Le maître du mont Xin

Gérard Adam,

Un liséré de nacre mue en estampe les branches du V que dessinent entre leurs pentes les monts Q’arâm et Fu-tôg. Soyindâ suspend sa marche. De la pointe inversée fuse un pinceau, pareil à ces cavaliers dont la tumultueuse avant-garde annonçait jadis au peuple de Melgôr la venue de l’empereur.

Soudain, elle est dans la lumière.

Fugitive conscience d’être parcelle du tout et néanmoins distincte.

Sîngha s’est aussi arrêtée. Elle a posé son fardeau et la dévisage.

Soyindâ lui sourit.

–   Dis-moi, comment trouves-tu le Maître ?

La jeune fille hausse les épaules. À chaque lune un peu plus vieux, plus intemporel…

Les rayons font chatoyer les tuiles des monastères, batifolent parmi les clochettes, débusquent peu à peu les ombres dans la vallée. Pas plus qu’hier, dans l’autobus qui l’emportait du petit aéroport au cœur de la cité, Soyindâ ne reconnaît les lieux de son enfance. Des tours de béton sale masquent les toits des temples. Des fabriques ont écrasé les masures, envahi les abords du lac où, fillette, elle allait couper joncs et bambous. Leurs cubes sans beauté grignotent même le pied des monts Q’arâm et Fu-tôg, autrefois couverts d’une forêt dense. Les enfants de Melgôr s’y usent les yeux et voûtent le dos en fignolant de leurs doigts lestes ces futilités dont « là-bas » est avide. Les enfants d’ici participent au labeur dès qu’ils se tiennent debout, ils le font depuis la nuit des temps. Mais il n’y a plus guère qu’eux pour gagner leur riz à Melgôr, et ce qu’on y produit s’écoule de moins en moins, grommelait hier sa voisine dans le bus…

En contrebas, les moniales se mettent en route vers le monastère des moines, pour la sublime communion rituelle des essences mâle et femelle. À la pleine lune, les moines feront la route inverse. Au moins, cela n’a pas changé.

Les deux femmes repartent. Le chemin est long jusqu’à l’ermitage, raide, semé de roches coupantes. Plus austère que ses deux vis-à-vis, plus escarpé, le mont Xîn, de mémoire de légende, héberge le Maître ermite, qui de sa retraite veille sur l’âme de Melgôr. Comme aujourd’hui Sîngha, cinq années durant, à chaque nouvelle lune, par la neige ou la canicule, Soyindâ, jadis, a porté au Maître le riz, le thé, le sel. Et pratiqué avec lui la communion sublime. Jusqu’au jour où, gravissant le mont Xîn, elle a su, ou cru savoir, qu’elle n’en redescendrait plus.

 

–   Mâ Soyindâ, « là-bas », est-ce vraiment comme on le dit ?

–   Et que dit-on ?

Geste évasif. Qu’on y puise lait et miel sans même se baisser, y pratique sans rites ni entraves, quand et avec qui l’on veut, la sublime communion des essences, y reforge même les corps usés afin qu’hommes et femmes restent désirants et désirables jusque dans leur grand âge…

Sîngha ruminait sa question depuis qu’aux premières lueurs les deux femmes ont poussé dans l’air frais la porte du monastère. La veille, lorsque Soyindâ a demandé à Mâ Yarmâ de l’accueillir à nouveau comme la plus humble de ses moniales, son amie d’enfance, compagne d’initiation, aujourd’hui supérieure, a dû faire appel à toute sa maîtrise pour refouler cette même question. Nul ne soupçonne ce qu’a été sa vie depuis qu’elle a quitté le mont Xîn. Pour toutes et tous, après l’avoir agréée près de lui durant cinq autres années, le Maître a envoyé Mâ Soyindâ « là-bas » pour y porter son rayonnement. Quand « là-bas », insidieux, assourdissait ici le rayonnement du Maître. Si très peu, depuis son départ, semble avoir changé dans la vie des moniales et des moines, le peuple de Melgôr se gave des reflets de « là-bas ». Or, moines et moniales, par l’initiation des esprits et des corps, les soins aux esprits et aux corps, les rites de séparation de l’esprit et du corps, se mêlent au peuple de Melgôr.

Et le Maître le sait. Nul disciple n’a trouvé place à l’ermitage, a soupiré Mâ Yarmâ. S’il en est bien venu, il les a renvoyés, ne les jugeant pas dignes. Nul ne pourra lui succéder. Avec sa mort, que l’on redoute prochaine, va s’éteindre la lignée des Maîtres ermites du Mont Xîn et leur rayonnement sur la vallée de Melgôr.

Entendant ses paroles, Soyînda lui a demandé la permission de se rendre en ultime pèlerinage au lieu où, cinq années durant, elle a vécu dans l’ombre et au soleil du Maître.

 

–   Dis-moi, Sîngha, le Maître, est-il vraiment comme on le dit ?

Un pli concentré barre le front de la jeune fille. À toute question répond une question. La réponse qu’on y donne doit éclairer les deux.

Elle éclate de rire.

–   Je ne l’ai jamais vu léviter, comme dans nos légendes, ni converser avec un tigre, un ours ou un cobra. Et pour ce qui est de la sublime communion rituelle des essences…

Petite moue désabusée. Le Maître lui-même ignore les recettes qui, là d’où revient Mâ Soyindâ, reforgeraient les corps usés.

–   Il en va de même avec ce qu’on prétend de « là-bas »…

*

Le sentier s’insinue dans une faille. Elles pénètrent une couche de nues où rien au-delà de chaque pas ne se dévoile. Ainsi cheminent les vies, médite Soyindâ. Melgôr a disparu. Les monastères aussi. Et les monts Q’arâm et Fu-tôg, jadis compagnons de chaque instant, jalons immuables sur sa route intérieure, confidents silencieux de ses envols, ses chutes, ses doutes.

Pourquoi les avoir fuis ? Les avoir trahis ?

Invisible, sa compagne va devant. Sa voix dans le brouillard prend une étrange résonance.

–   Mâ Soyindâ, est-ce vraiment le Maître qui t’a envoyée « là-bas » ? Qu’attendait-il de toi ?

Sîngha lit-elle dans ses pensées ? Ou la commune solitude a-t-elle dicté la question, à l’une comme à l’autre ?

Elle revoit le Maître sourire à sa demande de préciser une pensée exprimée après la plus sublime communion rituelle : « Sans quitter d’un pouce le lieu où t’a posé ta vie, contemple en toi l’origine, afin de tout savoir des sept sphères qui la moulent et ballottent l’univers ». Tu peux, a-t-il répondu après un long silence, l’exprimer aussi de la sorte : « Sans cesse chevauchant les sept sphères qui ballottent l’univers, contemple en toi le lieu où t’a posée ta vie, afin de tout savoir de l’origine qu’elles moulent ».

Il avait émis au masculin sa première sentence, la seconde est venue au féminin.

Le jour même, elle quittait le mont Xîn.

Lui avait-il vraiment signifié qu’elle avait à partir « là-bas » ? Et qu’attendait-il de sa disciple ? La quête de ce qui allait ternir le rayonnement transmis depuis la nuit des temps par les générations de Maîtres ermites ? Afin de l’investir, à défaut de le contrer ?

Durant ses vingt années d’absence, pas une fois Soyindâ ne s’est posé la question.

 

« Là-bas », on avait sacré la possession impératrice du monde. La compétition des avidités devait les réguler, générer l’harmonie. Pour l’accumulation de biens, objets superflus et autres symboles d’un statut enviable, on s’agitait frénétiquement, se ruait dans une illusion de jouissance, substitut de la plénitude et fard pour l’angoisse. Tous n’y accédaient pas, mais tous la convoitaient. Ceux des ténèbres extérieures, comme les enfants de Melgôr, étaient immolés sur son temple ou, la fantasmant, s’ébranlaient en masse vers elle. Quant à ceux qui avaient prôné le dépassement des égoïsmes au nom de l’intérêt commun, prêts à se déliter, ils avaient tristement échoué. Parce que, ce dépassement, cet intérêt commun, eux aussi ne l’avaient envisagé que matériel.

Son initiation de moniale du mont Xîn, experte dans la sublime communion rituelle des essences, lui a servi de clé pour ouvrir la caverne au trésor. Pour elle, ce que réprouvait la morale affichée mais qu’exploitait sans vergogne l’impératrice Possession était un exercice spirituel. Dès qu’elle a paru dans des spectacles prohibés, en effaçant tout sordide, les haussant au rang d’art sacré, y élevant ses partenaires, les foules ont pressenti qu’une fêlure s’entrouvrait vers elles ne savaient quoi et pris d’assaut les salles. Les magazines qui se l’arrachaient ont vu quadrupler leur tirage. Elle a eu à ses pieds de richissimes armateurs, des vedettes adulées, des héros du sport. Les plus merveilleux sites ont encadré sa vie. « Là-bas » lui a prodigué l’extrême de ce que n’osent fantasmer ceux qui en espèrent tout.

Plus qu’assez pour savoir que ces leurres arrachaient à la conscience d’être.

Elle s’est alors débarrassée de tout pour l’offrir aux exclus de l’abondance, leur prodiguant son rayonnement. Or, ils préféraient se complaire dans les comportements qui avaient été source de leur déréliction. Ils dévoraient ses dons, mais, son rayonnement, n’en avaient que faire ; il les blessait, plutôt.

Dès lors, elle s’est retirée dans une pièce minuscule au sommet d’une tour, pour y méditer comme le Maître sur le mont Xîn.

 

–   Sîngha, le Maître t’a-t-il jamais dit ce que tu as à faire ?

*

Elles émergent dans l’absolue pureté. Au-dessus de leurs têtes, elles découvrent l’ermitage, environné de roche ocre et nue, avec dans ses replis quelque touffe d’inule ou de sauge, les étoiles blanches d’un saxifrage, le mauve tendre d’une dauphinelle. Les cimes des monts Q’arâm et Fu-tôg se découpent sur l’horizon limpide, si proches qu’en étendant le bras on pourrait les toucher. Du temps où elle portait les provisions, Soyindâ faisait ici une pause. Baignée de lumière, environnée des bourdonnements d’abeilles, elle s’y livrait aux exercices du corps et de l’esprit qui préparent à la sublime communion rituelle, afin d’être en grâce lorsqu’elle s’approcherait du Maître.

À cette altitude, rien n’a changé.

–   Mâ Soyindâ, si c’est le Maître qui t’a envoyée « là-bas », même sans te le dire, qui, « là-bas », t’a priée de revenir ?

 

Quel sens a son retour ? De même qu’elle a quitté le monastère pour l’ermitage, et celui-ci pour « là-bas », la décision s’est imposée.

« Là-bas », règne désormais le chaos. Ou plutôt, il ne règne pas, mais ronge, démantèle, saccage.

Dans sa rotation insensée, la roue des illusions a fracassé son axe. Mais nul, ou peu s’en faut, n’a remis en question la mécanique bloquée. L’accumulation était comme ces drogues offrant un plaisir de plus en plus fugace, mais dont le manque fait atrocement souffrir. Les foules ont envahi les rues, exigeant, non qu’on change de machinerie, mais qu’on la remette en état. Et comme nul n’y parvenait, qu’à chaque pièce réparée une autre se brisait, la frustration s’est muée en fureur, faisant voler en éclats ces vitrines aux illusions désormais hors d’atteinte.

De sa tour, Soyindâ entendait vociférer, voyait défiler, casser, piller, affronter en pagaille les forces de ce qui se prétendait l’ordre. Elle éprouvait une vacuité sans émoi, si ce n’était de la compassion, non pour la situation des foules, mais pour leur incapacité d’en appréhender l’origine et la nature, leur avidité de replonger dans le courant qui les y avait charriées. Des Crésus, d’ailleurs, y parvenaient très bien, décuplant leur pactole sur les ruines qu’ils avaient provoquées.

Descendue de sa tour, elle a parcouru les rues désertées par la foule après l’acmé de rage. Un homme en souffrance errait parmi les éclats, débris et détritus. Il s’est raccroché à cette ombre anonyme, ressassant jusqu’à l’ivresse emploi disparu, demeure perdue, famille, raison de vivre. S’il lui restait la mort, c’eût été trop d’injustice que de s’en aller seul. Il s’est laissé mener chez elle, envelopper de sa compassion. Faute d’accomplir la sublime communion rituelle, inaccessible à quasi tous « là-bas », elle lui a permis de s’oublier en elle. Mais avec la conscience qu’elle ne l’apaisait pas.

Le lendemain, avant de retourner son arme contre sa propre tempe, l’inconnu a perpétré un massacre de nababs et de politiciens réunis pour confronter leurs impuissances. Peut-être lui en avait-elle donné la force.

Elle a pris le jour même un billet pour Melgôr…

 

–   Sîngha, qui t’a dit de naître à Melgôr pour y devenir moniale ?

–   Mais… mon père et ma mère, lorsqu’ils se sont unis…

–   Et qui a dit à ton père et ta mère de s’unir à l’instant où, parmi toutes les potentialités, en résulterait Sîngha et nulle autre ?

*

Le Maître accueille le soleil sur sa pierre qu’ont façonnée vents, pluies et neiges. Sa fine robe de coton grège flotte sur une épure de corps. Son visage s’est encore émacié.  Il a les yeux clos. Il sourit.

Les deux femmes s’approchent. Rien en lui ne tressaille. A-t-il perçu leur présence ? Elles veillent à ne pas lui faire d’ombre.

Mais dès que Sîngha s’est éclipsée dans l’ermitage pour déposer son fardeau, que Soyindâ s’est assise deux pas à l’écart, statues parallèles, un souffle s’ébranle de l’horizon, s’aiguise aux cimes des monts Q’arâm et Fu-tôg, s’amplifie dans toutes les failles du mont Xîn pour déferler au cœur de la moniale, tandis qu’une voix puissante ébranle jusqu’à la plus intime de ses fibres.

– Sois la bienvenue chez toi, Soyindâ !

Le Maître n’a pas tourné la tête, relevé les paupières, ni entrouvert les lèvres. Sa poitrine a cessé de soulever la robe de coton grège.

Soyindâ se moule au temps qui fuit, toujours pareil et toujours neuf. Elle était revenue couler au monastère les jours quiets d’une moniale. Son pèlerinage auprès du Maître n’était en rien prémédité. Jamais elle n’a pensé que vingt années « là-bas » n’étaient que tortueuse initiation aux formes nouvelles qui s’imposeront au rayonnement des Maîtres ermites du mont Xîn.

À présent, elle est prête.

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