Le petit naufragé

Étienne Verhasselt,

Gageons qu’il se trouvera quelques lectrices et lecteurs inspirés qui accorderont foi à ce récit incroyable et pourtant vrai.

 

Au printemps de l’an 1459, sur la côte ligure un garçonnet de sept ans, vif, curieux, déjà aventurier et prénommé Cristoforo, se mit à régulièrement fuguer : à l’aube, après s’être discrètement échappé de la maisonnette familiale, filant comme un chat par les ruelles de Gênes la Superbe, il gagnait les quais du port et, dans le voisinage fabuleux des caravelles endormies, à l’aide de matériaux récupérés et de divers rebuts, dénichés çà et là sur les quais, en deux temps trois mouvements il bricolait d’improbables embarcations dans lesquelles, aussitôt, il montait et qui, par tous les temps, sous les commandements sévères de son intrépide volonté, cinglaient bravement vers d’hypothétiques contrées sauvages, vers on ne savait quelle Terra Incognita. Quelques heures plus tard, l’un ou l’autre pêcheur à la sardine l’apercevait dans le Golfe : dressé de toute sa petite taille sur quelque débris vermoulu, pas le moins du monde terrifié, il tempêtait au milieu des flots contre le énième méchant naufrage qui venait d’emporter jusqu’à l’horizon la promesse d’une expédition grandiose. Cependant, au port, où l’on avait appris à connaître le petit navigateur cabochard, rapidement devenu mascotte, aussitôt connue sa nouvelle infortune, on souriait – mais on était un peu fier aussi de ce gosse entêté plein de rêves d’aventure salés – et on se préparait à la prochaine inévitable submersion. Ces jours-là, les faces aux traits burinés s’éclairaient d’une pudique tendresse pareille à une écume rare sur les rudes brisants.

Un jour toutefois, il avait alors neuf ans, Cristoforo disparut et tout le monde en fut saisi d’effroi, exactement comme s’il était établi pour tous, exception faite des pauvres parents à chaque fugue rongés d’angoisse, que la mer vaste jamais ne le prendrait. Après une semaine sans nouvelles de lui, la mort dans l’âme, les marins s’étaient résignés. Le père et la mère, eux, priant jour et nuit dans la cathédrale San Lorenzo, espéraient encore un miracle…

Ils furent exaucés ! Le huitième jour, on retrouva le tout jeune loup de mer inconscient sur un rivage à une dizaine de lieues de Gênes, non loin de Monterosso al Mare. Lorsqu’il reprit connaissance, il but avidement à la gourde qu’on lui tendait, engloutit le pain et les fruits qu’on lui offrait, puis murmura son nom et où il habitait ; après quoi, il ne prononça plus un mot. Les sauveteurs en furent réduits à des conjectures : l’enfant avait dû réchapper à quelque naufrage dont il était l’unique survivant et son odyssée l’avait laissé hébété de soif, de faim et de fatigue ; on en saurait bientôt plus. Et durant les deux journées que dura son retour à dos de mulet, avec son compagnon intrigué il ne fut guère plus loquace : à en croire les mémoires d’Enzo Viareggio, humble négociant en route vers Gênes qui se proposa de raccompagner le petit rescapé, pas une seule fois ce dernier ne se départit de son mutisme ni d’un air singulièrement rêveur.

Enzo Viareggio avait l’imagination libre et fertile, et il aurait volontiers sacrifié sa bourse – et peut-être même une de plus – pour apprendre ce qui captivait ainsi les pensées de l’enfant : qu’avait donc vu ce petit, quels paysages, quelles scènes qui lui étaient apparus prodigieux ? Mais il avait beau questionner Cristoforo, celui-ci, plongé dans le ravissement de son secret marin, ne pipait mot. Rêveur à son tour, Enzo Viareggio se répétait alors en lui-même : « Ah, la mer ! Mystère des mystères ! »

Ce n’est qu’une fois rentré chez lui que Cristoforo sortit de sa douce torpeur : il fallait rassurer la mère et raconter au père. Mais raconter quoi ? Car jamais ce père ne le croirait, ni d’ailleurs quiconque. Aussi résolut-il prudemment de dire qu’il avait tout oublié. On le sermonna vertement pour ses désobéissances répétées, on lui fit promettre de renoncer définitivement à ses escapades jugées insensées et dangereuses, et on le punit. Dans la famille le sujet était clos, mais lui se jura de retourner un jour là-bas.

À dater de cette époque, Cristoforo devint un garçon pensif et grave. Et jamais plus on ne le vit écouter sans une certaine impatience et une profonde amertume les nombreux récits guerriers de l’époque. Qui eût pu imaginer que ce galopin avait arrêté un projet fou auquel il allait se tenir sans jamais faillir et qui allait décider non seulement de toute sa vie, mais encore du visage du globe terrestre et de l’Histoire : plus tard, quand il aurait l’âge d’être pris au sérieux, il se mettrait en quête d’un roi ou d’une reine qui, sans rien savoir de son extravagant projet – car, sagement, il l’aurait déguisé –, financerait son retour là-bas ; ensuite, seulement, il ferait enfin connaître au monde sa découverte. Et alors… !

Oui ! il convaincrait l’une ou l’autre tête couronnée en lui racontant un mensonge énorme – ce sont les meilleurs : il inventerait que la terre est ronde et que l’on peut gagner les Indes par l’Ouest pour, bien plus vite, ramener les précieuses épices et gaver d’or les coffres royaux. Le plus gros mensonge de tous les temps ! Et on le croirait, lui qui se fichait bien des épices et des raccourcis mais qui brûlait de retrouver cette île inconnue, avec ces hommes et ces femmes accueillants qui étaient venus à lui et avaient raconté comment tous ensemble et avec des langues différentes, des coutumes différentes et même des religions différentes, ils vivaient en paix. Et il les avait crus. Et avant de sombrer d’épuisement dans l’inconscience, il avait demandé : « Mais qui êtes-vous ? » Et ces hommes et ces femmes pacifiques, en chœur, lui avaient répondu : « Nous sommes les Européens. »

Ni l’enfant que fut Cristoforo, ni même l’homme qu’il devint – et c’est la beauté de la chose –, jamais n’envisagèrent que cela, peut-être, n’avait été qu’un songe…

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