Il joue du violon au bas de l’escalier, à l’abri des courants d’air et de la pluie. Il sent encore, dans ses doigts, le périple parcouru de Hongrie pour arriver jusqu’à Bruxelles. Peu de passage ce dimanche dans le métro. Alors, il pince les cordes pour son plaisir, pas pour les petites pièces de monnaie qui seront jetées dans son bol aux motifs usés. Il choisit des morceaux de chez lui, parmi ceux qui font danser, et des comptines de son enfance qui lui serrent les tripes. Peut-être tentera-t-il cette chanson, censurée dans son pays parce qu’elle pousse au suicide. L’air maudit de Sombre dimanche a fait des dizaines de victimes : un mélomane, une vendeuse, un adolescent, une secrétaire, un pianiste new-yorkais, le compositeur lui-même et sa fiancée… Tous sont allés humer les vapeurs de l’enfer. Pourtant Sombre dimanche chante un jour comme celui-ci. Il y a si peu de monde qu’il pourrait interpréter discrètement la mélodie déchue sans créer de nouvelles victimes. Si un passant venait, il s’interrompra. Il n’a pas vocation à tuer.
Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres à Bruxelles : c’est une journée de vote pour l’Europe. Un habitué du restaurant social le lui a expliqué. Il lui a aussi appris que son Premier Ministre s’était fâché avec Bruxelles. Quelle idée. Lui, il l’aime cette ville et le lui dit chaque matin, en jouant pour ses habitants qui lui sont devenus familiers. Après tant d’années, il se sent chez lui dans cette capitale bigarrée où tant de langues et de couleurs se côtoient. Il apprécie sa station de métro Trône, sans doute parce qu’il s’y sent à l’abri, à l’ombre du palais royal et du Parlement européen. Chaque jour, à l’heure où un certain Bruxelles s’agite, il y revoit les mêmes personnes : la jeune femme qui trottine perchée sur ses talons aiguilles, le petit homme rougeaud, coincé dans son imper qui sent l’alcool et le tabac froid, des grappes de jeunes en baskets avec des écouteurs dans leurs oreilles, une femme qui assortit son sac aux accessoires dans ses cheveux… Il ne sait rien de leur vie, mais a l’impression de les connaître. Il remarque quand certains s’absentent : il imagine vacances, maladie ou déplacement. Chaque matin, par ses notes de musique, il veut instiller de la beauté dans leurs quotidiens affairés. Il les regarde s’engouffrer dans l’escalier pour rejoindre les entrailles du métro ou retrouver la surface avant d’être ingérés par une tour. Avec ses accords, il leur donne vie. Après quelques instants, la cadence de leurs pas fait écho à ses rythmes.
Il n’a pas bien compris ce que ces élections européennes vont changer pour lui. Sauf ce matin : elles amènent d’autres visages, d’autres passages. Mais après ? Un agent arrive et entre dans sa cabine. Il s’installe derrière le guichet en feignant de ne pas voir le musicien qui lui fait face quelques mètres plus loin. Lui voit ses cheveux bouclés, ses petits yeux foncés et son uniforme qui parait si neuf. L’agent met un peu d’ordre dans le local et, après quelques secondes, se trouve au bout de ses occupations. Rien à faire. Plus rien à faire. Et peu de passants. Alors il regarde le musicien. Leurs regards se croisent. Le musicien sourit. L’agent pas. Puis il se met à pianoter sur son téléphone pour se distraire. S’arrête. Regarde devant lui. Rien. Pianote à nouveau. Triste dimanche. Il faut qu’il trouve une raison à sa présence. Et personne pour le solliciter. Pas même un touriste qui ne sait pas tirer un titre de transport de la machine. La musique emplit la station. Seuls les passages rares de métros l’engloutissent. Avec les crissements de freins d’un métro, l’agent se souvient d’une directive. Ils ont reçu une fiche de rappel, il y a quelques jours. Une bonne occasion de sortir de sa cabine et de se rendre utile. Il claque derrière lui la porte en métal. Le musicien lève les yeux en voyant l’agent qui s’approche. Il hésite : est-ce pour lui qu’il vient jusqu’ici ou veut-il vérifier un panneau signalétique ? L’agent le regarde. Cette fois, vraiment.
— Bonjour, vous avez les documents d’autorisation ?
Le musicien montre une expression d’incompréhension.
— Tu comprends le français ? renchérit l’agent.
— Oui, bien sûr.
Le r continue à rouler plusieurs secondes après la réponse inquiète.
— Tu vois ce dessin sous tes pieds ?
— Oui, c’est une clé.
— Non, ce n’est pas une clé. C’est une note de musique ! proteste l’agent en fronçant les sourcils.
Il craint d’avoir affaire à un rigolo qui voudrait se moquer de lui. Il ne le lâche pas des yeux.
— Pour jouer ici, il faut être un musicien reconnu avec une autorisation ! Tu ne peux pas rester. Cet endroit est réservé !
Le musicien voit les plis qui se resserrent sur le front de l’agent, mais n’en comprend pas la raison.
— Mais, Monsieur, ce n’est pas un endroit réservé. C’est un endroit pour la musique.
L’agent le fixe. C’est sûr, cet homme veut jouer au plus fin.
— Je ne discute pas avec des gens comme toi. Quitte cet endroit et suis-moi !
Le musicien range alors son violon et suit l’agent qui l’assied dans un coin de sa cabine. L’agent appelle ensuite un policier pour qu’il vienne embarquer sa prise. Il le surveillera jusqu’à son arrivée et enverra un rapport circonstancié au chef. Mais, du fond de la cabine, le musicien entonne, avec force cette fois, l’air mortifère de Sombre dimanche :
Le monde court à sa perte, l’espoir n’a plus de sens.
Les villes disparaissent sous la musique des canons,
Les prairies sont rouges du sang des hommes,
Les rues se couvrent de cadavres,
C’est l’heure de ma dernière prière.
Les hommes, Seigneur, sont des pécheurs et font tant d’erreurs.