Le mal est fait

Yves Wellens,

Dans le numéro de relance de Marginales, vers l’été, il y a six ans, et dont le thème était déjà l’affaire Dutroux – en l’occurrence son évasion de quelques heures –, j’écrivais entre autres ceci : « Car, ici, la réalité est particulièrement (la plus) forte. La fiction, quant à elle, ne disposerait pas d’un recul assez grand pour s’élancer et embrasser toute la réalité ; elle ne pourrait s’étendre assez loin pour ne rien laisser échapper. De même il serait parfaitement vain et inconséquent de prétendre s’affranchir durablement d’une réalité qui touche et contamine dans le même mouvement. » Plus loin : « On oublie trop qu’il y a, depuis le début de ces terribles circonstances, une dimension supérieure, généralement occultée […] mais que l’on rencontre immanquablement là où la fiction doit porter. Cette dimension essentielle, c’est la douleur. C’est la souffrance que l’on éprouve devant une atteinte irrémédiable à la grandeur et à la pérennité de la vie. C’est cela que la fiction doit pouvoir désigner et explorer en profondeur. » Comme on voit, je n’ai strictement rien à renier de ces paroles.

Étant donc conscient que, cette fois, la fiction ne pourrait sublimer les faits écrasants qu’on lui demandait de traiter, et l’ayant accepté, je poursuivais en suggérant un autre angle : des récits présentés sous la forme de métaphores, assez éloquentes et surtout assez transparentes pour représenter intimement un état d’esprit plus général. Je donnais, dans ce même numéro de relance de la revue, deux amorces de récits, ou plutôt deux sujets. On lira ici un développement du dernier d’entre eux, en guise d’illustration aux considérations rappelées ci-avant.

La seconde évasion de Dutroux, quoiqu’elle ait été encore plus brève que la précédente, a eu évidemment un retentissement encore plus énorme, si possible. Peu importe que l’homme ait été, tout le temps qu’a duré sa fuite, constamment en point de mire des policiers et des journalistes à ses trousses, dans un concert de sirènes, de gyrophares, de crissements et d’imprécations (l’ampleur prise par cet ensemble de sons semblait faite pour alerter de l’approche du fugitif ceux qui étaient encore au loin) ; peu importe que les autres accusés n’aient pas bronché (mais on doute qu’ils aient pu espérer quelque mansuétude de la part des jurés en adoptant cette attitude) ; peu importe que le personnage, heureusement sans arme et entravé par des menottes, n’ait pu s’emparer d’aucun véhicule, tant leurs propriétaires, qui l’avaient bien sûr aisément reconnu, se sont rebiffés devant ses tentatives de les en extraire et, au contraire, lui ont opposé une résistance farouche, qui a pu le ralentir ; peu importe que plusieurs Ministres aient immédiatement offert de rendre leur tablier – à vrai dire, outre que le geste ne pouvait en aucun cas être à la hauteur des événements, c’était bien un tout autre genre de « démission » que la population avait en tête ; peu importe que le Parlement ait annoncé que, « par solidarité », il ne lèverait pas la séance en cours tant que le détenu n’aurait pas été repris ; peu importe que le Président de la Cour d’Assises ait assuré que le procès tant attendu, interrompu par la force des choses, pourrait reprendre sans accroc dès que l’accusé reparaîtrait ; peu importe que le Roi lui-même, dans une intervention télévisée impromptue (au risque de « découvrir la Couronne », ce qui lui sera d’ailleurs reproché par la suite), ait exhorté les autorités de l’État à faire front et à tenir le choc : les quelques centaines de mètres à peine parcourus à bride abattue par la canaille ont suffi à faire douter à nouveau le pays tout entier. Illico, tout le refoulé, péniblement contenu depuis l’évasion manquée de 1998, a resurgi. De plus belle, des rumeurs, jamais totalement disparues mais jamais établies ou même étayées (et peut-être était-ce justement à cause de cela), ont point, sur l’implication de quelques puissants dans l’organisation de réseaux pédophiles, sur le « grand complot » par lequel d’aucuns prétendent expliquer toutes les affaires non résolues qui ont secoué le Royaume depuis les années 80, sur la destruction ou l’escamotage de preuves ou sur les errements d’un juge d’instruction – assez contradictoirement, on lui reprochait à la fois d’avoir pris le temps de « fermer toutes les portes » et d’avoir bouclé son enquête si tard –, sur la corruption abyssale dans laquelle se vautraient toutes les institutions : alors même qu’il était clair, dès le premier moment de la découverte de l’épouvantable réalité, dès le premier jour de cette affaire, qu’elle était précisément, par sa nature même, impossible à diluer et encore moins à oublier, parce qu’elle touchait aux fondements même de l’humanité et du « contrat social ». On a même raconté (et apparemment, cela a été attesté par quelques reportages sur place) que des arbres en pleine sève de printemps se sont mis à perdre des feuilles dans toute la région d’Arlon, en signe d’accablement.

Une immense clameur, de colère et de honte mêlées, s’est levée dans le pays tout entier. Elle a montré à la face du monde la grande fragilité de chacun en son sein. La rage et les déprédations spontanées contre des bâtiments publics ne traduisaient rien d’autre ; et, à leur manière, les mots mêmes des innombrables éditoriaux consacrés les semaines suivantes à cette brusque dérobade ne parvenaient plus à dissimuler leur propre impuissance, tant ils paraissaient suffoquer dans leurs velléités de tout dire – y compris la profondeur du traumatisme que ces quelques centaines de mètres ont pu infliger dans tous les coins du pays. Les pages qui recueillaient ces commentaires, tous bâtis à l’identique et fondés sur la répétition, comme dans une chambre d’écho perpétuelle, semblaient se ratatiner entre les mains de leurs lecteurs, devant l’indignité des faits à exposer. Même la reprise du personnage, toujours aussi médiocre et veule et avant tout soucieux de son profit personnel de l’instant (ainsi que l’ont démontré les multiples enquêtes sur ses trafics et « activités » de toutes natures), à savoir cette fois s’en tirer sans prendre de coups, si elle a effectivement provoqué le soulagement que l’on sait, n’a pourtant pas réussi à résorber la béance qui s’était reformée dès que Dutroux a réussi à s’échapper. Et on peut douter qu’elle ne se refermera jamais, désormais.

À nouveau, le mal était fait ; et si, en tant que tel, la portée de l’acte était limitée (ou avait pu très vite être limitée), ses conséquences, et le point d’arrivée de celles-ci, ne pouvaient être calculées avec toute la précision voulue. Et ainsi, il continuera à flotter dans l’air ambiant sans plus pouvoir être évacué…

Je concluais de la sorte en 1998, après avoir exposé le sujet du récit à composer : « Si un tel récit peut contribuer à éviter cette solution radicale et rappeler chacun à la vigilance, je suis naturellement tout disposé à l’écrire. Mais on conviendra que ses développements, ses péripéties et ses enseignements, j’ose à peine les imaginer… » Je n’ai pas voulu le faire davantage ici.

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