Le Golem à l’Élysée

Alain De Kuyssche,

— C’est ici !

Tout visiteur de la ville de Prague se doit de parcourir l’ancien quartier juif, en quête des vestiges du ghetto, d’un personnage légendaire (Mordechaï Meisel, le généreux, ou Schime, le martyr silencieux, dont l’ombre rôde encore dans le fantôme de la ruelle Beleles) ou plus prosaïquement à la recherche d’une synagogue transformée en salle de concert.

À l’ombre de l’église hussite Saint-Nicolas, le café Kafka apparaît comme la guérite de Josefov, le secteur réservé autrefois aux Israélites. La rue Parizska vous mène tout droit à la synagogue Vieille-Nouvelle, repérable aux vertigineux versants de son toit.

— C’est bien ici !

La nuit de novembre baigne les six hommes d’un halo moutonnant, alimenté par leurs respirations. En dépit de l’humidité givrante qui agace les rhumatismes, ils portent beau. Les habitués des magazines people les reconnaîtraient sans mal : Bernard Arnault, Pierre Bergé, Patrick Drahi, Albert Frère, Arnaud Lagardère, Xavier Niel. Rien que des poids lourds. Empilées, leurs fortunes suffiraient à relancer l’économie de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. Ils ne devraient même pas se priver de leurs chais, leurs villas au cœur d’une palmeraie marocaine, leurs appartements au Pierre, avec vue sur Central Park, leurs yachts qu’ils louent 250 000 euros la semaine, les journaux, les radios et les chaînes de télévision dont ils ont pris le contrôle.

Aux aguets de la moindre faiblesse, ils se détestent avec une émouvante courtoisie, manigancent des pièges dans lesquels ils rêvent de faire tomber leurs très chers amis, avant de sentir le sol se dérober sous leurs pieds, creusé à titre préventif par leurs futures victimes. Le gratin des fraudeurs, les recordmen des combines off-shore, les cadors de l’argent public détourné, les accapareurs de tout ce qui peut s’acheter, même si ça ne se vend pas.

Les voici face au porche que, des centaines de fois, franchit le rabbi Loew ben Bezalel.

Au XVIe siècle, le saint homme promit à ses coreligionnaires de les protéger contre les caprices fantasques et mortifères du roi de Bohème, Rodolphe II, secondé par des courtisans prompts à massacrer du Juif. Suite à mille entreprises et autant d’échecs, Rabbi Loew, le Maharal de Prague, façonna le Golem, créature née de l’argile grappillé sur la rive droite de la Vltava.

Il lui suffisait de paraître pour que le Golem semât la panique chez les ennemis des Juifs. Il présentait l’apparence d’un homme aux traits grossièrement évoqués – à vrai dire, en hébreu « golem » signifie « informe, inachevé ». Un embryon d’être humain, c’est tout ce que peut espérer créer un sage animé par l’amour et la crainte de Celui dont on ne prononce pas le Nom.

Sur le front de la créature, Rabbi Loew inscrivit « Emeth », la vérité ; dans la bouche, il glissa un parchemin portant le nom sacré de l’Ineffable, condamnant le Golem au mutisme.

Lorsque les frasques de l’être de glaise finirent par exaspérer les Praguois et fit planer plus de menaces que de réconfort sur le ghetto, il suffit d’ôter le E de l’inscription pour obtenir « Meth », le nom de la mort. Aussitôt, le Golem revint à son état originel, celui d’un monticule de boue.

La métamorphose eut lieu dans les combles de la synagogue Vieille-Nouvelle, condamnés depuis 1593. Le tas d’argile qui fut le Golem s’y trouve encore.

— Oui, c’est ici…

Fin connaisseur autoproclamé, Pierre Bergé dirige l’expédition. Une vague d’angoisse gagne ses cinq partenaires :

— On ne va tout de même pas devoir grimper cette échelle ? J’ai le vertige, moi, s’inquiète Patrick Drahi.

Quinze barreaux scellés dans le mur arrière donnant accès à l’étroite porte du grenier alarment Albert Frère, qui n’a plus le mental d’un vainqueur de l’Annapurna.

— Ce n’est pas à mon âge que vous devez espérer me faire jouer à l’acrobate, gémit-il.

Il y a de quoi impressionner et effrayer de parfaits capitalistes que l’aquagym, les séances de fitness et la zumba aident à masquer l’inexorable décrépitude des muscles, le balbutiement des chairs, la fuite en avant de la bedaine, la fonte des cuisses, le dévergondage des articulations, sans compter l’intellection ankylosée.

La façade arrière de l’édifice religieux évoque un tableau suprématiste : surface carrée recouverte d’un crépi blême, deux lucarnes rondes, de part et d’autre d’un renfort, le tout surmonté d’un toit pentu – en un mot, un portrait par Kasimir Malevitch, les yeux, le nez et la boudionovka d’un garde rouge.

— T’inquiète (Xavier Niel affectionne les tournures au parfum populo) : j’ai tout prévu.

— Tu veux dire, grince Arnaud Lagardère, que mon argent t’a permis de tout prévoir. J’attends toujours vos écots, Messieurs…

Et ça chicane, ergote, se querelle, l’insulte au bord des lèvres. L’échange manque de dégénérer. L’instant d’après, les flèches se caramélisent. Vient d’apparaître, tel un personnage de film expressionniste, l’homme qui s’apprête à trahir le rabbi Loew. Nous ne révélerons pas son nom, maudit, déjà rayé du Livre de la Vie et promis aux flammes éternelles. En échange d’une fortune en dollars, aussi opulente qu’il paraît rachitique, ce scélérat a promis d’introduire les six conjurés dans la pièce interdite où croupissent les débris du Golem.

— Ce n’est pas trop tôt, grogne Patrick Drahi, rétif aux frimas de la Bohème et à son atmosphère cuivrée.

— Excuses, mes mossieurs, bredouille l’infâme dans un français tiré d’un mode d’emploi chinois. Mon femme, vous comprenez…

Le clin d’œil complice laisse de glace les hommes d’affaires douloureusement frigorifiés. L’homme tire une clé de sa poche, descend quelques marches, invite ses riches clients à se réunir devant la lourde porte d’entrée, qui ne grince pas lorsqu’elle vacille sur ses gonds. Encore quelques marches et l’on se retrouve dans la pièce d’accueil aux touristes. Un comptoir, une caisse enregistreuse, une coupelle en plastique débordant de kippas en carton pour les touristes goyim.

— Vous avez apporté les formules ?, questionne Albert Frère, soucieux du moindre détail dont la valeur en euros fait l’objet d’une évaluation permanente par ses neurones chauffés à blanc.

— Pas craindre, mossieur. Tout là être.

Et de tapoter son manteau du côté du cœur. Se baissant jusqu’au pied du mur, il met en branle un mécanisme qui aboutit à faire pivoter une porte secrète. Un souffle froid cyclonique dévale de l’étage supérieur et fait reculer le sextuor. À l’arrière du mur, le noir, la nuit, l’inconnu. Un escalier en colimaçon grimpe jusqu’aux combles.

— Par ici, suivez, mossieurs. Pas danger ! Par ici !

— Paf !, fait le front de Bernard Arnault.

— Plafond très bas. Attention, tête !

— Merci, je viens de m’en rendre compte.

— Avance, Bernard. Je veux en finir le plus vite possible…

— Ah ! Ne me pousse pas, veux-tu, Patrick ! Je me demande si je ne saigne pas. Ils auraient pu prévoir un plafonnier.

— Il n’y a pas d’ascenseur ?

— Voilà notre vieil ami Albert, en pleine débâcle cardiaque !

— Ta gueule, Arnaud !

— Pas blasphème, mossieurs ! Endroit sacré, crachote le mauvais Juif, de plus en plus persuadé qu’il a fauté en acceptant le marché avec les serviteurs de Mammon.

Chose étrange, sous le toit tuilé, il ne flotte aucune odeur de moisi, de renfermé, d’abandonné, de ténèbres. Pas de poussières, nulle toile d’araignée, aucun affolement de pigeons égarés, de chauve-souris éperdues, une absence totale d’insectes, de rats ou autres hôtes d’ordinaire incrustés en ce genre d’espace.

Personne ne s’est inquiété de la douce lumière, née de nulle part. Persuadés que tout leur est naturellement dû, y compris l’inexplicable clarté, les six acolytes débouchent dans le vaste grenier. Dans un coin, sous la soupente, un homme semble dormir, couché sur le dos, les bras le long du corps. À y regarder de plus près, ses traits sont à peine évoqués : visage réduit à une paire d’yeux, un nez esquissé avec négligence, un trou à la place de la bouche. La carrure reste impressionnante, les bras rappellent le tronc d’un chêne, les jambes trop courtes, par manque de matière.

La moue de Pierre Bergé exprime l’offense à ses prétentions esthétiques :

— Comme vous nous l’aviez promis, vous avez déjà façonné le tas d’argile, entassé dans ce… ce gourbi. On ne peut pas dire que vous débordiez de talent de sculpteur… C’est un travail aussi délicat que si on avait confié la confection d’une miniature à un bûcheron.

L’homme ne saisit ni l’ironie, ni le sens des mots. Il extrait de vieux papiers de la poche intérieure de son manteau. Trois feuilles jaunies et manifestement arrachées d’un livre ancien.

— Ce qu’il faut pas faire pour s’offrir un Président de la République, soupire Drahi.

— Au diable tes jérémiades, Patrick !, explose Xavier Niel. Nous allons créer un candidat auquel Dieu même n’avait pas pensé. Nous avons fait appel à ta collaboration, car tu es le seul Juif parmi nous. Sans toi, l’alchimie ne fonctionnerait pas.

— Tu es bien sûr que ce… ce machin ne gardera pas la gueule et l’apparence que cette brute épaisse lui a concoctées ?, s’inquiète Pierre Bergé.

— Je me demande si on ne pourrait pas récupérer une partie du prix que nous l’avons payé. Un enfant aurait pu arriver à un meilleur résultat.

— Albert ! Toi et tes calculs de marchand de clous !, s’indigne Arnault. Quant à toi, Pierre, ne fais pas l’innocent : tu sais comme nous tous que le Golem prend l’apparence adaptée à sa mission. Il fera un client parfait pour les journaux que nous allons acquérir, du Monde à Libération, en passant par Les Échos, Le Parisien, Paris Match, nos chaînes radio et télé. J’oubliais nos hebdos people. Nous contrôlerons cette créature à 500 %, elle agira comme nous lui commanderons. Marre de tous ces faux politiciens de droite qui cèdent au moindre caprice des syndicats, de ces hommes de gauche qui nous font allégeance, en échange de nos aides à leurs campagnes électorales, et nous trahissent à la première occasion. Notre Golem fera ses classes chez nos amis Rothschild, qui nous ont donné leur aval – sans que nous leur révélions notre équipée de cette nuit : ils sont encore très religieux, les bougres. Et puis, on lui trouvera un ministère stratégique, question de le faire connaître du grand public et d’arranger nos petites affaires, et puis… Et puis…

— Mossieurs, s’impatiente le parjure.

Il distribue les trois feuilles. Les couples se forment.

— Place au rituel, chers amis !, décrète Drahi. Chacun connaît son rôle ? Xavier et Arnaud, vous êtes le Feu ; Bernard et Albert, l’Eau ; Pierre et moi, l’Air. Nous allons donner vie au quatrième élément, gisant devant nous, la Terre.

Rassemblés aux pieds du Golem, les conjurés examinent les textes.

— C’est de l’hébreu. J’y comprends rien, décrète Xavier Niel.

— Arrête de te plaindre, fait Arnaud Lagardère. Tu vois bien que le gus a ajouté le texte en phonétique.

— On a le respect des manuscrits inestimables, dans ce pays, ironise Arnault en maître du luxe.

— Ce n’est pas un texte : c’est une combinaison de lettres. Les kabbalistes appellent ça une zirufim.

Bergé ne peut s’empêcher d’étaler des connaissances glanées sur Wikipédia. C’est lui qui met en place Xavier Niel et Arnaud Lagardère, leur enjoint de se tenir bras dessus, bras dessous, face au Golem. Minuit sonne au clocher de l’église du Saint-Sauveur.

En partant de la droite, le couple fait sept fois le tour de la poupée d’argile. Ils prononcent la formule qui leur échoit d’une voix d’abord tremblante, plus assurée ensuite. La conséquence ne se fait pas attendre. Le corps inerte rougit, comme victime d’un incendie intérieur.

Au tour de Bernard Arnault et Albert Frère dont le duo, en des circonstances moins dramatiques, prêterait à sourire : Double Patte et Patachon ! Eux aussi effectuent le même parcours, ânonnant leur zirufim. La masse incandescente est prise de convulsions, devient translucide. Un liquide circule des pieds à la tête, fait pousser les cheveux et les ongles.

Pierre Bergé et Patrick Drahi concluent le sortilège. Psalmodiant les mots hébreux, ils achèvent les sept tours et invitent leurs comparses à se prosterner tour à tour vers l’est, l’ouest, le sud et le nord. Ensemble, ils récitent le verset 7 du chapitre II de Bereshit : « Achem façonna l’homme, poussière détachée du sol, fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être vivant ».

À la manière d’un adolescent, Golem s’étire, bâille, se frotte les yeux. Jetant un regard sur ce qui l’entoure, il saute sur ses jambes et réclame à manger.

— Nous avons réussi, triomphe Bernard Arnault.

— Bel homme, apprécie Pierre Bergé.

— On me le raconterait, j’y croirais pas, profère Xavier Niel.

— Mazel Tov !, célèbre Patrick Drahi.

— Ça, pour un scénario de BD, on fait pas mieux. Faudra que j’en parle à Jade, s’épastrouille Arnaud Lagardère.

— Il est tout nu !, clame Albert Frère.

Le Golem le regarde droit dans les yeux et prononce ses premières paroles :

— Si tu veux un costume, tu fais mieux de travailler. Que puis-je faire pour toi, Maître ?

L’apostrophe réjouit l’assemblée. Euphoriques, les six conjurés entraînent Golem, revêtu d’un costume croisé, d’une chemise blanche et d’une étrange cravate rouge, apportés par le traître juif qui a permis cette mascarade. La porte secrète s’est refermée toute seule, semble-t-il. Sans doute, le félon est-il resté dans le grenier pour effacer toute trace de passage ? Mais non ! Il a emporté le secret de l’escalier dissimulé dans ce qui sera son exil éternel. Qui essuiera d’un buvard la petite tache noire, de l’encre dira-t-on, sur le comptoir, tout à côté de la caisse enregistreuse ? Qui pensera que c’est tout ce qu’il reste d’un parasite cupide, profanateur du grenier où Rabbi Loew avait confiné la créature appelée par lui à la vie ?

La nuit de Prague referme ses ailes sur la synagogue Vieille-Nouvelle. Tels des fêtards sur le point de se séparer, sept promeneurs comblés prennent des mines de conspirateurs, qui découragent les policiers réfugiés dans leur Skoda. Golem précède de quelques pas les millionnaires comploteurs. Dans leurs têtes s’ébauchent déjà les plans pour partir à la conquête du monde, après la France. Sans doute, l’un ou l’autre envisage-t-il le moment où il prendra personnellement le contrôle du Golem pour l’aider à se débarrasser de ses associés.

N’écartons pas l’hypothèse. Personne ne peut prévoir comment réagira l’homme de glaise. Et pour cause : Arnault, Bergé, Drahi, de même que Frère, Lagardère et Niel ont oublié un élément essentiel à la réussite de la métamorphose. Si Rabbi Loew avait été présent, il leur aurait enjoint de passer au préalable à la mikve, le bain rituel.

Où l’on se lave de tous ses péchés, avant d’imiter l’œuvre de Celui dont on ne dit pas le Nom.

Et donc, ce fut Emmanuel Macron. Venu de nulle part, inconnu quelques mois avant l’élection présidentielle. Tout fut entrepris pour lui ouvrir les portes de l’Élysée. Avec une stupéfiante unanimité, Paris Match, Elle, Télé 7 Jours, Le Journal du Dimanche, Europe 1, Virgin Radio, RFM, Gulli, Canal J, MCM (propriétés d’Arnaud Lagardère), Le Monde (Xavier Niel et Pierre Bergé), Le Parisien, Les Échos, Connaissance des Arts, Investir, Le Journal des Finances, Radio Classique (Bernard Arnault), Libération, L’Express, L’Expansion, Studio Ciné live, Lire, Mieux vivre votre argent, Classica, Pianiste, Martinique TV Câble (Patrick Drahi), bref, 90 % de la presse « qui compte » nattèrent des éloges autour du nouveau prodige.

Le Mozart d’un monde politique cacochyme s’était mis en marche, progressait, séduisait, subjuguait. Servi par une armée de plumitifs aux ordres, il écrasait tout sur son passage, de François Fillon à Natacha Polony. Michel Onfray dénonça, à voix tonitruante, la machine Macron, la supercherie Macron, le complot Macron, le charlatanisme Macron, le vide Macron – rien n’y fit. Arnault, Bergé, Drahi, Frère, Lagardère, Niel et quelques ralliés de la dernière heure (Vincent Bolloré/Canal +, entre autres) imposèrent le fantoche qu’ils avaient créé de toutes pièces.

Non pas que ce fût le grand amour entre le nouveau Président et les Français, dont plus de la moitié n’avait pas cru bon d’aller voter. Combien des acharnés de l’urne ne l’avaient-ils pas choisi uniquement pour sa belle gueule ?

Par conséquent, l’état de grâce dura le temps des roses. Animé d’un incoercible désir de plaire, le surdoué se voulut l’ami de tous et de leurs contrariants. Trump, Poutine, Netanyahou, Khamenei, Qatari, Saoudiens, défenseurs et adversaires de la corrida, Inuits de l’Est et de l’Ouest, tous eurent droit à sa virile poignée de main, évoquant à certains la mâchoire d’acier d’une excavatrice Caterpillar.

Les contradictions et l’absence de cohérence de sa non-politique lui pétèrent au visage. Cela débuta par les haut gradés de l’Armée française, pris d’une envie sécessionniste, façon Algérie française 1961, à la suite de propos malveillants tenus un 14 juillet. À la rentrée, la France salariée était dans la rue, quand elle n’était pas mise à la rue (la même) par des patrons forts de nouvelles lois leur permettant à peu près n’importe quoi, au nom de la compétitivité dans l’économie globale. Même les Chinois implorèrent le ciel pour ne pas se ramasser un Macron au Soviet suprême.

La contestation se conduit comme un tsunami rétif à tout endiguement ; elle emporte tout sur son passage. Après les grands secteurs en révolte, les routes bloquées, les trains en rade, les écoles en récré permanente, les bagagistes bloquant les aéroports bloquant les avions bloquant les vacances d’hiver, on enregistra le mécontentement des productrices de macramé angoumoisin, qui s’en prirent à une minijupe de Brigitte Macron. La First Lady ne dut son salut qu’à une fuite précipitée, enveloppée d’un peignoir Aldi, au moment même où ses gardes du corps déclenchaient une grève. Signe d’un effondrement républicain : les tenues de Madame Macron ne faisaient plus recette à la Une des journaux.

En réponse à l’acrimonie populaire, le premier ministre Édouard Philippe rendit permanent l’état d’urgence et en étendit les effets à l’ensemble de la population, désormais aussi suspecte et dangereuse que les djihadistes.

Ce soir du 11 septembre 2018, Emmanuel Macron est à son bureau. Il peine sur le texte du discours à prononcer lors de la prochaine réunion extraordinaire du parlement, à Versailles.

Sans frapper, Brigitte pousse la porte.

— Pas encore au lit, mon bébé ? Ça fait des jours que tu traînes une mine de revenant. Il a besoin de son dodo, mon bichounet…

— Je termine mon discours d’adieu aux Français.

— Adieu ?

— Je leur annonce que je ne me représenterai pas.

L’épouse présidentielle se laisse choir dans un fauteuil aux accoudoirs dorés.

— Tu n’es pas sérieux, chouchou ?

— Je n’ai jamais été aussi sérieux. Après le décret sur la suppression du quinquennat, un discours d’adieu s’impose.

— Tu me fais un gros caprice, là. C’est sûrement le manque de sommeil. Il va me prendre une bonne petite infusion, mon bébé, se mettre au lit et demain, il se réveillera tout guilleret. C’est maman qui le dit…

Emmanuel repose sa plume à côté de l’encrier – il ne fait aucune confiance aux ordinateurs, aux tablettes, tous ces engins piratables, hackables depuis la plus obscure salle de rédaction, du Clairon de Shanghaï au Molenbeek Info. Rien de tel que le bon vieux papier. À la rigueur, la Remington, le crépitement des touches, ses marteaux, sa sonnette en bout de ligne, l’odeur de l’huile d’entretien. Seul défaut : le ruban encreur. De petits malins peuvent le voler et tenter de déchiffrer le texte qui s’y est incrusté. Et l’impudeur des caméras de surveillance. Avec toutes ces cyber-ruses, on n’est jamais assez prudent. La pointe Bic, le stylo, le bonheur des communicants.

— On devrait faire comme tes prédécesseurs : passer quelques jours de vacances au fort de Brégançon.

— Avec des photographes dans tous les coins ? Non, merci ! Nous irons au Touquet, chez nous.

— Quelle bonne idée ! On vient d’y placer les fenêtres blindées. Et dans notre villa, tu n’es jamais aussi détendu.

— Le Touquet, j’en suis toqué.

— Eh bien, voilà ! Je retrouve mon poupounet ! Mais qu’est-ce que c’est que cette grosse bouderie contre le quinquennat ? Et d’abord, par quoi tu vas le remplacer ?

— Par un vingtennat. Le Président sera désormais élu pour vingt ans. Mes adieux, c’est dans 25 ans. Les Français en ont assez des élections à tous les coins de rue.

— Tu veux dire que nous sommes bloqués à l’Élysée jusqu’en 2042 ? Te rends-tu compte de l’âge que j’aurai, bichounet ? Avec un zeste de malchance, tu te condamnes au veuvage présidentiel, pauvre petit poussin.

— En 2042, je n’aurai que 65 ans. À dix ans de la retraite, comme n’importe quel Français, selon les nouvelles lois sur le travail.

— Oui. Certes. Mais moi, ça me fera 89 ans.

— Et alors, mon aimée ? Tu es taillée dans le bois qui fait les centenaires. La première First Lady centenaire, ça ne te plairait pas ? Hillary Clinton rêve de devenir la première candidate centenaire à la présidence des États-Unis.

— Si je te comprends bien, tu comptes te faire réélire en 2042 pour un second vingtennat ? En dépit de ton discours d’adieu ?

— Ce discours est une ruse. Il servira à lancer mon nouveau mouvement, Jusqu’à la mort (Jam), destiné à réactiver mes électeurs qui avaient 30 ans, en 2017.

— Tu n’as pas peur de l’usure du pouvoir, mon bébé ?

Emmanuel Macron se lève, enfonce sur son crâne le képi du général de Gaulle, modèle 1940, que lui a prêté le musée de Colombey-les-deux-Églises, et retrouvant des accents cicéroniens, les yeux perdus sur la lointaine ligne bleue des Vosges :

— Si les Français ne m’aiment plus, la France m’aime !

Brigitte bat des mains :

— Vous voyez comme il est génial, mon gros poupon ! En deux minutes il a trouvé deux phrases historiques : Si les Français ne m’aiment plus, la France m’aime et Le Touquet, j’en suis toqué !

Brigitte s’est retirée. Emmanuel bataille encore un peu avec les adverbes et les formules chocs : « J’ai été le capitaine d’une France insubmersible, je ne serai pas le subrécargue de la chienlit française ».

— Manu ?

Le Président sursaute. Qui est cet individu tapi dans l’ombre du bureau ? Les traits de son visage semblent flous. On ne distingue clairement que son costume croisé, sa chemise blanche et une étrange cravate rouge.

— Qui vous a permis d’entrer ? Qui êtes-vous ?

— Je suis toi.

L’homme avance en pleine lumière. Un sosie parfait de Macron.

— Ne pose pas de questions, Manu. Je t’explique. Tes copains Arnault et tutti quanti m’ont appelé à la vie pour me faire Président de la France. Et puis, ils t’ont trouvé. Tu étais encore plus docile que moi. Et ils m’ont abandonné. Ils ont même payé, les pauvres imbéciles, des tueurs pour me supprimer. Tu te rends compte ? Ça aurait pu me fâcher, conformément à la légende qui a fait de moi un benêt irascible et ravageur. La vérité, c’est que Golem est gentil, aimable, pacifique, comme aurait dû l’être Adam, somptueux ratage d’un divin nigaud, auquel je ne confierais ni les clés d’un magasin de porcelaine, ni le remplacement d’une ampoule de lustre, sous peine de plonger la Terre dans la plus gigantesque des pannes d’électricité. À ce propos, inutile de presser le bouton d’appel de tes gardes du corps : je l’ai mis hors tension. Merci, Divin Nigaud !

— Que comptez-vous faire ?

— Prendre la place qui m’était promise.

Emmanuel Macron éclate de rire, lui qui affectionne les ricanements discrets.

— Et comment allez-vous réussir votre coup – votre coup d’État ?

— Comme ça.

D’un bond, le Golem se retrouve sur la table où s’éparpillent les feuilles du discours inachevé. Il saisit Macron par la tête, le soulève, l’écrase entre ses deux mains, le compresse, le réduit à une bouillie pas plus grosse qu’une bille de roulette au casino et l’insère dans l’encrier. En tendant l’oreille, un témoin pourrait percevoir un brouhaha étouffé : « Au secours ! On assassine votre Président ! Je suis enfermé avec un zigomar à l’allure tchèque ! », « Pas craindre ! Tout là être ! Excuses, mossieur ! ».

Un regard au miroir : c’est l’image d’Emmanuel Macron. Le Golem saisit les feuilles du discours, les presse contre sa joue ; le feu les détruit. De son veston, il sort deux autres documents d’allure officielle.

Le premier est un décret nationalisant les empires de Bernard Arnault, Pierre Bergé, Patrick Drahi, Albert Frère, Arnaud Lagardère et Xavier Niel.

Le second déclare les susnommés hors-la-loi. Leur tête sera mise à prix. Un tribunal régularisera les effets de ce décret.

Golem les signe. Appelle un secrétaire auxquels il les tend.

— Effet immédiat, donne-t-il pour toute directive.

Resté seul, il jauge le moelleux des coussins, le confort du canapé. Les mises en ordre des portables et autres instruments viendront plus tard. Un temps à savourer son nouveau pouvoir. Demain il fera quelques déclarations fracassantes, où il sera question de compassion, de solidarité, de paix, de réconciliation, d’amour.

À Prague, dans le vieux cimetière juif, le lion figurant sur la tombe de Rabbi Loew ben Bezalel affiche désormais le sourire.

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