Le déjeuner de Stéphane Ray

Jean-Baptiste Baronian,

Stéphane Ray est né à Bruxelles et il y habite depuis cinquante-sept ans, mais c’est la toute première fois de sa vie qu’il va mettre les pieds au Rugantino, le restaurant italien du boulevard Anspach, à deux petits pas de la place Fontainas. Il doit y déjeuner avec un vieil ami d’enfance, Gino Deledda, lequel travaille à la direction commerciale de Barilla Belgio et s’enorgueillit d’être apparenté à la romancière Gracia Deledda, la lauréate du prix Nobel de littérature en 1926.

Gracia Deledda, Stéphane Ray ne l’a jamais lue. D’ailleurs, il ne voit pas quel intérêt il y aurait à lire des romans. À ses yeux, les romans exaltent les mensonges de l’existence humaine, déforment à outrance la réalité et, dans tous les cas, pervertissent les lecteurs. Sans compter que, neuf fois sur dix, ils s’attachent à des situations invraisemblables et par trop extravagantes… Il se souvient de sa petite sœur qui devenait méchante et féroce toutes les fois qu’elle se mettait à lire la comtesse de Ségur.

Il n’a jamais lu non plus les livres de son homonyme Jean Ray, dont un autre de ses amis, Charles Follain, lui a dit un jour le plus grand bien, au point de le considérer comme un des maîtres de la littérature fantastique moderne. Charles-Ferdinand Follain, lui, est français et il est le manager de la succursale de Louis Vuitton, boulevard de Waterloo, à Bruxelles. C’est aussi un fin lettré. La preuve, à l’entendre, qu’on peut aimer les belles lettres et s’occuper d’une boutique de luxe. Charles-Ferdinand Follain affirme que le merveilleux poète Jean Follain était l’oncle de son père. Toute la famille, aime-t-il préciser, est originaire de Canisy dans la Manche. Naturellement, Stéphane Ray n’a davantage jamais lu un seul poème de Jean Follain.

Pourquoi lire des poèmes ? Surtout, pourquoi en écrire ?

Et puis à quoi lui servirait-il de lire des romans et des poèmes dans le métier qu’il exerce, courtier en assurances ? Qu’est-ce que ça rapporte Deledda, Ray, Follain et Cie ? Comment est-ce possible de prendre à cœur des histoires de fantômes, de spectres, de revenants, de zombis, d’ectoplasmes, de goules, de lémures ou de vampires ? A-t-on idée d’y croire — et d’y croire dur comme fer ? Ce ne sont jamais que des balivernes…

Toujours ponctuel, Stéphane Ray arrive au Rugantino, à midi et demi tapant, et il est tout de suite frappé par le cadre. Il a l’impression de se retrouver dans un vieux cinéma de la ville. Il pense au Pathé Palace, de l’autre côté du boulevard, non loin de la Bourse. Il pense également au Nova à Etterbeek où, quand il était môme, il a vu des dizaines de westerns et quelques-unes des pitreries de Jerry Lewis.

Il est interpellé par un garçon chauve revêtu d’une vareuse blanche à qui il demande si Gino Deledda a retenu une table, tout en promenant ses regards de gauche à droite et de droite à gauche. Une seule table est occupée, à moins d’un mètre de lui. Deux femmes encore assez jeunes. Une brune et une blonde. La blonde lui rappelle Gwyneth Paltrow. Sans doute à cause de la forme du nez. Ou du galbe des joues. Ou de la moue à la commissure de ses lèvres.

Le garçon chauve consulte un petit carnet à spirales avant de secouer la tête.

— Deledda ? Je suis désolé, je ne vois pas.

Et il ajoute avec un vague sourire :

— Vous savez, ça m’aurait intrigué. Deledda, c’est le patronyme de ma belle-mère. Ma belle-mère est sarde. Une vraie mamma !

Un tantinet surpris, Sébastien Ray mâchonne sa salive.

— La réservation a peut-être été faite au nom de Ray.

Et là-dessus, il épelle les trois lettres de Ray. Le garçon chauve se replonge dans son carnet à spirales, grimace, toussote, répond qu’il ne voit toujours pas, mais que ce n’est pas grave et qu’il a encore par bonheur quelques tables libres.

— Je vous en prie, asseyez-vous.

Il désigne la table qui se trouve juste à côté de celle où ont pris place la brune et la blonde.

Sébastien Ray s’y installe aussitôt et réclame un Campari orange. Après un moment, il louche vers la brune. Il lui semble qu’elle a le type méridional.

Il songe qu’elle est portugaise, sans trop savoir pour quelle raison cette nationalité lui est venue à l’esprit. Mais un instant plus tard, comme la jeune femme brune s’adresse en français à la jeune femme blonde d’une voix chaude et gutturale, il se dit qu’elle pourrait être allemande.

À moins qu’elle ne soit hollandaise.

Ou anglaise.

Ou alors, c’est la blonde qui le serait.

En l’observant du coin de l’œil, il se ravise. Non, elle doit être suédoise. Ou danoise. Voire polonaise. Voire…

Le garçon chauve dépose devant lui un verre de Campari orange et lui tend la carte.

Au même instant, la porte d’entrée du restaurant s’ouvre et quatre clients font bruyamment irruption. Trois hommes tirés à quatre épingles et une femme d’une quarantaine d’années, coiffée à la Jeanne d’Arc, en tailleur Chanel. Collier de perles, sac en croco, bas résille, escarpins vernis. La classe. L’élégance française dans ce qu’elle a de plus agréable. Le genre que Stéphane Ray apprécie par-dessus tout. Probablement une cliente de Charles-Ferdinand Follain.

Suivent deux couples. Puis surgit un échalas portant de grosses lunettes noires, quoique dehors, le temps soit maussade. Un mafioso ?

Stéphane Ray consulte sa Rolex, selon lui le signe extérieur de sa réussite, au même titre que sa BMW 630 qu’il est allé conduire ce matin au garage pour une révision de routine. Dix minutes au moins que Deledda aurait dû arriver… D’un geste brusque, il s’empare de son portable et s’inquiète de savoir si son ami ne lui aurait pas laissé un message. Je serai en retard, ne t’en fais pas. Tu m’excuseras, mais j’ai eu un empêchement de dernière minute. Je te rappelle dès que je peux. Quelle guigne ! Figure-toi que je suis au fond de mon lit. Une fièvre de cheval. Va savoir où j’ai pu attraper une saloperie pareille ! Peut-être à Athènes, j’y étais le week-end passé. Une intoxication alimentaire. Décidément, la cuisine grecque ne me réussit pas…

Il n’y a aucun message.

Stéphane Ray téléphone alors à sa secrétaire, Mélina Ritsos, une Chypriote dont le mari, un économiste, travaille à l’ambassade de Chypre à Bruxelles, et dont le père a été un des partisans les plus actifs de Mgr Makarios. Une perle, Mélina. Une perle rare.

Pas de réponse.

Et pas de réponse non plus au numéro privé de Gino Deledda. Même pas sa boîte vocale.

Il lâche un imperceptible juron, parcourt distraitement des yeux le menu, puis se demande s’il ne s’est pas trompé de jour. Il s’empresse de mettre la main sur son agenda de poche et en tourne dare-dare les pages.

« Lundi 15 février 2010. 12 heures 30. Gino Deledda. Rugantino. Boulevard Anspach. »

Oui, c’est bien aujourd’hui qu’il a rendez-vous avec son vieil ami d’enfance Gino Deledda.

Ou alors, j’ai noté 12 heures 30 et c’est 13 heures. Ou même 13 heures 30.

Il est précisément 13 heures.

La salle s’est à présent remplie. Autour de lui, on parle toutes les langues. Un formidable charabia. Des mots, des torrents de mots, fusent de toutes parts. Certains dans des langues qu’il reconnaît sans la moindre difficulté, d’autres dans des langues qui ne lui disent absolument rien. Babel. Babel indéchiffrable. D’où viennent tous ces gens ? Qu’est-ce qui les attire ici, au Rugantino ?

À la table voisine, la blonde et la brune pouffent soudain de rire.

Il tend l’oreille. Il est question d’un dénommé Oscar, un Irlandais de… de… Cette région qu’évoque Michel Sardou dans un de ses tubes les plus célèbres ? Le Connemara ? D’après la blonde, l’Oscar en question se serait amouraché d’une certaine Lisbeth. Tu vois qui c’est, je suppose ? La Norvégienne qui avait épousé Karl, l’ancien patron des viticulteurs luxembourgeois. Si, si, je te le jure !

Déjà 13 heures 15.

Stéphane Ray se dit qu’il a l’air d’un con et que tous ceux qui le voient là, assis tout seul à sa table, avec son verre de Campari vide, doivent sûrement le brocarder. Il finit par héler le garçon chauve et lui commande une pizza napolitaine et un quart de rouge.

Il se sent observé. Il a l’impression que la brune et la blonde font des gorges chaudes sur son dos. En levant les yeux, il aperçoit la femme en tailleur Chanel et, comme elle sourit, il croit qu’elle lui lance un sourire moqueur. Dans son for intérieur, il fulmine. Il est à présent persuadé que cette vieille canaille de Gino Deledda lui a posé un lapin.

Il est 13 heures 20 quand le garçon chauve lui apporte un quart de rouge et 13 heures 30 quand il lui sert sa pizza napolitaine. Au même instant, la brune et la blonde se lèvent de table et s’en vont. D’autres clients ont fini leur repas et quittent aussi le restaurant. Et voilà que la femme au tailleur Chanel, escortée par les quatre hommes avec lesquels elle a déjeuné, disparaît à son tour.

Des bruits de chaise et de vaisselle. Des ombres fuyantes. Des pétarades et le sourd brouhaha venant du boulevard Anspach.

Stéphane Ray balaye la salle d’un regard circulaire et constate qu’il ne reste plus que lui et l’échalas aux grosses lunettes noires.

Lequel est en grande conversation avec le garçon chauve.

Ce n’est pas de l’italien. C’est sans doute un dialecte. Ou un patois quelconque. Ou alors du sarde.

À quoi ressemble la langue sarde ?

Est-ce qu’elle ressemble au corse ?

Il vide son quart de rouge, repousse son assiette dans laquelle il a laissé plus de la moitié de sa pizza napolitaine, s’essuie la bouche en roulant en boule sa serviette en papier qui s’effiloche entre ses doigts. Il a mangé sans appétit, sans le moindre plaisir. Il râle d’avoir été mené en bateau par Gino Deledda. Il le traite mentalement de tous les noms. Un salaud. Un faux-cul. Un vendu. Un prometteur de beaux jours. Un jean-foutre. Tu ne perds rien pour attendre, je te revaudrai ça !

Meurtri, il réclame l’addition. Et lorsqu’il l’a réglée, il se promet de ne plus jamais revenir au Rugantino. Jamais.

Dans le taxi qui le ramène à son bureau, rue de l’Abbaye, il apprend par le chauffeur (qui a un fort accent polonais) qu’un terrible accident de chemin de fer a eu lieu ce matin à la gare de Hal et qu’il y aurait de nombreuses victimes.

Des frissons lui traversent les membres.

Il pâlit et tremble en comprenant tout à coup que Gino Deledda a acheté une petite villa du côté de Hal, Huizingen ou Buizingen, et que chaque matin, il se rend par le train à son travail à Bruxelles.

Est-ce que Gino Deledda est monté dans ce train de la mort ?

Tout l’après-midi, Stéphane Ray est hanté par cette question — et elle est d’autant plus obsédante que personne ne répond lorsqu’il appelle son ami tantôt sur son portable, tantôt à son bureau sur le téléphone fixe, tantôt encore chez lui, à sa villa du Brabant flamand. Et lorsqu’il essaie de se remettre en rapport avec quelqu’un à la direction commerciale ou de la direction tout court de Barilla Belgio, on lui dit et lui répète que Gino Deledda est introuvable.

Introuvable.

Il n’arrête pas d’avoir ce mot à l’esprit.

Introuvable. Introuvable. Introuvable.

Le soir, la télévision affiche un numéro de téléphone spécial pour les familles des victimes dont le nombre serait, selon les enquêteurs, de seize ou de dix-sept. Le journaliste qui commente l’événement parle d’un « bilan provisoire ».

Malgré tous ses efforts, Stéphane Ray ne parvient pas à entrer en communication avec ce numéro et se désespère de plus en plus. Il va même jusqu’à se sentir responsable. C’est lui qui a choisi le jour du rendez-vous à déjeuner avec Gino Deledda. Et du reste, il a beaucoup insisté pour que ce soit bien le lundi 15 février, et non pas une autre date…

À 23 heures 40, la sonnerie du téléphone retentit soudain — une sonnerie affolante qui déchire le silence de son vaste duplex, avenue des Touristes, à Woluwé-Saint-Pierre.

Qui est-ce qui peut l’appeler à une heure aussi tardive ?

Ana, son ex-femme qui, après leur divorce, est retournée vivre à Riga en Lettonie où elle est née et où vivent ses parents ?

Leur fils unique Auguste, altiste dans un orchestre de chambre de Salzbourg, avec lequel il n’a que de lointains rapports conflictuels ?

Il décroche d’une main tremblante.

— Allô ?

— C’est toi, Stéphane ?

Il ne peut pas s’empêcher de pousser une sorte de cri de joie en reconnaissant la voix familière de Gino Deledda.

— Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? Où es-tu ? D’où est-ce que tu me téléphones ?

Il y a des grésillements et des bruits de friture sur la ligne, mais les paroles qu’il entend sont, elles, parfaitement audibles :

— Je suis désolé pour ce midi, je n’ai pas pu venir déjeuner avec toi au Rugantino… Mais j’ai une bonne excuse, une excuse imparable : je suis mort. Une barre métallique m’a transpercé le crâne… Une collision entre deux trains de voyageurs à Hal… Tu dois être au courant, non ? Quant à te dire si je suis au ciel ou en enfer et à quel endroit je me trouve au juste…

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