Nom d’emprunt

Yves Wellens,

« Et pourtant, ils sont largement tolérés, quand ils ne sont pas annoncés par la presse. Un article du Courrier de Memphis, en 1921, prévient les lecteurs : « Lynchage possible de trois à six nègres ce soir ». Les forces de l’ordre n’interviennent pas, complices ou débordées. Quant aux lyncheurs, souriants sur les photos de l’époque, les enquêtes n’aboutissent jamais, leurs auteurs étant invariablement définis comme « un groupe d’hommes non identifiés ».

Foi de quidam, Rolle (nom d’emprunt) ne s’était pas attendu à un tel déferlement.

Quand ses interrogateurs avaient montré les premières images, il n’avait pu croire que c’était bien lui. Mais la vision de la silhouette prise sous plusieurs angles, de même que certaines vérifications, notamment d’agenda, avaient fini par l’en convaincre. Il était bien à telle date à tel endroit portant tels vêtements pour rencontrer telle personne. D’où cela venait, c’était facile à deviner. Dans toutes les grandes villes, des caméras de vidéosurveillance pullulent désormais : dans les couloirs, sur les quais et dans les rames du métro, dans les rues, dans les centres commerciaux, dans les parkings, dans les hôtels et restaurants, dans les blocs de logements, dans les épiceries de quartier, devant et dans les écoles, dans les quartiers des Ministères. Désormais, il était question d’en rajouter d’autres sur les voies de circulation, dans les parties communes des habitations, dans les transports, dans les toilettes publiques. En général, ces images étaient de mauvaise qualité, et leur efficacité dans la lutte contre la criminalité n’était pas démontrée. Mais dans le cas de Rolle, les images avaient manifestement été sélectionnées et fait l’objet d’un montage précis : c’est celui-ci qui avait été diffusé par toutes les télévisions et fourni une abondante matière à la campagne de dénigrement déjà amorcée.

Les images n’étaient pas spécialement parlantes. Rolle n’était pas nettement reconnaissable : mais ceux qui le fréquentaient ne pouvaient douter qu’il s’agissait bien de lui, ce dont il convenait. Mais tout de même : la plupart du temps, on ne pouvait que supposer que tel geste de la main serait éventuellement vu comme suspect dans le cadre d’une enquête serrée ; et les propos qu’on lui attribuait (probablement recomposés par la lecture du mouvement des lèvres), il ne se souvenait pas les avoir tenus. Le halo surexposé dans lequel il paraissait baigner, comme les ombres portées trop denses qui l’entouraient, pouvait susciter des interprétations malveillantes. Mais, au fait, pourquoi lui ? Pourquoi lui faisait-on une sinistre réputation, sans prendre le soin de vérifier quoi que ce soit ?

De tout temps, la rumeur avait existé. Maintenant, elle pouvait se répandre par une simple touche à tous les horizons ; et quelques polémiques récentes avaient ainsi fait le tour de la planète, comme par un effet de nuisance multiplicateur. Certains esprits, même éclairés, s’offusquaient de cette dérive : mais peut-être les exemples mis en exergue étaient-ils mal choisis ; ou alors quelque chose faisait défaut dans leur indignation. De fait, on pouvait regretter qu’un cinéaste d’origine polonaise et un Ministre français de la Culture aient récemment fait les frais d’une telle campagne. Le premier avait été arrêté en Suisse, rattrapé par une affaire vieille de trente ans avec une mineure d’âge ; l’autre avait dû s’expliquer sur le contenu d’un livre, où il décrivait comme un fantasme un « marché aux esclaves » lié au tourisme sexuel. On s’insurgeait contre leur respectabilité mise en cause d’une manière si violente. Mais on se gardait toutefois de relever l’essentiel : à savoir que, mus par une aura d’artiste pour l’un ou par l’étalage de la haine de soi et l’exploration sans fin du narcissisme occidental pour l’autre, ils avaient tous deux usé de leur autorité (ou de celle que confère l’argent) sur des faibles pour parfaire leur quête de plaisirs. Mais ceux-là avaient les moyens de se défendre contre le tapage médiatique, puisqu’ils étaient entourés d’avocats ou de conseillers. Rolle n’avait aucun de ces moyens.

Et il voyait s’accumuler comme une traînée de poudre les révélations à son encontre, toutes erronées et extravagantes. Quant à ses accusateurs, il était manifeste que rien de ce qui est invraisemblable ne leur était étranger ! On ne reculait devant aucune invention, car, désormais, c’est la vitesse qui fait l’information — et si elle se révèle fausse, on aura du moins occupé le terrain… Rolle avait pris le parti de ne pas répondre, d’éviter les caméras et les questions lancées à la volée par des personnages surexcités, en attendant que tout cela se dégonfle. Peine perdue, naturellement. En même temps, il lui semblait que cet acharnement avait quelque chose de trouble, qu’il était difficile d’exprimer concrètement : non que toute cette agitation autour de sa personne lui paraissait mimée ou surjouée par des acteurs interprétant un rôle convenu à l’avance, mais un sentiment de malaise le tenaillait. Parfois, il lui semblait être une sorte de prototype, que l’on malaxait dans tous les sens pour des visées inconnues. Il n’y avait pas de raison objective de s’en prendre à lui, sauf à dire que, désormais, chacun devait se croire en danger, et que personne n’était plus à l’abri d’intrusions intempestives.

Le résultat, c’est que tout le monde se détournait de Rolle, alors même qu’il n’était ni un militant syndical, ni un juré clé dans un procès spectaculaire, ni un avocat trop curieux. Sa réputation était faite : et il devait la boire jusqu’à la lie.

De cet examen de conscience, il conclut ce qui, dès l’origine, sautait aux yeux : que cette campagne coïncidait avec la vague de suicides dans son entreprise. Voulait-on l’y pousser à son tour ? Avait-on introduit un degré de plus dans la dégradation ? Ses malheureux prédécesseurs n’avaient exprimé leur malaise et leur angoisse que dans l’ultime signe de vie qui les menait à la mort. Ils avaient sauté d’une fenêtre d’un étage élevé, ou s’étaient jetés sous un train, ou pendus dans leur cuisine. Fallait-il voir dans la campagne de dénigrement contre lui une tentative de dédouaner les responsables de l’entreprise ?

Un jour, il décida d’aller voir un membre de la Direction, qu’il connaissait vaguement. Mais l’homme se montra évasif et n’était pas d’humeur à s’attarder.

Rolle revint le lendemain. Cette fois, il fallut se rendre à l’évidence : l’entreprise avait été démontée pendant la nuit. Il ne restait d’elle que la charpente du bâtiment et quelques papiers épars sur le sol, où son nom ne figurait plus.

 

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