Mon diplôme de philo-lettres ne me destinait pas à faire du cinéma. Du moins, au sens propre. Mais j’étais jeune en ces temps-là et je voulais voir le monde. J’allais être servi. Un bref casting et je débarquais en plein tournage, à me prendre les pieds dans les fils des projos, foutus spaghetti noirs. Le film devait s’intituler « Train d’Enfer ». Mon rôle, qui tenait plutôt de la figuration, ne risquait pas de me valoir un Oscar. J’étais censé arpenter les wagons pour poinçonner les tickets. Il n’est pas donné à tout le monde d’accéder au firmament des stars.
Au début du voyage, c’était grisant. Le rapide illuminé fonçait dans la nuit, les gens étaient gentils. On entendait à peine le bruit du convoi et le Westinghouse agissait en douceur. C’est que le machiniste, pour se conformer au scénario, feignait de craindre à tout moment une collision avec un train fantôme qu’à vrai dire personne n’avait jamais vu de près. On le disait tiré par une vieille locomotive camuse. Hérissée de drapeaux rouges comme dans « le Docteur Jivago ».
Oui, au début, c’était bien. Le scénariste ne se montrait pas trop exigeant, les vedettes, point trop capricieuses. Les passagers se laissaient contrôler sans maugréer. L’uniforme, cela vous posait un homme, en ces temps-là. « Tickets, s’il vous plaît ! » La classe, quoi.
Il faut dire que la ligne ne traversait que des paysages choisis. Très peu de travellings sur la désolation des arrière-cours. La nuit, les chantiers d’usine, éclairés par des projecteurs, bourdonnaient comme des ruches. Les hauts-fourneaux lançaient des étincelles. On entrait dans la montagne, on se retrouvait train de poupée dans un monde enchanté où les vaches jouaient spontanément leur rôle de voyeuses blasées en agitant mollement leur grelot. On longeait les rives d’un lac où le temps suspendait son vol. C’était bien.
Le temps suspendait son vol. Et nous ne réalisions même pas que le tournage s’étirait, s’étirait… A force, les acteurs connaissaient leur rôle sur le bout des doigts, les dialogues avaient le naturel du cinéma-vérité. « La vie, les enfants, je veux la vie ! » disait le scénariste. Plus on jouait vrai, plus le temps nous paraissait court. Erreur : c’était long comme du Lelouch. Je ne m’étais pas senti vieillir. « Célavi » comme disent les Américains dont le français s’arrête souvent là. On se réveille vieux dans le regard des autres. Vieux dernier sans avoir jamais été jeune premier.
Tout s’est mis à changer quand le train fantôme, tous drapeaux rouges au vent, s’est jeté dans un précipice. Heureusement, ses passagers – acteurs et figurants – avaient pu le quitter avant la catastrophe. Certains s’étaient empressés de désosser la carcasse, qu’ils revendraient plus tard en pièces détachées. Au marché noir. Tous applaudissaient à ce happy end. Spassiba ! Nous étions tous berlinois.
Alors, réalisant enfin le rêve du scénariste, notre rapide a pu s’élancer sans entrave sur toutes les lignes du monde, franchir les aiguillages à fond la caisse. Tchacam ! Tchacam ! Locomotive d’or nougaresque. Forêts, taïgas, savanes. Tunnels interminables, ponts suspendus, corniches vertigineuses, rivages phosphorescents. Clientèle chic, décontractée. Champagne. Le prix de la pellicule grimpait mais qui s’en souciait ? Les gens de cinéma aiment mener grand train.
Ce fut imperceptible. Oui, c’est cela. Imperceptible. On passe sa vie dans un train à contempler de vastes paysages. Paisibles. Rassurants. Mais on ne visite pas l’intérieur des maisons. On ne sait rien de ce qui se trame derrière les décors. On ne fréquente pas ces endroits-là. On ne met pas non plus les pieds dans les postes de pilotage. Quant aux acteurs à qui on sert de faire-valoir, on effleure leur monde, on n’en fait pas partie. On n’écoute pas leur conversation. On n’entrevoit pas leurs complots. De toute façon, ils jouent leur rôle, ils n’abordent pas les choses sérieuses. Celles qui leur ont permis d’être là où ils sont. Avec des cachets à vous tenir la dragée haute.
En bon figurant, on essaie de faire bonne figure, un point c’est tout.
Ce fut imperceptible. Comme si le train ralentissait. Il avait pourtant reçu tout ce que la technologie pouvait offrir en fait de performance. On avait même construit de nouvelles lignes rien que pour lui. On aurait pu voler. Sans bruit. Sans que la moindre vibration vienne secouer le champagne dans les coupes. Mais bon, le rapide ralentissait.
Le scénariste qui misait sur l’effet de vitesse pour entretenir le suspense, devint carrément intraitable. Pensez ! Un « train d’enfer » qui se traîne comme un tortillard de banlieue ! Risible. Les vedettes commencèrent à faire des chichis. Les passagers – de nouveaux figurants engagés en dessous des barèmes syndicaux – refusèrent de se laisser contrôler. L’uniforme suscitait la moquerie. On m’aboyait. Dehors, les chantiers d’usine ressemblaient à des champs de ruines. On avait barbouillé de dessins agressifs les bâtiments qui restaient. Le convoi lui-même fut recouvert d’inscriptions hargneuses, absentes jusque-là de mon vocabulaire. « Ta mère! » Quoi, qu’est-ce qu’elle a, ma mère ?
On exigea de moi que je devienne « flexible ». On m’habitua à en faire trop avec pas assez et on me réconforta en me faisant comprendre que cela s’appelait du « management ». « Il faut manager, mon vieux ! » Je devais faire tout seul le travail de plusieurs. Je tenais désormais deux rôles supplémentaires : steward et barman. Je changeais de casquette toutes les dix minutes, pour le même salaire. Régulièrement, on me faisait subir de nouveaux castings. Plus rien n’était acquis désormais. Et j’étais prié d’en éprouver de la reconnaissance. Diable ! Je restais à bord et les autres se retrouvaient à quai. Descendre au prochain arrêt signifiait « se faire virer ». Le producteur donnait aux situations les plus nauséabondes des noms de fleur exotique. Comme si le mot devait masquer la chose. Bientôt, il n’y aurait plus personne aux postes de commande. Déjà les caméras fonctionnaient toutes seules. Elles vous suivaient dans vos déplacements, avec leur gros œil noir. Le scénariste devenait fou, les acteurs sombraient dans la dépression, les attachés de presse couraient dans tous les sens, les passagers saccageaient le matériel. On se serait cru dans un reality-show. Mais qu’est-ce que je fichais dans cette galère au lieu d’enseigner Kierkegaard à des élèves avides de connaissance ? La force de l’habitude, sans doute.
Tout bascula le jour où un arrêt brutal me précipita dans le couloir des business seats. Ma tête heurta violemment une paroi. Le trou noir. Veuillez excuser cette absence momentanée… J’étais complètement sonné mais je commençais à y voir plus clair : maintenant le train reculait. Il reculait à trois cents kilomètres à l’heure. Il reculait dans le temps sans retrouver ce que mon bon vieux temps à moi m’avait offert : un peu d’humanité. Et moi, je la connaissais cette voie. Elle nous menait droit dans le mur. Et plus je le leur criais, plus ils riaient. Eux aussi le savaient. Mais ils temporisaient. « Allons, tu sais bien que ce n’est pas pour tout de suite, le mur ! On a encore du bon temps devant nous ! Est-ce que tu arrêtes de fumer parce que fumer tue ? D’ailleurs, nous quitterons la voie quand nous voudrons: les trains n’ont plus besoin de voies maintenant. Ils peuvent rouler tout seuls. Sur coussins d’air. Oui, parfaitement. Sur du vent ! Plus de voie. Que du vent! La liberté, quoi… »
Moi, cela me flanquait les jetons. Se passer de voie, c’est comme faire du vélo sans les mains. Je n’avais pas étudié la philo pour rien. L’homme a besoin de voies. A condition de pouvoir les choisir. Mais je n’ai pas insisté. Le scénariste, les aiguilleurs, les machinistes, les attachés de presse, les passagers, tous s’esclaffaient de mon air ahuri. Je n’ai même pas osé actionner le dispositif d’alarme, c’est vous dire… Mais on reculait. On rétrogradait. Avec l’impression fausse de progresser à pas de géant. Une illusion courante dans les gares, au fond. Très Einsteinienne…
Alors, je suis sorti du film. Littéralement. J’ai crevé l’écran. Crever, c’est une façon de parler. A peine un léger bruit de succion. Les spectateurs n’ont pas manifesté le moindre étonnement. Comme si je n’étais pas le premier. Evidemment, il y avait eu « la Rose du Caire », mais tout de même ! Je suis allé m’asseoir parmi eux et personne n’a bronché. Si. Mon voisin m’a tendu son pot de pop-corn. A croire qu’ils sortaient tous de cette toile que je venais de quitter.
J’éprouvais un sentiment d’impuissance et de lâcheté. Je m’efforcerais de regarder jusqu’au bout ce thriller interminable dont je connaissais le sombre dénouement sans plus en comprendre la langue. C’était bien le moins que je pouvais faire. Surtout ne pas m’endormir malgré ma lassitude immense.
Lorsque je me suis levé, le film approchait de sa fin. Cette fois, tous les regards se sont tournés vers moi, incrédules. Et quand je me suis avancé vers la scène, l’assistance a protesté avec un bel ensemble. » Vous êtes fou ! N’y allez pas ! N’y retournez pas ! » J’ai un peu hésité. Comprenez, je ne suis pas un héros. Encore moins une vedette. A peine un figurant. Une voix intérieure me traitait de tous les noms d’oiseaux parmi lesquels j’ai reconnu « Ta mère ! » J’ai ramassé ce qui me restait d’énergie et, sans effort apparent, j’ai pénétré la toile comme un fantôme passe à travers la muraille.
Que voulez-vous ? Les acteurs ne supportent pas de se voir à l’écran. Et puis, il était trop tard pour changer de train. Je venais de comprendre que, pour moi, il n’y aurait plus d’autre film.
Pas d’autre vie.