Wallon l’Africain

Michel Torrekens,

– «Alors, Wallon, ça marche les affaires. Une belle réussite, cette année, la fête. Je n’ai jamais vu autant de monde. Quand c’est bien préparé, ça paie.»

 

Il jubilait, le bourgmestre. Après sa victoire aux dernières élections et la fin d’un purgatoire de douze années, la réussite de cette huitième fête des Macrales sacrait définitivement son succès. Wallon, lui, était aux anges. Le client défilait et les chopines circulaient. La bière coulait à flot et l’afflux de touristes en ce mois de juillet portait le consommateur vers les bières spéciales, plus goûteuses et surtout plus coûteuses. Cela mettrait du beurre dans les épinards. Notre homme n’était pas peu fière de son café, Chez Wallon. Il avait été bien inspiré de racheter ce commerce en plein centre ville, dont la devanture donnait sur la rue principale et dont la terrasse à l’arrière dominait le lac. Les habitués se moquaient de la vue sur un plan d’eau dont ils avaient fini par se lasser à force de l’avoir sous les yeux, mais le touriste s’y précipitait en quête de soleil et de paysages pittoresques. Wallon gagnait sur les deux tableaux.

 

– « Wallon, remets nous trois morceaux de tarte aux myrtilles. Bientôt, il ne t’en restera plus. Au rythme où elle part… »

 

C’est vrai qu’il avait été un peu juste au niveau des commandes. Il veillerait au grain l’an prochain. Plutôt enclin à l’émotion facile, il songeait souvent à ses parents qui devaient plastronner au pays sur la réussite du fiston. Celui-ci le leur rendait bien par un chèque qu’il leur envoyait chaque mois et qui leur apportait une rente suffisante pour terminer leurs jours à l’aise. Il était bien loin le temps où Wallon avait grandi dans ce quartier populeux et bruyant de Kinshasa, aux rues poussiéreuses, jonchées de débris, creusées d’ornières et où chaque bus qui s’y hasardait risquait de verser à tout moment. Mais c’était aussi le bon temps, celui d’une insouciance qu’il n’avait plus jamais retrouvée ici. « Wallon, quel drôle de nom ? », lui lâchait-on bien souvent. Et à chaque fois, il racontait son histoire. Comment son père, comptable à l’hôpital, avait fait la connaissance d’un Belge venu pour affaires et pour vendre des instruments chirurgicaux fabriqués dans une manufacture de la métropole. Comment, par le hasard des connivences tapies au plus profond des êtres, ils en étaient venus à sympathiser. Comment Ernest, c’était son prénom, avait pris l’habitude, à chacun de ses voyages, de négliger l’hôtel luxueux des Belges pour venir loger chez nous. Comment le même Ernest vantait avec bonhomie les mérites de sa région, la Wallonie, même si celle-ci souffrait des débuts d’un déclin qui irait croissant. Comment il avait appris aux frères et sœurs de Wallon Li Bia Bouquet et comment lui-même se mit à fredonner avec un entêtement joyeux Indépendance cha-cha. Comment tous les enfants du quartier s’égayaient dans la rue lorsque la famille d’Ernest prit l’habitude de venir leur rendre visite et qu’ils se mettaient en courir dans les rues en criant : « Les Wallons sont là, les Wallons sont là… » Comment son père, par amitié pour Ernest, avait donné au cadet de ses nombreux enfants ce prénom qui allait le rendre célèbre dans tout Matongé. Comment Wallon en était arrivé à truffer son français déjà écorché de nenni, de oyi, de rastrins, de dji vou bîn

 

– « Eh bien Wallon, tu es encore plus bronzé que l’an passé. Ne viens pas encore raconter que tu travailles trop. Personne ne te croira ! »

 

Le bourgmestre avait cet humour un peu lourd qui faisait s’esclaffer tous les consommateurs. Et ce n’est pas le sourire de Wallon qui l’aurait découragé de continuer. Wallon avait toujours entendu parler de cette région comme d’un lieu mythique : ses grandes industries, ses forêts profondes où des chevaux musculeux peinaient à tirer des troncs bûcheronnés, ses pluies obsédantes qui contribuaient au caractère taciturne des habitants, ses gilles folkloriques coiffés de plumes d’autruches, ses fleuves et leurs péniches pataudes, ses bières enfin. Arrivé à l’âge de se choisir une voie plus ou moins définitive, il opta pour l’étude de l’agronomie dont une Faculté avait étendu sa réputation jusque sur le continent noir en y envoyant régulièrement des experts et des coopérants. Il allait y engouffrer les économies de son père, mais réaliserait de la sorte un rêve que portait toute la famille. Sans compter qu’Ernest proposait de le loger, les aînés des deux familles ayant déjà pris leur envol. Ce serait enfin pour Wallon l’occasion de découvrir cette terre qui lui collait à la peau.

 

Quand son avion avait survolé la campagne qui formait l’écrin au creux duquel se nichait la capitale du royaume, il n’en avait pas cru ses yeux : les moutonnements d’arbres présentaient une variété de verts comme il n’en avait jamais vu. Toute une géographie de forêts sombres, tachetées de clairières plus claires, des ondulations de velours, de laines, de crêpes, des trésors de chrysoprases, d’émeraudes, de jades, de péridots… Il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l’avoine, le vert gris du seigle… Un peintre aurait dû jouer de toutes les variétés de ses tubes et les chrome, cobalt, Véronèse, céladon, absinthe n’auraient pas épuisé toutes les nuances qu’offrait l’imparable nature. Très vite, les promenades en forêt où il se sentait irrésistiblement attiré convièrent d’autres sens aux festins que lui prodiguait cette région. Son plaisir était exalté quand, après la pluie, le terreau et les végétaux transpiraient toutes les senteurs terrées en eux par temps sec. C’était une véritable orgie de parfums, d’effluves, de fragrances. Wallon se prenait à chanter, à crier, à respirer à pleins poumons… Avec le temps, il se mit à savourer l’alternance des saisons qui rompait avec la monotonie des jours sous d’autres latitudes. Il aimait suivre les variations du paysage, ses métamorphoses progressives et retrouver d’année en année le rythme universel qu’imprimait le climat à ces mutations.

 

– « Eh, Wallon, tu rêves ? Qu’est-ce que tu attends pour nous servir ? Et prends un verre pour toi et Trientje. Quittez donc un peu votre comptoir et venez boire le coup avec nous. »

 

Wallon jeta un coup d’œil du côté de Trientje et lui fit un large sourire. Il était ému de retrouver sous les coups impitoyables des ans les traits de celle qui l’avait séduit. C’est à quelques kilomètres d’ici qu’il avait fait sa connaissance. Il était venu se réfugier avec la famille d’un ami pour bloquer dans un camp de vacances. Pour un blocus, c’était un vrai blocus. La majorité des chalets était occupée par des flamands et des Hollandais. Même le personnel venait du Nord. Wallon avait donc deux atouts que ne possédaient pas les autres garçons de son âge : son exotisme et son français chaotique. Catherine était de Gand, elle faisait ses études dans une ville francophone pour améliorer sa pratique des langues. Ils se croisèrent à la piscine. Catherine, que les horizons lointains attiraient, le remarqua rapidement et lui fut fasciné par sa pétulance, sa façon de toujours lui sourire. Ils se marièrent dès les études terminées. Wallon ne trouvant pas d’emploi à la mesure de son diplôme, Catherine accepta de revenir sur les collines où naquit leur couple pour ouvrir cet estaminet. Catherine devint bien vite Trientje pour les habitués comme elle l’avait toujours été pour ses intimes. Chaque année depuis leur installation, sa famille venait lui rendre visite dans cette Wallonie flamandisée deux mois durant.

 

– « Trientje, fustige-lui les fesses du balai. Il y a longtemps que Wallon ne nous a plus fait un pas de danse. »

 

Pour la fête des Macrales, Trientje avait suivi l’exemple des femmes du quartier qui, pour l’occasion, se déguisaient en sorcières et devenaient les maîtresses de la cité. Avec le soupçon d’accent qu’elle avait gardé, elle augmentait le mystère qui entourait ses vénérables femmes rejetées aux temps anciens. Wallon songeait, lui, aux sorciers de son village qui, dans son enfance, étaient vénérés comme des dieux.

 

De fermentation basse ou de fermentation haute, blanches épicées et fruitées, trappistes charnues et sucrées, ambrées au doux goût, saveurs de malt fruités avec des touches de caramel ou chocolat, Wallon était devenu imbattable dans le domaine de la bière. Il en servait plus de quatre cents différentes. Il avait l’impression de renouer avec une activité séculaire. Déjà en 1595, on citait un sieur du cru qui fabriquait sa propre bière dans une brassine familiale. Au début du 20e siècle, de nombreuses brasseries locales disparurent. Aussi Wallon fut-il tout émoustillé à l’idée de relancer une bière artisanale sur levure, brassée à l’eau de source. Et le succès fut à la hauteur de ses espérances. Il en exporte aujourd’hui à Kinshasa où son frère a ouvert un établissement jumeau du sien : Chez Wallon. Pourquoi changer un label qui marche ?

 

– « Allez, Wallon, mets nous une dernière tournée. Et buvons à l’Afrique. Comme je te l’ai toujours dit : l’Afrique est l’avenir de l’homme wallon. Pas la femme, pas le fric : l’Afrique, Wallon, l’Afrique. Santé !»

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