous voulions alléger la note de téléphone de centaines de millions d’Européens, les faire voyager dans des trains européens électrifiés par une entreprise publique européenne, et sur des routes européennes — propriétés de l’Europe, régies par des régies, et qui fonctionneraient avec des fonctionnaires dont le statut même aurait été réaménagé.

Ah ça ! On allait en même temps se venger des directives-camembert en interdisant le placo-plâtre — ce qui aurait permis de mettre au travail au moins cent mille plâtriers formés par les Portugais (histoire d’emmerder les Allemands) —, et on planchait sur un grand réseau européen de télévisions publiques qui auraient pu enseigner aux bébés que la solidarité est bénéfique au bizness. C’était facile, nous étions convaincus de convaincre le monde entier qu’un formidable projet européen était la seule façon de nous sortir du trou et d’en même temps motiver tout un continent à investir massivement dans la défense de ses propres valeurs, dans l’intérêt des actionnaires, des patrons, des travailleurs, des enfants, des immigrés, de l’écologie et de la qualité de la vie, sans avoir à prendre les armes, sans descendre dans la rue, sans opposer quiconque à personne, et sans vociférer, afin de se garantir l’assentiment des braves gens tout comme celui des requins et des loups. Il ne s’agissait que de ressusciter la chose publique dans le respect des libertés, de promouvoir la solidarité comme outil de rentabilité, et de ne pas laisser les confréries de couillons prendre la place de l’État, mais rien ne s’est pas passé comme nous l’avions souhaité.

Pourtant, la rectification que nous avions imaginée ne coûtait pas si cher : que valent quelques entreprises de télécommunication, d’énergie et de transports en regard d’un retour à la féodalité et d’une crise économique persistante ? Quant à combattre la violence et à la paupérisation, une armée européenne d’éducateurs était, pensions-nous, moins onéreuse à mettre sur pied que des bataillons nationaux de policiers.

Quand on voit le prix des fraises qui goûtent l’eau grise, franchement, le coût de notre démarche était très raisonnable.

Pendant un temps, nous avons cru pouvoir compter sur les artistes. Tu parles ! Mais les artistes, ils étaient aussi peu nombreux qu’ils l’avaient toujours été, et ce ne sont naturellement pas les millions de jeunes gens très bien formés à l’art, et dont l’art est partout exposé et tout le temps, qui se seraient levés pour nous soutenir.

D’autres choix ont été faits, différentes mesures ont été prises. Vous avez quoi ? Ce n’est pas très grave. Personnellement j’ai peu d’amis, et je ne les ai pas perdus en ne voyant pas ma politique mise en œuvre. Que l’on ait transformé en logements pour artistes les sites industriels tout en réindustrialisant les campagnes, cela ne gâche pas les bons moments que je passe encore avec ceux que j’aime. Mais quand même, je me demande ce que je ferai si j’ai encore un enfant. Dans les écoles, à six heures du matin, des millions de bambins vêtus d’un T-shirt Samsung, une casquette NYPD greffée sur le crâne, font leur gymnastique obligatoire dans la cour devant des écrans géants tandis que leurs parents partent aux champs assembler des processeurs.

Sinon ça va, il y a encore moyen de rigoler. Le week-end, c’est tous aux putes, et en semaine, tous au casino. On joue en Bourse, on baise porno, et on fait super-gaffe à ne pas offenser l’islam. Quoique ce soit encore une niche où il y a moyen de faire du blé. Un petit malin a édité un coran en patois bruxellois. Il a une fatwa sur la tête mais c’est un sacré tremplin commercial, une fatwa. L’auteur fait d’ailleurs gérer son pognon dans un fonds de placement chariacompatible. Ils ont un logo hyper-charté.

La charte graphique, voilà à quoi nous sommes désormais soumis. Les lois, les règles et les programmes sont terrifiants si on les prend à la lettre, mais, tout comme les journaux, les magazines et même les livres, ils sont de toute façon détournés par les graphistes. Si le propos, le contenu ou la forme d’une idée, d’une œuvre ou de quoi que ce soit qui fait sens ne respecte pas la charte graphique, le graphiste l’adapte.

Et la littérature, alors, a-t-elle aussi été dérégulée ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais j’ai trouvé que j’avais le droit, en proposant ce texte, de déréguler la marge. La marge, dans un cahier, c’est aussi la place accordée au dessin. Pour ces raisons, plaise à la Cour d’accepter de publier cette œuvre du peintre Damien De Lepeleire au pied de ma contribution.

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