Toutes les communications avec les deux pays étaient désormais interrompues.

À l’échelle géographique du continent, ils étaient pourtant très éloignés. L’un était au bord de la Méditerranée ; le territoire de l’autre était en plein cœur du « poumon industriel » qui menait jusqu’à la Rhénanie et au bassin de la Ruhr. Chacun de son côté traversait de grandes difficultés, qui n’avaient apparemment rien en commun. Leurs maux si différents inspiraient pourtant aux observateurs un malaise et un vertige semblables ; ou plutôt, un malaise et un vertige de natures diverses, mais à une égale profondeur.

Au fond, c’était comme si quelqu’un avait vidé une bouteille d’encre noire au-dessus d’une carte de l’Europe entière, mais que, curieusement, seules la Grèce et la Belgique avaient dû absorber tout l’épais liquide.

On se perdait en conjectures sur les réels motifs de cette double plongée dans le noir, que rien n’était venu annoncer. Bien sûr, ces États étaient chacun aux abois : la Belgique aux prises avec d’irrésistibles forces centrifuges s’interrogeait ouvertement sur ses chances de survie, et la Grèce, contrainte de recentrer ses priorités, espérait éviter la faillite en saignant à blanc les plus pauvres de ses citoyens. Devant les lourdes retombées qui frappaient les deux pays, leurs partenaires de l’Union européenne, dont la solidarité leur avait jusque-là été comptée, mettaient brusquement les bouchées doubles pour accorder leurs violons. Mais le la du diapason n’était émis par personne…

Les deux pays étaient comme retirés du monde : fermeture de l’espace aérien, téléphone et électricité coupés, routes impraticables, acheminement du ravitaillement impossible, accès par mer interdit : même les relais de téléphonie mobile avaient rendu l’âme. Selon des témoignages à peu près fiables, un noir profond recouvrait tout ; et pendant le jour, l’ensemble des territoires était imprégné d’un brouillard persistant, empêchant de voir à plus de dix mètres. Les transports demeuraient immobilisés aux frontières ; et l’on devinait plus qu’on ne distinguait la présence d’humains agglutinés derrière les postes de contrôle : littéralement, la seule lumière visible, pour eux, venait de l’extérieur, c’est-à-dire des pays d’à côté. Pour comble, l’organisation des secours à l’échelle européenne était encore contrariée par le fait que Bruxelles, siège de l’UE, était, elle aussi, plongée dans l’ombre. À la Commission et au Parlement, d’obscures tractations et des marchandages éhontés, dominés par des enjeux étroitement nationaux, voire locaux, paralysaient les travaux. Si toutes les veilleuses étaient allumées en permanence dans les bâtiments pour y tenir à la chaîne des réunions d’urgence, il fallait reconnaître que les ténèbres avaient également enveloppé les consciences.

Faute de mieux, des conseillers erraient à l’aveugle dans les couloirs, se guidant surtout par les échos d’une discussion où ils venaient se greffer. On faisait interminablement le point sur les perspectives futures des deux pays. La Grèce, ravagée par la spéculation boursière, n’avait sauvé la mise et sa chemise que par un prêt massif (et non gracieux, la classe !) de ses partenaires, lui évitant ainsi de devoir emprunter sur des marchés trop voraces ; son gouvernement acculé par l’ampleur de la dette du pays avait dû se résoudre à appliquer séance tenante des mesures décidées ailleurs. La Belgique, minée par un conflit sans issue, n’attendait plus rien d’un gouvernement fédéral (où des ministres flamands et francophones devaient figurer sur la même photo) que de trouver les voix nécessaires pour justement saborder l’étage fédéral, selon l’arithmétique compliquée de la Constitution, et de parachever cette autodestruction en déléguant quasi tous ses pouvoirs aux « entités fédérées », Régions et Communautés.

En Grèce, l’austérité demandée à la population était d’autant plus mal ressentie qu’elle durerait des années et que, comme par hasard, elle se gardait bien de s’attaquer à la racine, c’est-à-dire à ceux qui avaient plongé le pays dans la débâcle. C’était d’ailleurs un principe de mieux en mieux connu en Europe, à mesure qu’il se répétait partout : les marchés sont le sang du système néolibéral ; si ce sang est corrompu par sa propre goinfrerie et incapable de rien créer ou irriguer, cela reste du sang. En corollaire, qu’ils soient politiques comme en Grèce mais surtout financiers à la fois juges et parties, les voleurs ne doivent jamais faire d’économies. Et l’onde de choc qui mettait le berceau de la démocratie plus bas que terre risquait de se propager vers des économies plus puissantes, où plus d’argent serait en jeu. Le sort de la Belgique était, lui aussi, des plus incertains : chacun percevait bien que la crise qui le secouait était d’ordre existentiel, et que celle-ci risquait d’avoir des effets néfastes sur le modèle de civilisation européen lui-même, empreint de tolérance et de l’esprit d’ouverture hérité des Lumières.

Dans ces débats improvisés, la conclusion était toujours identique : il faudrait, dans les deux cas, aller jusqu’au bout des impasses respectives de la Grèce et de la Belgique, et ainsi se heurter violemment aux limites d’un système, tout en sachant qu’on ne les franchirait jamais.

Alors, comme si le reste du liquide au-dessus de la carte avait été retenu un temps et suspendu en l’air, l’encre s’abattit soudain, et l’Europe entière tomba dans le noir.

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