Nous sommes du même sang, toi et moi.

Rudyard Kipling

1

Le parc

On contemplait

une vaste pelouse

courbe

douce

En contrebas

parfois passait un train

Au pied de la grande perche

à la belle saison

s’affairaient les tireurs à l’arc

C’était un temps

de promenades en famille

où l’on ne sortait pas sans gants

où les enfants devaient se taire

Assise sur un banc

de l’allée principale

la jeune femme mince et droite

– chapeau de feutre

manteau clair –

sourit à l’objectif

depuis soixante années

La fillette à côté d’elle tient

sa poupée à deux mains

le garçon poursuit son rêve

les yeux au loin

2

La maison

En été

la grille se couvrait de roses :

des fleurs d’autrefois

rouges cocardes peu serrées

courant pavoiser le mur

leur parfum aussi était léger

Au pied de la maison

– cinq marches bleues

on n’osait pas les sauter –

un jardinet prolifique

noms revêches ou comiques

phlox cosmos et pétunias

le miel

des alysses et du réséda

Le garçon au deuxième étage

ouvrait son balcon sur le parc

il jouait de la guitare

du piano

déchiffrait le grec

le gothique

lisait tout haut Les fleurs du mal

quand les parents n’étaient pas là

3

La guerre

Les sirènes

enflaient leur appel

La famille se serrait

sous l’escalier de la cave

Souvenir de murs chaulés

d’un manteau rouge

à capuchon

La maîtresse de piano

venait à domicile

touches d’ivoire touches noires

les petits doigts les connaissaient

avant que l’on sache ses lettres

Du tramway immobilisé

on ne quittait pas des yeux

ceux qu’ils avaient fait descendre

le garçon aux cheveux sombres

qu’ils prétendaient plus âgé

face au mur les mains levées

Ils le laissèrent aller

Le soir

on respira différemment

dans la maison

4

Les jeux

Dans la courette

derrière la maison

le soleil

ne riait qu’en oblique

le petit cerisier

ne portait pas de fruits

On y jouait à la dînette

potage de feuilles de haie

eau de pluie éclaboussures

pompe actionnée à deux mains

La chambre du second

aux histoires donnait des ailes

Combats héroïques

en château fort de carton-pâte

figurines de plomb

insoucieuses des siècles

une infirmière des tranchées

portait secours aux chevaliers

Magie jamais revécue

d’un théâtre miniature

Des pochettes recelaient

– carton colorié papier fort –

les personnages en costumes

les décors avec tous leurs plans

On était le metteur en scène

de pièces inconnues

dont on ne savait que les titres

C’était écrit en espagnol

Tous les rêves étaient permis

5

Les livres

Après les ogres et les fées

Camille et Madeleine

Alice et Robinson

on découvrait

passant du rose au vert

les livres des garçons

Ivresse heureuse des jeudis

le cœur battait

dans l’Amérique des chiens-loups

du grizzly

de Bas de Cuir

Dans la jungle

des bêtes élevaient

un petit d’homme

On grandissait

bientôt

on se passerait du guide

mais pour l’instant

dans la chambre au balcon

on s’émouvait

du récit de Flambeau à Vienne

on revenait

de la bibliothèque

avec les soupirs d’Andromaque

– haute verrière

couvertures de toile noire

inoubliable odeur

du papier jauni –

on faisait sien

et pour toujours

ce bonheur frémissant

les mains les yeux ravis

entre Madeleine et Saint-Jean

6

Les filles

On ne connaissait que des filles

Amitiés difficiles

on souffrait

de ces dents de scie

Écolières appliquées

cheveux nattés

doigts tachés d’encre

comptines des récréations

Lycéennes

enhardies peu à peu

rêvant pêle-mêle

enfants métier amour passion

Beauvoir Stendhal Casanova

On n’allait pas danser

sans cavalier

Le garçon accompagnait

aux bals en robe longue

aux thés dansants sucrés

témoin discret

des amours furtives

Connivences adolescentes

sourires en coin

mots codés

lors des repas de famille

le temps viendrait bien assez tôt

d’être sérieux

7

La chambre

Dimanche de janvier

on roulait sous la pluie

les dents le cœur serrés

On revivait

promenades en forêt

concerts leçons de solfège

jeudis noirs et blancs

des petits cinémas

On songeait

aux livres dédicacés

par un garçon de vingt ans

douce patine

sur des rayons d’aujourd’hui

Les images se pressaient

figure en abyme

d’un vinaigre étoilé

la guerre s’achevait

quelqu’un venait du parc

chuchotait dynamite

adolescence mutilée

On roulait sous la pluie

se souvenant

d’une visite à mobylette

à travers des bois de jonquilles

soleil en touffes légères

tiges fraîches du printemps

qu’il ne verrait plus jamais

Dans la chambre

l’après-midi pleurait

contre la vitre

des branches noires

écrivaient janvier sur le ciel

On se tenait les mains

en échangeant

bien autre chose que des mots

On se quittait

Le temps de la mémoire

commençait

Non, Petit Frère. Ce ne sont que des larmes, comme il arrive aux hommes, dit Bagheera.

Rudyard Kipling

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