Protection éloignée

Yves Wellens,

Les annales, chroniques, miscellanées, rétrospectives, bilans et autres photos souvenirs n’y ont pas manqué. Dans le florilège de nouvelles qui passent à la vitesse du son (et aussi fort que possible…), dans ce flot d’informations continues qui défilent comme des images accélérées (et encore raccourcies au montage…), celle-là, incontestablement, a fait date. En même temps, l’heure n’était pas à la commémoration, puisque l’action dure toujours : et quelques journaux ont rivalisé de verve pour marquer l’importance de l’événement par des titres se voulant visionnaires : Le pot de déconfiture ; L’ouverture de la boîte noire ; Oreillettes coupées

D’un monde où des banques se déclarent prêtes à payer pour vendre et se débarrasser de leurs filiales dans des pays à la dérive et qui plombent leurs cours de Bourse et inquiètent leurs actionnaires ; où des manipulations sur des taux d’intérêt interbancaires par des banques de connivence permettent d’orienter les marchés et de susciter des profits sans grands risques ; où des analystes financiers déclarent qu’un gouvernement à peine formé « n’aura pas d’état de grâce, et doit transmettre des objectifs concrets avant son investiture », se substituant de la sorte au processus démocratique ; où des pesanteurs idéologiques conduisent des États à ponctionner au-delà du raisonnable leurs citoyens, dont ils attendent néanmoins qu’ils contribuent à relancer leurs économies ; où les marchés sanctionnent l’austérité, sans qu’on les sanctionne eux-mêmes pour leurs criants excès ; où « le processus électoral, indispensable en démocratie, ne saurait interrompre le processus pour redresser l’économie, engagé par les gouvernements précédents », et où, par conséquent, il s’agit surtout de pouvoir continuer à demander des sacrifices à la population : d’un tel monde, à ce point à l’envers qu’être à l’endroit n’y est même plus concevable, rien ne pouvait plus réellement surprendre : tant la conscience qu’on pouvait y avoir de toutes les autres forces naturelles a été détruite par la nature même de l’économie, vorace et dévorante, impérieuse et impérative, impatiente et sans frein, mondialisée et sans amarres.

Et pourtant, ce mouvement-là, qui concerne les sphères des pouvoirs confondus (géomètres de plans de rigueur et réparateurs aux rustines de bulles spéculatives) et met bien en évidence leur humeur, ne pouvait que trancher sur le lot commun. Imaginez : les services rapprochés, les gardes du corps, les services de sécurité qui se rebiffent et se retirent, désespérant d’encore assurer la protection de leurs employeurs — mais surtout la leur…

Tous les plans savamment établis pour tenir la population à distance du périmètre des « réunions de crise » ou des « rencontres de la dernière chance » avaient dû être revus. La circulation détournée pour les cortèges et escortes officiels était bouchée par le nombre de véhicules immobilisés en route ; les couloirs réservés aux véhicules de fonction et aux motards de la police étaient obstrués par toutes sortes d’obstacles ; les stations de métro fermées au public devaient être rouvertes pour dégager la foule compacte qui restait en suspension non loin du siège des principales institutions. Bref, aucun des attributs habituels du pouvoir d’illusion, issu de la gestion des affaires courantes et de l’aura de représentation accordée aux mandataires qui l’exercent, ne faisait plus écran. La peur décomposait maintenant d’autres visages, d’autant plus angoissés qu’ils avaient cru ne jamais la connaître. Les cerbères ne chuchotaient plus entre eux pour déterminer la manière d’évacuer ceux dont ils avaient la garde : puisque tous les chemins de repli étaient coupés…

Que cherchaient ces foules massées sur les grands boulevards comme dans les petites artères des capitales du monde entier ? C’était encore loin d’être clair — ou du moins d’être clairement formulé. En tout cas, elles n’en étaient plus au stade de l’indignation ; et chaque individu qui en était se laissait déborder par des sentiments plus profonds et moins fugaces : parler autour de soi, échanger avec d’autres, ne plus être un anonyme. Rien ne paraissait plus inévitable, plus rien n’était fatal.

Quelque chose dans l’air faisait reculer les agents de sécurité et autres supplétifs de l’ordre. Le microcosme des gouvernants, politiques, financiers, experts, se heurtait de front aux rudes réalités du désaveu, et était à la veille de perdre le « monopole de la violence » sur lequel se fondait son autorité. Les gardes du corps et autres « gorilles », qui se demandaient en permanence comment encore contrôler quoi que ce soit, n’avaient pas obtenu de garanties suffisantes pour poursuivre leurs tâches dans des conditions normales : l’armée, notamment, ne serait pas appelée en renfort pour dégager les personnalités prises dans l’étau : et il n’était pas de tradition, dans les démocraties, de tirer sur des foules qui n’attaquaient pas…

Car c’est cela qui frappe : ces foules, rassemblées par un commun désarroi, paraissent désormais se détourner de leurs cibles — et ne plus croire qu’il serait même de quelque utilité de les atteindre. Et les élites, habituées à tout commenter, se tiennent coites.

Les choses en sont là, et nul ne peut en prédire la fin…

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