Le fait des autres

Philippe Jones,

En plein midi, le soleil joue sur la terrasse.

Une explosion. Un grand silence.

Une femme enceinte se voulait une bombe vivante. Les blessés gémissent et crient. Les morts sont toujours innocents. Le terrorisme n’est-il pas le cancer de la résistance ? « Il fallait se défendre, on ne pouvait admettre le grignotement des lieux dans lesquels on vit », disait-elle.

Ahmed, qui tentait de la retrouver pour la convaincre d’abandonner son projet, entend au loin le bruit de la déflagration. « Pourquoi, pense-t-il, ne m’a-t-elle pas écouté ? Elle avait tout pour réussir, une personnalité, un diplôme universitaire, une carrière qui s’ouvrait. »

Ils s’étaient vus la veille au soir, ils avaient longuement discuté. Ahmed lui avait fait part de son désir de quitter l’organisation pour cesser de tuer et de mourir.

« Comment peux-tu, dit-elle, aurais-tu peur ? »

« Non, mais tu existes aujourd’hui.

« J’ai la même haine que toi », répondit-elle.

« Mais je sais maintenant que cette haine ne mène nulle part, on est condamné à exister côte à côte. »

« Tu oublies que, hier matin, un hélicoptère a écrasé d’une roquette la voiture de notre ami Selim et tué deux enfants qui jouaient dans la rue ! »

« Je sais, la mort de Selim est pour moi une profonde douleur, et l’assassinat des enfants un crime, mais on ne peut pas continuer cette politique d’escalade… »

« Il n’y a pas surenchère, dit-elle, ce sont eux qui nous provoquent, vois le nombre de morts de leur côté et du nôtre. Ils se croient tout permis, ceux qui se croient élus de Dieu ! »

« Qu’est-ce qu’un dieu ? J’y pense souvent. Ils ont un dieu et nous en avons un, et d’autres encore en ont d’autres. Et ces dieux répondent tous à quelque besoin foncier. Seules les formes qu’on leur donne diffèrent et leurs pratiques d’interdiction. Interdire, tu te rends compte ce que cela signifie, interdire avant d’aimer et de soutenir. Tout cela revient à dominer au nom d’une religion ! Où est-il ce dieu quel qu’il soit ? Que sommes-nous ? Moins que le plus microscopique des virus dans un univers sans bornes. »

« Les questions que tu te poses sont oiseuses. Il y a les faits : on cherche à nous chasser, à faire le vide pour d’autres. C’est ça la vérité quotidienne, devant laquelle on se trouve et à laquelle il faut répondre. »

« Mais répondre par la mort n’est pas une réponse. »

« Je crois que c’est le seul langage qu’ils entendent pour l’instant, le seul qui puisse à la longue poser des questions à certains, attirer l’attention d’autres pays, de l’Occident, faire prendre conscience… »

« Prendre conscience… mais nous ne serons plus là pour le constater, nous ne serons qu’un nombre de plus sur la liste ! Crois-moi, il faut réagir, arrêter cette spirale, on ne gagnera jamais ainsi. Militairement, ils sont plus forts et les autres pays ont des problèmes différents des nôtres. Il faut se persuader de ne plus combattre. C’est possible, puisqu’on y était presque arrivé ! »

Elle se taisait.

« Regarde-toi, reprit-il, tu as du talent pour convaincre. Une femme, même dans ce milieu machiste, peut en imposer par sa rigueur. Et cet enfant que tu portes, il est sans doute le nôtre, cet enfant. »

« Cet enfant, le monde n’est pas fait pour qu’il vive ! »

Elle sanglotait.

Il ne savait que dire, il se faisait tard, il devait rejoindre le camp dont il s’était échappé. C’était facile de jour, mais la nuit…

« Réfléchis, lui dit-il en la quittant, ne te laisse pas aller, ni entraîner. Ton geste ne changera rien, pas plus que les miens n’ont modifié le cours des choses. Il y a de meilleurs chemins à prendre, retrouver ceux qui veulent parler. Promets-le moi, pour nous. »

Il crut avoir ébranlé ses convictions. Mais il apprit, à l’aube, que les troupes avaient fait une nouvelle incursion dans le faubourg sud. Une incursion punitive, ainsi l’appelaient-ils. Et cela expliquait ceci, son sacrifice à elle. L’engrenage était relancé.

Chez les Goldmann, ce soir-là ressemblait à tous les autres soirs, une moins forte chaleur, mais toujours la même angoisse. Sarah n’était pas encore rentrée. Or, les cours qu’elle suivait se terminaient à dix-huit heures. Peut-être une recherche à la bibliothèque ? Le téléphone sonna.

« Vous êtes bien Bénédict Goldmann ? », dit une voix.

« Oui. »

« Vous êtes le père d’une dénommée Sarah ? »

« Oui. »

« J’ai le triste devoir de vous annoncer sa mort. Elle a été tuée dans l’attentat de ce midi au café Mozart. »

« Sarah est morte », dit-il en regardant sa femme. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, les larmes coulaient. Le fils les observait, hébété. Au bout de quelques minutes, il leur dit : « Je m’en vais à ma réunion. »

« Tu ne vas pas chez des assassins, ils viennent de tuer ta sœur ! » Les voix du père et de la mère s’étaient mêlées.

« Si, répondit Jacob, c’est pour cela que j’y vais. On ne peut continuer. La nuit dernière le faubourg sud, aujourd’hui le café Mozart. Ce n’est pas possible, c’est intolérable ! » Il criait et agitait les bras en tous sens.

« Mais que peux-tu faire, Jacob ? », lui demanda sa mère.

« Leur dire ma douleur, essayer de comprendre la leur. Seuls les aveux peuvent dénouer. »

Une heure plus tard, ayant pris de multiples précautions pour s’assurer de n’être pas suivi, il frappe trois coups espacés et deux brefs à une porte qui s’ouvre rapidement pour le laisser entrer.

Ils sont six maintenant, trois de chaque côté de la table. « Qui est ce nouveau venu ? », demande Jacob à voix basse à son voisin. « Un certain Ahmed, on le dit convaincu et intelligent. »

« Essayons de parler », dit Jacob sourdement.

« Parlons », répond Ahmed.

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