Ménage à trois… ou quatre

Jean-Pierre Berckmans,

Los Angeles, avril 1964

J’avais vingt ans, je sortais des Beaux-Arts et j’avais adoré Jules et Jim de François Truffaut, sa joie de vivre sensuelle et amorale.

Le cinéaste avait adapté, en 1962, un roman autobiographique d’Henri-Pierre Roché, que j’avais lu en une nuit. L’auteur racontait son ménage à trois avec Helen Grund – Jeanne Moreau –, que son ami Franz Hessel lui avait présentée au Café du Dôme à Paris, à deux pas de chez Picasso qu’il connaissait depuis longtemps.

Pendant deux ans, Franz et Henri-Pierre, le juif et le catho, avaient écumé ensemble le Montparnasse artistique en séduisant les plus jolies filles — modèles, peintres ou jeunes baronnes —, s’échangeant souvent leurs conquêtes d’une soirée ou d’un mois. Mais Helen, pour Franz, était hors-jeu ; il ne fallait pas que son ami la touche : c’était sa future femme et Pierre ne coucha donc pas avec Helen… à Paris. Franz Hessel épousa Helen Grund. En 1917, ils eurent un enfant en Allemagne : Stéphane. Puis le couple invita Henri-Pierre pour les vacances. Helen, qui avait des amants dont un célèbre boxeur qu’elle ne cachait pas à son mari, tomba immédiatement amoureuse d’Henri-Pierre (Henri Serre) et, avec Franz (Oscar Werner), ils vécurent ensemble plusieurs années de passion à la fois amicale et érotique, d’où le roman Jules (l’Allemand) et Jim (le Français).

Je trouvais le trio libéré que formait Helen — Catherine dans le film — et les deux « ex-serials noceurs » le comble du romantisme, et le fait que Truffaut avait rendu beaucoup plus sérieux les deux hommes ne m’avait pas trop gêné : « Adapter c’est trahir », comme le disait Samuel Fuller.

Mais là, je suis à Los Angeles ou un ami américain de mes parents m’a trouvé un stage de graphiste dans l’agence de Guy Day — qui quatre ans plus tard créera avec son ennemi-ami Jay Chiat l’agence Chiat/Day dont il prendra la présidence en jouant à pile ou face.

Par un pur hasard, j’ai rencontré Kay, une jeune Islando-Américaine, à Venice, dans l’avenue où le génial architecte Frank Ghery installera les célèbres Jumelles géantes du Chiat/Day Building. Je l’ai emmenée voir Jules et Jim dans un cinéma de Westwood en pensant que, pour elle, dans cette Amérique encore coincée, ce serait une bonne découverte des mœurs européennes et françaises en particulier. Mais alors que nous buvions un deuxième Margarita, elle me dit qu’en Islande les gens s’emmerdaient tellement qu’ils passaient leur temps à boire et à baiser et qu’elle avait perdu sa virginité à treize ans et demi !

Maintenant nous sommes dans ma chambre au Château Marmont — qui n’a rien d’un palace à l’époque : fauteuils défraîchis, lampes années 1950, couleurs passées, etc. Kay a posé ses mains sur la fenêtre. Je vois L.A. illuminé, Sunset Boulevard, ses cheveux lisses, son dos bronzé, ses reins creusés avec son tatouage dessinant des ailes d’anges — ce qui était encore rare —, mes mains agrippées à ses hanches puis ses fesses bien fermes qui vont et viennent à la rencontre de mon sexe, éclairées par les dizaines de bougies qu’on avait allumées un peu partout — à défaut de feu dans la cheminée. Elle avait dit : « J’adore baiser à la lumière des flammes » et j’avais ajouté : « Comme Baudelaire ». Pour ne pas jouir trop vite, je tire sur un gros cigare cubain qui nous avait servi de prélude érotique et les volutes de fumée serpentent devant ses yeux alors qu’elle tourne la tête vers moi la bouche entrouverte.

Je me penche pour l’embrasser quand une pluie glacée nous inonde soudain : le smoke alarm a déclenché les sprinklers de sécurité et toute la chambre est aspergée par des jets sous pression.

L’eau jaillit sur les épaules de Kay, coule sur ses seins aux aréoles roses, le long de son dos, jusqu’à mon sexe que je retire aussitôt mais qui refuse de mollir, éteint mon cigare, le réduit à son rôle de sex toy. Nous nous accrochons l’un à l’autre en crachotant sous ce Niagara sécuritaire, nous nous précipitons dans la salle de bains comme les souris dans un Tom et Jerry. Ici, pas de cataracte agressive et malodorante — vingt ans dans les mêmes tuyaux. Je bande toujours. « Il faut arrêter ça », dit Kay. Elle me regarde en riant et ajoute : « La sécurité va arriver. » Deux secondes plus tard, la porte s’ouvre violemment. Deux gardes et le directeur de l’hôtel s’encadrent dans le miroir du lavabo. Kay est accroupie devant moi et me suce vigoureusement. Un des trois hommes me désigne du doigt comme Dieu devant Adam savourant la pomme. « You are under arrest ! », avant de claquer la porte. Kay rajoute dans un clin d’œil : « … cause you are the best ! » et elle reprend son service interrompu.

Il faudra l’ami américain, le consul de France et l’avocat de Guy Day pour que je m’en tire avec un an de prison avec sursis et 2 500 dollars d’amende. Les charges retenues contre moi formaient une liste de délits divers et variés aussi longue et pénible qu’une année sans film de Truffaut.

Cannes, 20 juin 1984

J’avais passé quinze ans chez Chiat/Day à L.A., remboursé mes
dettes — 65 000 dollars de frais d’avocats pour l’affaire du Château Marmont —, épousé Kay, acheté un appart, rencontré Zen, une Américano-Vietnamienne, divorcé de Kay, épousé Zen, été le père de Laura, acheté une petite maison à Venice, divorcé de Zen, lui avait laissé la maison, payé des pensions alimentaires, loué un dernier étage à Pacific Palisades ! Bref, j’étais « créatif » dans l’agence la plus créative de la côte ouest.

Pourtant, très vite, je me suis rendu compte que la « création » servait surtout à pomper — parfois brillamment — les idées dans l’air à la mode et que la pub restait avant tout un moyen de vendre ce que les consommateurs ne songeaient même pas à acheter. Quels « créatifs » étions-nous à côté des peintres, des écrivains, des sculpteurs, des architectes — non pas ceux-là, la plupart sont des cons et à Bruxelles c’est une insulte — ou des grands cinéastes ? En fait nous étions tous des usurpateurs pour notre créativité super bien payée, nos primes de fin d’année et nos voyages en première classe — ah non, pas question de business seat !

J’en avais assez de cette vie-là et je me suis reconverti en réalisateur de films — de spots comme on dit dans la pub —, ce que je faisais déjà comme responsable de création dans 80 % des cas, les réalisateurs étant le plus souvent des « faiseurs d’images » sans imagination.

Finie la présence au bureau ; indépendant, on se fait payer des fortunes et, le plus gros avantage : on n’est plus en contact avec les clients de l’agence sauf aux fêtes de fin de tournage où le champagne et les filles faciles nous rassemblent tous.

Et c’est comme réalisateur que je me retrouvais à Cannes aux fameux « Lions », le festival international de la pub.

Ce jour-là, Apple et l’agence Chiat/Day présentaient le spot 1984 pour la sortie du Macintosh, qui était le premier Mac portable — dans un gros sac quand même — et surtout le premier ordinateur facile d’emploi.

Comme souvent le style était inspiré par un film classique : Metropolis de Fritz Lang — dont les kids ne supposent même pas l’existence — avec ses longues cohortes d’ouvriers-zombies qui avancent au pas cadencé dans des sortes de caves. Puis surgit une jeune femme en tenue de sport blanche et rouge — seule couleur du spot —, qui jette un énorme marteau en direction d’un écran géant où ânonne une figure du grand leader : Big Brother… L’écran explose, les zombis se libèrent.

Claim final :

On January 24th

Apple computer will introduce

macintosh

and you’ll see why 1984

won’t be like 1984.

Applaudissements nourris dans la grande salle.

Le film était parfaitement réalisé par Ridley Scott, qui avait, deux ans auparavant, transformé un projet intimiste de S.F., Blade Runner, en blockbuster arty.

Je trouvais étonnante cette référence au livre de George Orwell publié en 1949 et dont le personnage principal — le grand maître du monde proche de la Corée du Nord —, Big Brother, est plus connu que la trame dramatique que tout le monde a oubliée. Rien n’était plus éloigné de notre 1984, triomphe du libéralisme et du fric facile que l’univers de George Orwell. Alors pourquoi Chiat/Day avait conçu ce « commercial » assez chiadé mais hors de propos ?

À la sortie de la projection, je rencontre Diane W. Elle était entrée chez Chiat/Day comme la plus jeune responsable clientèle sur les budgets Apple. Après mon départ, elle est devenue TV producer. Elle était donc responsable du film 1984, ce qui ne m’étonnait pas, tout le monde savait que Diane avait longtemps été la maîtresse cachée de Steve Jobs.

Malgré mes mèches argentées, elle me reconnaît et m’invite à la fête de l’agence qui se tenait autour de la piscine de l’hôtel Martinez. Je suis frappé par sa beauté métissée d’Afro-Américaine. Ses yeux verts, sa bouche aux lèvres ourlées, sa silhouette parfaite et ses cheveux courts m’avaient toujours fasciné mais rien ne s’était passé entre nous.

Sur la Croisette, elle me dit qu’elle a épousé le directeur de création de Chiat/Day, Michaël B., qui a quinze ans de plus qu’elle.

Je lui fais part de mes interrogations à propos de 1984. Elle me sourit puis met un doigt sur mes lèvres : « Chut, on en parlera plus tard. »

La nuit tombait sur le Martinez et la fête battait son plein. On buvait beaucoup et la coke circulait discrètement dans les toilettes Art déco. Diane m’avait présenté son mari, Michaël, que tout le monde appelait Mike et elle passait d’un groupe à l’autre, décochant des sourires et laissant derrière elle une vague de désir palpable. Quelques jolies putes de la côte d’Azur avaient fait leur apparition ; elles riaient très fort, buvaient du champagne puis feignaient de perdre l’équilibre et tombaient dans la piscine en accrochant au passage quelques invités en smoking. Dans leurs robes mouillées, elles se collaient à ceux qui offraient à boire. Tout le monde trouvait ça drôle et les chutes dans la piscine étaient devenues un classique des fêtes cannoises.

Je me rapproche de Diane, lui murmure à l’oreille : « Comment va Steve Jobs ? » Elle me répond : « Il est fou de rage contre IBM, il pense qu’ils veulent rester seuls, ne rien partager, tout dominer, c’est ça, 1984. » Je constate une sorte de lueur bizarre dans ses yeux, je me retourne, Mike est tout près, il ouvre les bras et nous pousse tous les deux dans la piscine. Quand je refais surface, je le vois sauter dans une gerbe d’eau bleutée.

Se retrouver en smoking dans une piscine n’a rien de très marrant, surtout si on doit rentrer à l’hôtel Majestic de l’autre côté de la Croisette. Heureusement, à l’époque, l’iPhone n’existait pas et on ne perdait pas, en une seconde, ses contacts, ses photos, ses musiques préférées, ses mails, ses cartes géographiques, son GPS, ses restos habituels et ses call-girls codées.

Trempés, nous nous retrouvons tous les trois dans la suite de Mike et Diane. Elle se déshabille immédiatement dans le salon pendant que Mike me conduit à la salle d’eau. Entortillé dans un drap de bain, j’interroge Mike :

« J’ai l’impression que c’est à vous que je dois ce bain de minuit.

— Bien sûr, il fallait provoquer quelque chose, vous amener ici.

— Mike, je ne veux pas rejoindre Chiat/Day même si vous allez gagner le grand prix des “Lions” avec 1984. »

Mike éclate de rire.

« Vous ne pensez qu’au boulot, mon vieux. » (« Mon vieux », alors que j’avais huit ans de moins que lui.)

Il se penche vers moi :

« Diane est amoureuse de vous… Enfin, elle a flashé sur vous, elle veut coucher avec vous ! »

Je n’avais rien remarqué, elle ne m’avait fait aucune avance et pourtant je l’avais traquée du regard toute la soirée.

« Allons dans le salon », me dit Mike en me poussant devant lui comme Brutus accompagnant César hors du Sénat.

Dans le salon, Diane, assise sur le canapé, était entièrement nue ; son pubis, rasé, ne laissait qu’une mince barrette de poils, verticale, à la mode des eighties. Elle introduisait un floppy disk dans le Macintosh posé sur la table basse, de l’autre main elle manipulait la souris — mais à l’époque, on ne disait pas encore le mot —, elle semblait fascinée par le petit écran noir et blanc.

Elle sent notre présence, se lève, s’approche et nous arrache nos draps de bain. Puis Diane lève la jambe droite et la pose sur mon épaule comme les jeunes filles Nuba, m’offrant son sexe mauve comme une orchidée.

Pendant que nous faisons l’amour, je songe à Jules et Jim et Catherine. À Henri-Pierre Roché et Frank Hessel et Helen Grund. Eux aussi pratiquaient le triolisme d’après les rumeurs de l’époque, bien que rien n’apparaisse dans le roman et surtout pas dans le film. Je pensais aussi qu’il n’y avait encore aucune amitié entre Mike et moi ; il disait que le bonheur ou simplement le plaisir de Diane était sa seule préoccupation, et si ce plaisir venait de moi, il acceptait la chose. Même si voir sa femme se faire sodomiser par un autre n’était pas « son trip », cela durerait aussi longtemps que Diane le déciderait, et lui et moi finirions bien par devenir de vrais amis liés par notre pacte intime.

J’avais appris par un producteur à Berlin que Helen Grund, lorsqu’elle vivait à New York avec son fils Stéphane — à quarante-trois ans, il représentait la France à l’ONU —, avait traduit en allemand Lolita de Nabokov, mon roman préféré. Cela me la rendait encore plus proche de moi et de Diane.

Après notre threesome, Mike avait été se coucher. Diane, toujours dévêtue, m’avait amené devant le Macintosh et me faisait une démonstration de Mac Write, qui permettait à n’importe qui de se prendre pour un graphiste talentueux. J’étais impressionné par la facilité de manipulation mais je voulais garder mon sens critique légendaire.

« OK, Diane, mais 128 K de mémoire interne ? Un informaticien m’a dit que le Macintosh était une Ferrari avec un moteur de 2 CV !

— Fuck les informaticiens (elle détachait chaque syllabe du mot), c’est la grande différence entre IBM et Apple. Apple s’adresse à tout un chacun, pas besoin de connaître la fucking in-for-ma-tique !

— Je n’y connais fucking rien mais il faudra stocker un nombre monstrueux de choses, non ?

— Ça viendra plus tard. »

Elle plante ses yeux céladon dans les miens…

« Tu dois comprendre que ce qui passionne Steve Jobs, ce n’est pas le personal computer en soi, c’est le système d’exploitation, les fichiers, le déroulant, la souris, l’interface graphique, bref : la communication entre l’ordinateur et l’homme, l’homme et l’ordinateur.

— Et la communication entre l’homme et l’homme (sourire), entre l’homme et la femme ?

— Justement, Steve ne pense qu’à la communication. On peut mettre les Mac (elle seule disait déjà « les Mac ») en réseau au bureau, s’échanger des informations, des dessins… »

Je pose ma main sur sa cuisse gauche — j’avais découvert en la léchant un tatouage de la pomme mordue d’Apple près de son sexe —, elle n’y prête aucune attention.

« Un jour, il m’a parlé d’un truc fou : il existe aux USA un réseau de communication militaire de données entre ordinateurs, nom de code : Internet. »

Elle fait une pause, j’attends en souriant bêtement, sa peau est d’une douceur de soie.

« Eh bien, Steve pense que bientôt les militaires US devront ouvrir ce réseau aux civils et au monde entier. Tout passera par Internet. Tu te rends compte, il n’y aura plus de limite aux échanges. »

Diane était tellement exaltée qu’elle en avait les larmes aux yeux. En la regardant, je découvrais qu’elle avait raison et aussi que j’étais amoureux de cette femme belle, sensuelle, intelligente et qui me décrivait si brillamment l’avenir du monde.

Je pensais à la chanson de John Lennon, Imagine : « You may say I’m a dreamer, but I’m not the only one. » Cette nuit nous étions au moins trois à rêver : Steve Jobs, Diane et moi. On pouvait sans doute y ajouter Mike.

Sardaigne, septembre 2011

Contrairement aux prévisions pessimistes et à Jules et Jim, notre ménage à trois a duré douze ans. Il s’est achevé avec la mort de Mike, frappé d’une crise cardiaque en 1995, à la barre de son voilier, un Swan 65 baptisé Léda — un yacht classique de 1979 — que nous avions acheté ensemble à un propriétaire maltais — on l’appelait : le vrai con maltais.

À bord de ce bateau, nous avions mouillé en Méditerranée et aux Antilles, vécu des moments inoubliables dans de petites criques désertes où nous pouvions exprimer notre commune libido sur le pont, dans le cockpit ou contre le mât, sans personne pour nous épier. Parfois Diane invitait sur le yacht une fille qui lui plaisait pour pimenter un peu les choses.

Pendant les traversées, Mike barrait et me regardait baiser Diane longuement, puis il branchait le pilote automatique et me rejoignait pour la prendre en sandwich.

C’est à bord qu’a été conçu Simon, le fils que Diane a eu en 1991. Nous n’avons jamais cherché à savoir qui de nous deux était le père biologique. Simon avait les yeux bleus comme moi mais il avait la force physique de Mike. Pour le reste, il ressemblait surtout à sa mère, cheveux de jais, peau mate et longues jambes musclées.

Après la mort de Mike, j’ai épousé Diane et adopté Simon. Nous nous sommes installés à Paris. Diane est entrée chez RSCG — l’agence de Séguéla, qui lui faisait les yeux doux ; moi, j’ai continué à réaliser des pubs et des clips musicaux.

Comme aucun d’entre nous n’avait le « sens de l’argent », nous avons confié les sommes que nous ne dépensions pas — mais nous n’avions pas non plus le sens de l’économie — à des amis conseillers financiers qui nous le plaçaient « judicieusement », c’est-à-dire dangereusement.

Steve Jobs, après un passage par le cinéma avec le studio Pixar, avait rejoint Apple et fait triompher sa politique d’hyper-communication grâce à Internet et à la téléphonie mobile. À présent, tout était accessible grâce à un clic ou mieux un attouchement du doigt. Le monde à portée d’une simple caresse. Personne n’y résistait et surtout pas les financiers fous qui pouvaient gagner ou perdre des fortunes d’une pression de l’index ou d’un message vocal.

Oui, Steve Jobs et Internet étaient devenus aussi dangereux que la langue d’Ésope : la meilleure ou la pire des choses.

La crise nous est tombée dessus en 2008. La pub a suivi. Diane s’est fait virer de l’agence RSCG qui dégraissait à tour de bras — le fait qu’elle n’avait pas couché avec Séguéla a-t-il joué contre elle ? Diane était toujours aussi belle. Le temps ne semblait pas la toucher grâce à cette qualité de peau supérieure des « Blacks ».

Les producteurs de pub ont reçu des budgets de plus en plus bas et se sont concentrés sur des jeunes talents beaucoup moins exigeants que moi. Nos placements et nos conseillers-amis ont disparu dans la tempête. Nous avons dû vendre l’appartement à Paris pour garder le Swan 65 qui a trente-deux ans mais qui nous assure au moins la liberté. Nous sommes devenus des SDF postmodernes. Notre voilier est notre domicile non-fixe, mais que beaucoup nous envient. Imaginent-ils seulement que nous vivons à trois dans vingt-cinq mètres carrés, l’espace d’une caravane ? Bon, d’accord, il y a du teck et du cuir, et alors ?

Bref, aujourd’hui le voilier est à l’ancre dans la baie de la Calle di Volpe en Sardaigne. Diane est partie à New York — où vit aussi Laura, la fille que j’ai eue avec Zen — voir sa mère qui se meurt d’un cancer du sein.

Je suis seul à bord du Léda et je constate l’état de l’économie internationale en allumant mon iPad. Le système purement financier représente 40 % des revenus mondiaux, les banques créaient et créent encore des produits contre lesquels elles spéculaient pour gagner à la hausse et à la baisse — les shitty deals, les deals de merde, comme elles les appelaient. Ces brillants traders se rendent-ils compte que quand les proies — nous — disparaissent, les prédateurs — eux — disparaissent aussi ?

Des coups sont frappés sur la coque. Je monte sur le pont. C’est Simon qui arrive de la côte en dinghy. Il porte un sac à dos et sa guitare. Il vient donc passer quelques jours sur le bateau.

Nous sommes assis dans le cockpit et la nuit tombe. Je sirote un whisky et Simon un smoothie, il feuillette un livre de quelques pages qui m’intrigue. Il me sourit, agite les feuillets.

« Tout le monde lit ce bouquin. C’est écrit par un mec de quatre-vingt-treize ans qui a participé à la déclaration universelle des droits de l’homme. »

J’éclate de rire.

« Vous, les “djeunes”, vous lisez des vieilleries qui n’ont servi à rien ? Vous croyez à l’ONU ? Cite-moi une guerre ou même un conflit que l’ONU a empêché ? »

Il veut parler mais je continue dans le cynisme et l’humour.

« Tu connais la différence entre la tyrannie et la démocratie ? La tyrannie, c’est “ferme ta gueule !”, la démocratie, “cause toujours”… »

Simon hausse les épaules, passe la main dans ses cheveux :

« OK, papa, il vaut mieux que tu le lises avant d’en discuter. »

D’un geste, il me tend le texte. Je l’attrape du bout des doigts, découvre la page de couverture : Indignez-vous ! de Stéphane Hessel.

En flash-back je me revois quarante-neuf ans en arrière quand j’avais découvert Jules et Jim et l’histoire d’Helen — Jeanne Moreau —, la maman de Stéphane Hessel, puis mes histoires d’amour passagères, ma fille qui grandit sans son père, la rencontre avec Diane et Mike, notre très frenchy « ménage à trois ». La prédiction de Steve Jobs, sa réussite et sa mort prochaine, les deux côtés de la force comme dans Star Wars. Nous sommes maintenant du côté sombre qui semble tristement triompher partout. On nous traite de « rêveurs » mais les vrais rêveurs sont ceux qui croient que le système peut continuer indéfiniment.

Je parcours les pages et je comprends. Oui, il faut s’indigner, oui, l’indifférence est le pire des choix. Les printemps arabes nous ont montré la voie. Quand personne ne pariait un kopeck sur la victoire, la force de ceux qui disent « dégage ! » balaie tout sur son passage. Et les réseaux, les mêmes qui ont développé l’abject mondialisme financier, ont été, pendant les révolutions du Maghreb, et seront à l’avenir nos meilleures armes et l’outil de communication ultime des peuples révoltés.

J’ai pris mon fils dans mes bras, je l’ai serré très fort puis j’ai allumé mon iPhone et appelé Diane à New York. Sa mère était morte et incinérée. Je lui ai demandé de passer voir ma fille Laura et de l’amener ici à bord du Léda. En famille, nous serons plus forts pour nous indigner contre nos rêves sacrifiés et nos avenirs compromis.

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