Cette année-là, je fréquentais deux soirs par semaine un cours de croquis d’après modèle à l’Académie des Beaux-Arts de mon quartier. C’était un bâtiment délabré que les finances publiques maintenaient debout à grand-peine, mais où régnait une assez joyeuse ambiance d’apprentissage et de créativité : à tous les étages, de la cave au grenier, on modelait, on sculptait, on photographiait, on gravait, on peignait, on découpait, on collait, on taillait ou on incisait, on développait ou on mettait en couleur. La disposition compliquée de cet ancien édifice rendait le passage par différents ateliers quasiment obligatoires lorsqu’on voulait rejoindre sa propre classe, et l’on traversait ainsi les décors les plus divers, dessinateurs studieux devant un squelette déglingué au cours d’anatomie, peintres en herbe juchés sur des escabeaux et des échelles au cours de peinture monumentale, tandis que les apprentis en sérigraphie, un fer à repasser à la main, tournaient autour de longues tables couvertes d’un drap ; quant au cours de sculpture, il se distinguait par son espace de rebut où l’on pouvait croiser, abandonnés le long du couloir, oreilles géantes, bustes ratés, études de pieds, et parfois, un poing tendu dans le vide. Le public mêlait, dans une allègre mixité d’âges et de statuts, étudiants, marginaux, femmes au foyer, retraités, professeurs, artistes confirmés et amateurs, flâneurs et dilettantes ; et cet heureux brassage des genres n’était pas le moindre des charmes de ce lieu que j’adorais.

Le cours de croquis d’après modèle se tenait au tout dernier étage de la maison, dans un lumineux grenier éclairé par une verrière. Les chevalets étaient installés en cercle tout autour de la pièce, au centre de laquelle se dressait une sorte de petite estrade où s’exhibait la personne qui venait poser pour nous. L’espace n’était pas grand et cette disposition particulière, à la fois intime, resserrée et théâtrale, donnait une atmosphère spéciale, presque religieuse à notre atelier, un peu comme s’il devait s’y tenir une sorte spectacle, de rituel ou de tribunal. Dans un coin, près de la porte, on avait aménagé avec quelques planches une petite cabine où le modèle pouvait déposer ses affaires et se déshabiller ou se rhabiller à l’abri des regards.

L’objet du cours était, dans un premier temps, d’apprendre à rendre le plus fidèlement possible le corps humain, et c’est naturellement nus que les modèles nous exposaient leur anatomie. La plupart du temps immobiles, parfois en mouvement, selon des poses qui variaient de quelques minutes à une heure entière, une lampe braquée sur eux, ils offraient au cercle attentif les ombres et les lumières, les creux et les bosses, les pleins et les déliés de leur silhouette. Le professeur, un jeune peintre taciturne, était chargé du recrutement et de l’engagement de ces individus, matériau humain sans lequel rien n’eût été possible. C’était lui qui ensuite leur fournissait des instructions, indiquant durée, posture, gestuelle, laissant parfois libre cours à l’improvisation chez certains sujets plus extravertis.

Comme je m’en rendis bientôt compte, l’un des intérêts majeurs de ces séances résidait dans la grande diversité des physiques que nous étions amenés à observer, d’un point de vue qui aurait pu ressembler à un regard d’entomologiste, n’eût été l’importance de la personnalité telle qu’elle transparaissait à travers l’attitude du modèle. Danseuse, femme enceinte, jeune homme maigre. Africain à la peau d’ébène, tous ceux qui se succédèrent au premier semestre avaient une grâce très personnelle, une manière de se mouvoir et de se tenir singulière, propre à chacun d’eux et qui, s’ajoutant aux détails de leur morphologie, aux variations de l’éclairage et à leur expression, faisait de chacune des poses une composition absolument unique.

Lors de chaque séance, très rapidement, une sorte de courant s’établissait entre le modèle et son public : c’était comme une forme de séduction, de fascination collective, où les défauts même du corps qui se donnait à voir ajoutaient au charme qui en émanait. Dans un silence religieux, le front plissé sur nos carnets ou nos chevalets, nous nous appliquions à reproduire de notre mieux l’éphémère tableau qui s’incarnait dans cet instant de vie, et l’on pouvait presque palper l’exaltation qui se dégageait de ce microcosme studieux.

J’aimais l’esprit de communion qui régnait dans l’ambiance lumineuse de cette mansarde. C’était le bonheur, et même, une forme de bonheur très pur : celui, en quelque sorte, de contempler l’humain dans sa diversité et de tendre, tous ensemble, de notre mieux, vers la beauté. Je sortais de ces séances le cœur gonflé de joie et l’esprit rempli d’élévation, même si hélas mon talent ne suivait pas la même ascension.

Les vacances de Pâques interrompirent l’année académique, et c’est avec une joyeuse excitation que nous retrouvâmes le cours : on s’installait, on papotait, on déballait mines et fusains, et surtout, on attendait avec curiosité de découvrir le nouveau modèle que le professeur avait choisi pour entamer le second semestre, et qui se changeait dans la cabine.

Lorsque la porte s’ouvrit, les voix s’interrompirent brusquement.

La silhouette qui se glissait timidement vers le podium était celle d’une toute jeune fille : d’une maigreur extrême, les hanches plates, les seins en bouton, elle aurait semblé à peine pubère sans le sexe, étrangement placé vers l’avant, dont la pilosité rare et courte dévoilait de manière presque obscène la fleur brune. Nous avions jusque-là observé soit des modèles masculins, dont le membre, dans sa franche exposition, est plus familier aux amateurs d’art, soit des modèles féminins dont l’épaisse toison préservait pudiquement notre vue des complications de l’organe, et la première question qui frappa mon esprit, à ma grande honte, fut celle de savoir comment j’allais dessiner — ou éviter de dessiner — un élément aussi apparent…

Je ne devais pas être la seule, car un silence embarrassé envahissait la pièce, et l’observation, d’habitude directe et amicale des élèves, avait fait place à des regards biaisés dont on percevait tout le malaise ; et l’on pouvait voir les yeux papillonner lâchement à la recherche d’un endroit où se poser sur la nouvelle venue. Quant à moi, j’étais à la fois dégoûtée et fascinée : sa chair blême marquée çà et là de bleus, ses pieds aux ongles crasseux, ses longs cheveux d’un châtain terne, son nez pointu, son regard sournois et son air craintif m’évoquaient l’une de ces petites prostituées faméliques que l’on trouve sous la plume de Zola, ou l’une des fillettes malsaines de Balthus.

Mais le pire était son maintien rigide et emprunté. Une fois montée sur l’estrade, elle s’y était plantée debout et se tenait niaisement là, immobile, les bras pendant le long du corps, les mains ouvertes, la tête rentrée dans les épaules. Même bien éclairé, son corps plat et sans relief n’offrait que peu de prise à la lumière : qu’allions-nous bien pouvoir en faire ? Fallait-il tenter, précisément, de traduire sur le papier tant de disgrâce ? Était-ce là une forme de test, ou d’étape à franchir dans notre apprentissage ?

Entre-temps, le cours avait commencé ; et tandis que je me perdais en conjectures sur ce qui avait pu motiver l’étrange choix de notre professeur, je sentais le désarroi gagner mes compagnons : on ébauchait, on hésitait, on soupirait, on froissait sa feuille, on déposait sa mine d’un air découragé, on se lançait des coups d’œil consternés, les sourcils levés, entre voisins de chevalet… L’ambiance euphorique, l’émulation au travail et l’application du groupe avaient visiblement fait place à une sorte d’irritation communicative. Seuls quelques stoïques, dont je fus, tentèrent bravement l’aventure, croquant de leur mieux la malheureuse ; et je pus ainsi toucher du doigt combien il est difficile de bien rendre le laid : précieuse leçon qui pour ma part donnait à l’épisode tout son prix.

Il n’en alla manifestement pas de même pour mes collègues, car lorsque la séance s’acheva et tandis que la jeune fille disparaissait dans la cabine pour se changer, je vis plusieurs étudiants s’approcher du professeur. La tête inclinée, silencieux, il écoutait avec attention ses interlocuteurs : trop éloignée pour saisir les détails de leur conversation, je voyais cependant clairement à leur attitude qu’il s’agissait de plaintes à l’égard de notre nouveau modèle. J’eus l’occasion, en passant près du groupe, d’attraper au vol quelques bribes de ces doléances :... difficile… physique ingrat… pas adéquat… ne correspond pas…

Personne, en revanche, ne semblait vouloir évoquer la profonde gêne et les sentiments pénibles que suscitait en nous ce physique particulier, et je ne pus résister pour ma part à poser au professeur la seule question qui me taraudait ; je la savais absurde, mais enfin devant une morphologie aussi infantile je ressentais l’urgent besoin d’être certaine : notre modèle était-elle majeure ? Il s’avéra naturellement que oui, et même qu’elle était âgée de vingt-cinq ans, confirmation qui sans que je sache pourquoi me parut à la fois rassurante pour la moralité du cours et inquiétante pour ce qu’elle soulevait en moi d’interrogations au sujet de cette femme.

La séance suivante se déroula dans une ambiance plus difficile encore. Une partie des élèves, soit afin de marquer leur désapprobation devant le choix du modèle, soit pour fuir la déplaisante impression qu’ils avaient gardée du cours précédent, avaient renoncé à venir. Le cercle des dessinateurs s’en trouvait nettement diminué, et la dispersion du chaleureux petit groupe habituel donnait maintenant une désolante sensation de vide et de froid. Mais le plus pénible était l’atmosphère hostile qui se dégageait de cette assemblée clairsemée. Regards fermés, fronts butés, préparatifs machinaux, les échanges rares et brefs qu’on entendait çà et là avaient remplacé les joyeuses plaisanteries et les retrouvailles amicales qui ponctuaient d’habitude le début du cours. En réalité, il était clair que nous attendions tous dans une certaine tension de savoir si le professeur nous infligerait une deuxième séance avec ce modèle.

Lorsque la jeune femme sortit de la cabine et se glissa à nouveau de sa démarche hésitante vers le podium, un frisson de mécontentement parcourut la salle, et j’eus l’impression que c’était non plus un idéal de beauté qui venait comme autrefois s’installer devant nous, mais une forme très archaïque de victime expiatoire, une sorte de monstre dont on nous exhibait délibérément la laideur, l’imperfection, voire le caractère pervers. Je savais que tout le groupe partageait à cet instant la même brutale envie de ne pas la regarder, de ne pas la voir, de ne pas avoir affaire à elle. Nous aurions voulu qu’elle disparaisse, nous avions honte pour elle, et en ce qui me concernait en tout cas, honte de notre honte. Quels obscurs fantasmes, quelles malsaines craintes, quels inavouables désirs, quels tabous, quels dégoûts réveillait-elle en nous ?

Quant au débat d’ordre artistique, s’il était moins viscéral, il n’était pas moins douloureux. Moi qui m’étais flattée d’appartenir à une communauté libre, ouverte et créative, je me découvrais avec horreur membre d’un petit cénacle borné et pudibond. Où avait-elle disparu, notre largeur d’esprit ? Notre hauteur de vues ? Notre ouverture ? Et nos grands idéaux esthétiques, nos audacieuses recherches plastiques et nos beaux principes, où étaient-ils passés ? Fallait-il fuir ainsi devant ce qui nous mettait mal à l’aise ? Capituler devant la difficulté ? Se cantonner éternellement au charmant, au gracieux, au joli, ou aux fades épices du choquant convenu ? N’étions-nous pas capables de saisir cette occasion et d’en tirer quelque chose ?

Je tentai, bien maladroitement, d’avancer cet argument lors du virulent débat qui ne manqua pas d’éclater entre les élèves à la fin de la séance, lorsque dans un silence glacé, après un cours sinistre, la jeune femme eut quitté la salle. Il me fut rétorqué, entre autres, que dans le cadre de notre apprentissage, « un modèle n’était pas une personne, mais instrument », et qu’il n’était « pas souhaitable de travailler avec de mauvais instruments ». Mon plaidoyer ne portait décidément pas, et j’étais trop lâche pour affronter davantage le groupe : ce fut haro sur le baudet. Tout dans ce modèle était sujet à critique : sa manière de bouger, son corps, son expression, sa taille, sa peau, son visage, ses mensurations – non, décidément, rien ne convenait. Le professeur, impassible comme à son habitude, écoutait.

À la séance suivante, la jeune femme ne réapparut pas.

Elle avait été priée de ne pas revenir.

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