Le discours du Ministre-président

Liliane Schraûwen,

Monsieur Van Pipperzeel a fait un peu de droit à l’université de Liège, puis des études de lettres. Il se pique de savoir écrire, et a longtemps rêvé d’une carrière littéraire. Jadis (« in illo tempore non suspecto », c’est bien comme ça qu’on dit ?), il a même composé quelques poèmes qui dorment au fond d’un tiroir. Il aime les mots, il adore les choisir, les apparier, les marier ou les opposer. Il aime les phrases. Il aime écrire. Mais quoi, il faut choisir. Politique et belles-lettres, c’est difficile à concilier. Giscard a bien commis un roman — parfaitement ridicule —, Pompidou a composé des anthologies, et Mitterrand a rédigé des essais. Mais qui sait si ce n’était pas avec l’aide d’Orsenna ? En Wallonie, il y a eu Alain Van der Biest qui ne constitue pas, il faut l’avouer, un modèle recommandable. D’ailleurs, Van Pipperzeel est un perfectionniste. Il veut se consacrer tout entier, corps et âme, à sa Wallonie tant aimée. Plus tard, peut-être, à l’âge de la retraite…

En attendant, il a décidé de rompre avec la tradition selon laquelle ministres et politiciens font rédiger leurs discours par des plumitifs professionnels. Est-ce que de Gaulle ou Spaak ont eu recours à des nègres ? Lui non plus n’a pas besoin de cela. Du moins en est-il convaincu. Il n’est d’ailleurs pas peu fier du texte de l’allocution qu’il a passé deux nuits à peaufiner, et c’est par excès de scrupules et de conscience professionnelle qu’il a consenti à le soumettre au conseiller littéraire dont on l’a gratifié.

— Mes chers compatriotes… commence-t-il.

— Ah non, ça ne va pas. Albert utilise cette formule lorsqu’il s’adresse aux Belges, et Baudouin le faisait avant lui. Il faut trouver autre chose. À moins, bien sûr, que vous envisagiez de vous faire couronner… D’ailleurs, le mot « compatriote » fait référence à la notion de patrie commune. On ne peut pas dire que la Wallonie, du moins pour le moment, constitue vraiment une « patrie ».

Le crayon suspendu, Van Pipperzeel rêve un peu. Roi de Wallonie, pourquoi pas ? « Ministre-Président », c’est déjà bien, mais qui sait…  Évidemment, avec une mère d’origine italienne, un aïeul turc, une ex-épouse marocaine et une maîtresse anversoise, difficile d’envisager la fondation d’une dynastie purement wallonne. Même si l’on sait que le premier Léopold de Belgique, figé pour toujours en haut de la colonne du Congrès, Allemand pure souche, a été marié successivement à une Britannique et à une Française. Et si toutes les reines de Belgique — et donc leur descendance — étaient étrangères. La France, la Bavière, la Suède, la stérile Espagne, la gracieuse Italie, voilà le terreau, voilà la chair et le sang de la dynastie belge. Mais quand même, il faut rester réaliste. Adolphe Ier, d’ailleurs, ça sonne plutôt mal. Surtout si l’on sait que le deuxième prénom du malheureux ministre est « Benito ».

Pour la millième fois, le grand homme se demande où ses parents ont été chercher ce nom aussi ridicule que difficile à porter.

Il hésite un moment, puis reprend :

— Wallons, Wallonnes…

Le conseiller pouffe discrètement.

— Vous ne craignez pas que l’on vous compare à Chirac ou à l’un de ses prédécesseurs ? Déjà que certains rêvent de rattachement à la France… Vous allez apporter de l’eau à leur moulin.

Bigre ! S’il faut faire attention à toutes les connotations historiques, sémantiques, culturelles et politiques du moindre terme…

— Mes chers amis…

— Monsieur le Ministre-Président, vous êtes un dirigeant politique, un homme d’État, un responsable de haut niveau. Vous ne pouvez pas être l’ami de ceux dont vous avez la charge. Évitons la familiarité, voulez-vous… Il faut maintenir une certaine distance, bien faire sentir à vos auditeurs que vous êtes responsable d’eux, certes, mais que vous restez au-dessus de la masse. Au-dessus de la mêlée, si vous préférez.

Adolphe Van Pipperzeel s’énerve un peu. Il aimerait en arriver au corps du discours. C’est qu’il en est fier, de ce texte harmonieux, sonore, aux longues périodes bien balancées. Il se réjouit de l’admiration et l’étonnement qu’il va lire dans le regard du conseiller. Il a hâte d’être à demain, d’entendre rouler ses phrases et ses mots sous les voûtes de la grande salle de l’hôtel de ville.

— Chers administrés…

Nouveau rire de l’insupportable plumitif.

— Si je puis me permettre, Monsieur le Ministre… Cela fait penser aux discours du maire de Champignac.

— Mesdames, messieurs…

— Euh… Un peu trop sec, ne croyez-vous pas ? Un peu trop « administratif », précisément. On se croirait à une allocution de distribution des prix…

Le Ministre-Président desserre son nœud papillon. La sueur coule sur son visage épais de politicien bien nourri. Il respire un grand coup, décide de rester calme quoi qu’il arrive, et se lance une fois de plus.

— Chers auditeurs…

— Nous ne sommes pas à la radio, Monsieur le Ministre, même si le discours sera diffusé sur les ondes. Il y aura aussi des gens dans la salle, près de vous. Le mot « auditeur » est devenu, au fil du temps, le terme utilisé par les journalistes ; je dirais même par les journalistes sportifs. Vous n’allez pas commenter l’arrivée du Tour de France, que diable !

Le pauvre Adolphe-Benito ouvre la bouche, mais l’impitoyable censeur prévient une nouvelle erreur.

— Voilà pourquoi il faut éviter aussi le « chers téléspectateurs » et le « chers spectateurs ».

— Évidemment, grommelle « l’homme d’État », cela va de soi. Chers électeurs…

Il se tait. L’abominable spécialiste va réagir, c’est certain.

— Vous n’êtes pas en campagne électorale, Monsieur. En outre, tous ceux qui vous écoutent ne sont pas nécessairement des électeurs…

Adolphe note mentalement qu’on l’appelle maintenant « Monsieur ». Le « Ministre » et le « Ministre-Président » sont passés à la trappe. Il décèle de la raillerie, du mépris peut-être, chez le subalterne. Mais il sait se contrôler. Il ne lui fera pas le plaisir de manifester son exaspération.

— Hommes et femmes de Wallonie…

— Et les enfants, qu’en faites-vous ? D’ailleurs, ils ne sont pas tous « de Wallonie ». Il y a des immigrés, des futurs Wallons peut-être, mais qui ne sont pas d’origine pure comme nous le sommes.

Allusion transparente aux racines exotiques du ministre, et à son patronyme hérité de quelque Batave exilé.

— Gens de mon pays…

— Même remarque, si je puis encore intervenir. Ils ne sont pas tous de votre pays. Et puis, la formulation prête à rire. Elle rappelle furieusement une chanson d’Enrico Macias, je crois, dont vous souvenez sans doute.

Et le crétin se met à chantonner : « Enfants de tous pays et de toutes couleurs… »

— Ils ne sont pas tous de mon pays, grommelle Van Pipperzeel, excédé. Et mon pied, il est d’où ?

L’autre feint de ne pas entendre. Van Pipperzeel se ressaisit.

— Quoi, mon vieux ? Vous ne voulez pas quand même pas que je commence comme monsieur le curé à la grand-messe, par un « frères et sœurs bien-aimés » ?

L’imbécile se gondole franchement. Un rire partagé, rien de tel pour détendre l’atmosphère, pense Adolphe. On lui a appris cela à l’un de ces séminaires d’animation politique et de gestion du stress qu’il a fréquentés. Il rit donc, lui aussi, puis fait une dernière tentative.

— Chers concitoyens…

— Je vous prie de m’excuser, mais ceci ne convient pas non plus. Si l’on s’en réfère à l’étymologie, « concitoyen » signifie « habitant de la même cité ». Votre discours, que je sache, s’adresse à la Wallonie tout entière. Ce n’est pas grand, d’accord, mais il y a quelques villes malgré tout… Liège, Namur, Charleroi, Mons…

— Ça va, ça va, je connais la géographie de ma région.

Le prétentieux scribouillard ne résiste pas à la tentation d’étaler son passé de professeur.

— Le préfixe « con », comme vous le savez, vient du latin « cum », qui signifie…

Cela fait un moment que le Ministre-Président ci-devant Adolphe Ier de Wallonie lutte contre une énorme envie de trucider le cuistre. L’estrapade, la pendaison, l’écorchement, l’écartèlement, rien ne serait assez terrible pour punir tant de fatuité et d’outrecuidance. Cela fait un moment qu’il sent monter en lui une colère gigantesque, ubuesque, jupitérienne, homérique eu un mot. Cela fait un moment qu’à force de vouloir se maîtriser, il sent son cœur s’affoler, son souffle s’accélérer, ses mains trembler. Alors il explose, et son soulagement est immense :

— « Com-patriotes », ça ne va pas, n’est-ce pas, malgré le préfixe ? Et « com-pagnons » non plus, ni tous ces autres mots auxquels j’ai pensé, comme « con-damnés », « con-disciples », « con-frères », « con-jurés », « con-sacrés », « concombres », « concurrents », « congénères », « conspirateurs », « contemplatifs », « contraints » (ceux qui prennent le même train), « contractuels », « contremaîtres », « contribuables »… ni même « con-citoyens » comme vous me l’avez gentiment fait remarquer.

Il reprend son souffle.

— Je ne sais pas comment je vais les appeler, tous ces braves gens. Pourquoi ne pas créer un nouveau mot, avec un joli suffixe latin comme vous les aimez ? Que pensez-vous de « con-wallons », par exemple ? Du latin « cum » qui signifie « ensemble ». Ensemble, nous construirons la Wallonie, ensemble, nous ferons sa grandeur… Qu’en pensez-vous ?

L’autre le regarde, atterré. Alors le ministre conclut, impérial :

— Non, je ne sais pas comment je vais commencer mon discours, je ne sais pas comment je vais les nommer, ceux qui m’aiment et m’ont élu. Mais vous, par contre, je sais ce que vous êtes !

— ???

Un con pédant, monsieur, à défaut d’être compétent… Et un con wallon, un vrai, sans trait d’union.

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