« D’habitude, pas toujours, mais la plupart des fois, les prouts qu’on entend ne puent pas et les prouts qu’on n’entend pas puent. » Elle est charmante, cette petite. Toujours vêtue de guimpes colorées, à sautiller partout, à faire la roue entre les chaises ou le grand écart dans les jambes de sa mère quand elle passe avec la soupière. Vous êtes nouveau ou vous venez d’une autre pièce ? Parce qu’elle déménage tout régulièrement, voyez-vous ?

D’habitude, pas toujours, mais la plupart des fois, comme dirait la petite Victoria, elle nous teint en rouge, sa couleur préférée, même que c’est la couleur de ses cheveux. Au début, j’étais horrifié, je n’avais jamais vu ça, ni même imaginé que cela pût se faire. Je m’y suis habitué.

Ah, vous êtes nouveau ? Et votre nom ? Rembrandt Harmenszoon van Rijn ? Vraiment ? Drôle de nom. C’est hollandais ? Saskia vous appelait Rem ? Va pour Rem ! Qui est Saskia ? Pourquoi dites-vous Hooi Godferdomme ? Moi c’est Wolfgang. Plus précisément Joannes Chrysost Wolfgangus Theophilus Mozart. Enchanté. Comme la flûte. Pourquoi je ris ? Ma tête, qu’est-ce qu’elle a ma tête ? Les cheveux ? Mais c’est une perruque ! Vous avez vu votre tête vous ? Un ahuri au gros nez sous une houppe de cheveux crépus… on dirait un de ces sauvages ramenés d’Afrique qu’on nous expose parfois à la cour, nicht war ?

Oui, je me plais dans cette masure, vous verrez, on s’habitue, il y a plein de vie quoique je regrette qu’il n’y ait aucun instrument de musique. Pas d’instrument, mais de la musique, oui, il y en a. Sicherlich. Ils doivent en jouer dans la pièce d’à côté où je n’ai jamais été. Ils ont même joué, affreusement je dois dire, quelques-unes de mes sonates. Ils jouent aussi mes amis Johann et Friedrich. Mais le plus souvent c’est une musique épouvantable, ou bien ils chantent des chansons dont je ne comprends pas un traître mot.

Le clair-obscur, quoi le clair-obscur ? Vous aimez le clair-obscur ? Oui, cette lumière de crépuscule est très chaude, c’est vrai. Vous aimeriez la peindre ? Vous êtes peintre ? Pourquoi dites-vous Hooi Godferdomme ?

Regardez, regardez, la petite Victoria et sa sœur Diane se livrent à un concours de pets. Amusant, nicht war ? Je faisais pareil avec Nannerl, oui, ma sœur aînée. Holà ! Leur sœur aînée, à elles, arrive, ça va chauffer ! « C’est dégueulasse, c’est dégueulasse, bande de furoncles ! », vous entendez, elle est très fâchée. Ah, vous ne comprenez pas ? Dégueulasse vient de gueule, sortir de la gueule, vomir, vous comprenez ? Vous verrez, ils parlent avec tant de nouveaux mots que j’ai bien de la peine à les comprendre. Souvent même ils se parlent à eux-mêmes en se collant une main à l’oreille. Très étrange. Surtout Erika, la grande sœur. Quand leur mère est absente, les petites font des concours de flatuosités et Erika parle à son oreille pendant des heures. Très étrange, elle se dit qu’elle va se rappeler, qu’elle va s’envoyer un essehemaisse, qu’elle va regarder la thailé, et, oui, promis, qu’elle écrira un himêle. Je ne comprends rien.

Parfois, il y a une horrible petite musique aiguë et Erika, ses sœurs ou sa mère se précipitent vers un coin de la pièce que je ne vois pas d’ici, et la musique s’arrête et elles se parlent toutes seules, parfois en criant des « oui-oui », ou des « au revoir » ou des « tècon ».

La lumière est belle ? Oui, elle est belle. Ils ont des éclairages merveilleux, parfois même un peu trop éblouissants. Quand ils allument la bougie du coin, là, vous voyez, je suis ébloui, ça fait mal aux yeux. Vous trouvez que la lumière est trop forte ? Trop vive ? Pas assez claire-obscure ? Et vous trouvez que les tableaux sont vilains ? Pourquoi dites-vous Hooi Godferdomme ? Mais, regardez, là, à droite, sur le mur, ces jolies gravures, ne trouvez-vous pas qu’elles sont particulièrement réussies ? Non ? Pas assez réalistes et sans profondeur ? Peut-être. Moi, mon domaine, c’est la musique, alors vous comprenez, la gravure… Mais je trouve quand même que les portraits en eau-forte des filles et de leur mère sont assez ressemblants. Non, vous ne trouvez pas ? Pourquoi dites-vous…

Regardez, elles arrivent. Toujours à la même heure. Avec des gibecières sur le dos qui les font ployer. Voyez, elles se précipitent à la cuisine et en reviennent avec des briques bigarrées qu’elles sucent avec un chalumeau de paille teinte et elles déchirent de petites vessies de porc dont elles extraient de fines galettes jaunâtres qu’elles dévorent à pleine gueule.

La mère chante dans la pièce voisine. « Jamais je ne t’oublierai », banal mais assez joli comme harmonie, je dois le reconnaître. Les voilà toutes penchées maintenant sur de petits livres et elles scribouillent pendant des heures, parfois en se disputant, parfois en riant, avec la mère qui leur tourne autour et se penche sur elles. Touchant, nicht war ? Vous avez raison, je n’y avais jamais pensé, la mère est ici et elle chante à côté à la fois. Ce doit être une sœur de la mère que je n’ai jamais vue, elle a la même voix.

Je ne sais pas ce qu’elles font de leurs jupes, elles doivent les ôter en entrant, parce que je les vois toujours vêtues de culottes, même la mère. L’homme, lui, vous verrez, son habillement est d’une laideur ! Point de jabot ni de parements. Une sorte de chasuble grossière sur le dos, toujours les mêmes pantalons sans forme et, comme vous, la chevelure en broussaille. La nuit, quand la maison dort, il installe une sorte de petit clavecin muet sur la table et fait des gammes pendant des heures sans que l’on entende un son, sauf parfois un léger et court couinement. Il a beaucoup de dextérité mais le rythme est catastrophique. L’horloge dont vous entendez le battement, mais que vous ne pouvez voir de là où nous sommes, égrène de nombreuses heures avant qu’il n’aille se coucher. Ma mère disait toujours qu’il fallait dormir huit heures, acht Stunden. Nicht war ?

Ce bruit affreux ? C’est une hambulance. Je ne sais pas ce qu’est une hambulance mais c’est ce que disent les filles chaque fois qu’on entend ce bruit. Il y a beaucoup de sons bizarres dehors. Pas un seul pas de cheval sur le pavé, mais des chuintements incessants et, parfois, une pétarade ressemblant à une salve de fusil, comme si nous étions en plein champ de bataille. Étrange, ils ne réagissent pas, comme s’ils s’étaient habitués à vivre en guerre. L’odeur de crottin me manque. Je ne sais pas ce qui empeste l’air, c’est épouvantable. Quand les petites pètent, je me sens mieux.

La dame qui vous regarde ? Quelle dame ? Ah, celle-là ? Oui, jolie, très jolie même. Vous avez vu son regard songeur ? On ne me l’a pas présentée, j’ignore qui elle est. Elle me rappelle Nannerl. Et vous, c’est Geertje ? Une de vos femmes ? La mienne s’appelait Constanze. Et là ? C’est Ludwig. Impossible de lui parler, il est sourd.

Ils ont éteint les bougies. Si nous dormions ? Bonsoir Rem, dormez bien, je suis ravi de vous avoir pour nouveau compagnon. Rem, Rem, éveillez-vous. Regardez, la petite Diane et sa sœur Victoria traversent la pièce avec une lanterne. Elles vont dans la cuisine sur la pointe des pieds. N’est-ce pas le clair-obscur que vous vouliez ? Ah, vous ne pouvez plus peindre. Dommage ! Comme moi, je ne peux plus faire de musique. Schade !

Ah, cette voix horrible qui, chaque matin, hurle qu’il va pleuvoir, qu’il va faire beau ou y avoir des chutes hivernales ! Pourquoi, mein Gott, s’éveillent-ils avec ça ? Après cette voix, il y a d’autres voix tout aussi effrayantes, qui vous ordonnent d’acquérir ceci ou cela sous peine de grand malheur ou de ruine générale. Puis d’autres voix, ténor ou soprano, racontent des histoires courtes, en général pas très amusantes, des histoires de guerres, de beaucoup de morts, et de pourriture. Il doit y en avoir, du monde dans la pièce d’à côté. Moi, je les prierais d’aller vitupérer ailleurs.

Voyez, Rem, le père et la mère, tous deux vêtus de robes de chambres rouges, s’embrassent. Ils le font tous les matins, goulûment, et leur fille Victoria leur dit tous les matins qu’il y a des auberges pour ça. Elle est amusante, vous ne trouvez pas ? Avez-vous remarqué qu’ils ne portent pas de bonnet de nuit ? Pourtant les nuits sont encore froides.

Les voilà prêtes et brillamment vêtues, colorées comme des gitanes, quoiqu’elles portent des chaussons d’une laideur repoussante. La mère les houspille pour qu’elles se hâtent, « en voiture, en voiture » et pourtant je n’entends aucun attelage. L’homme, l’homme, lui, reste en robe de chambre à boire un breuvage noirâtre en pétunant et bayant aux corneilles, écoutant encore les voix horribles qui tonitruent dans la pièce voisine, tiens, on entend ma Kleine Nachtmusik. Regardez, l’homme agite les bras complètement à contretemps !

Comme vous verrez, la journée est plutôt calme et lassante. La mère vaque, un éternel carnet à la main et le père fait ses gammes ou parle seul dans le coin invisible. Tenez ! Aujourd’hui, ils s’en vont après s’être encore tenus comme en auberge.

Tiens, voilà Victoria et Diane rentrant avec leurs lourdes gibecières dont elles se débarrassent promptement à même le sol. Oh, voyez, Rem, elles jouent à la balle. Quelle adresse ! Voyez, Diane frappe la balle comme tambour avant de la lancer à Victoria. Quelle grâce ! Elles se l’envoient de plus en plus haut. Quelle virtuosité ! Holà ! Hooi Godferdomme !

« Maman, on a cassé Wolfgang et Rembrandt.

— Je vous avais dit de ne pas jouer au basket dans ma collection de bustes. Ce n’est pas grave, j’en retrouverai certainement sur une brocante. »

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