Le Jagüey parle par ma voix.

C’est ce que j’ai répondu à l’Officier, la cinquantaine sportive au poil roux, sans doute études chaotiques à Berkeley dans les années soixante, we shall overcome, les bouquins de Castaneda sur nos rites ancestraux, peut-être même Antonin Artaud dans le désert des Tarahumaras, ça faisait alors partie des programmes officiels pour devenir ce type en jogging et baskets une main sur l’oreillette au coin du boulevard et de la rue Belliard mardi vers 16 h 30 face à l’Ambassade hérissée de barbelés, Don’t cross the Street ! Stay on the corner ! (pour garantir l’alliance entre l’Europe et l’Amérique, la fin des divisions, l’unité de vues et les valeurs communes essentielles à cette stratégie qui n’est pas occidentale mais universelle : répandre la liberté dans l’intérêt de la paix n’est-il pas la finalité même de toute l’humanité ?), tandis que d’étranges gargouilles sur les toits lorgnaient tout ce qui bouge depuis le palais des Académies dans leurs lunettes à mire grossissante où le front d’un homme s’expose en gros plan sur l’écran de la cible, ses plus intimes pensées lisibles à l’infrarouge, de même que Hegel à Iéna devant Napoléon crut voir l’esprit du monde à cheval sans pour autant lui lancer sa Phénoménologie au visage (pensées faisant partie des sédiments de connaissances déposés jadis dans le crâne de cet honorable officier de l’Agence, qu’il remuait avec une peine visible en m’écoutant aller et venir dans les méandres de mes propres souvenirs), pourquoi donc pensez-vous que nous aurions eu l’intention de lancer vers la limousine présidentielle cette innocente mallette contenant la bombe d’un livre que vous déposez à l’instant sur le bureau, pas une seconde ne s’écoulant durant cet entretien sans qu’un enfant du Mexique ou d’ailleurs ne soit victime de peste et de famine, de guerre et de mort, directes conséquences d’une gestion du monde qui requiert en guise d’idéologie la substance chimiquement pure du mensonge.

Comment le croire ? Après l’arrestation, les fouilles précipitées de multiples services de police ne leur ont pas permis de découvrir l’énorme gigot que je dissimulais toujours sous ma veste. L’Officier continuait de feuilleter le livre avec incrédulité. Il est vrai que nous n’avions pas obéi à ses sommations sur le trottoir désert. Mon vieux compagnon d’équipées ne s’était guère gêné de poursuivre son chemin tenant en main l’attaché-case au contenu explosif, alors que retentissaient les sirènes de l’autre côté du boulevard. Qui donc pouvait savoir que le boss de la planète, ayant leurré médias et manifestants massés au Quartier de l’Europe sous occupation militaire, était toujours sous sa tente homérique de l’Ambassade ? Plusieurs hypothèses restent plausibles à propos de la disparition d’Atlas. Je m’en tiendrai à ce que j’ai vu. Quand le cortège impérial s’est ébranlé pour traverser le carrefour, flottille de motards en V de la victoire suivie des équipages de la gendarmerie puis des 4X4 aux vitres noires de la garde prétorienne, et que l’immense char d’Agamemnon s’est mis à flotter sur le bitume toutes cocardes étoilées au vent, je ne jurerais pas qu’Anatole ne s’est pas avancé vers le milieu de la chaussée, faisant accomplir à son bras lesté de la charge un mouvement de balancier qui, d’après toutes les lois de la physique, aurait dû propulser sa bombe imprimée, selon la trajectoire d’une parabole, dans le pare-brise blindé, provoquant le catapultage de sa mallette éclatée par le choc et l’envolée du livre vers un nuage bas d’où, je le jure – ne l’avez-vous pas entendue ? – la voix d’une femme s’est mêlée à de tendres flocons de neige pour soustraire aux regards toute la scène, à vrai dire inimaginable, et n’en laisser témoigner l’instant d’après gisant sur l’avenue mouillée que ce bouquin dont vous tournez fiévreusement les pages comme pour y trouver les raisons d’une telle sorcellerie, la moins improbable étant celle d’une intervention de la déesse Athéna, ce qui j’en ai bien peur augurerait fort mal de vos futures opérations guerrières Monsieur l’Officier. Que vous dire de plus ? Mon témoignage est pauvre et bien peu convaincant, je le sais. Mais quel intérêt aurais-je à vous dissimuler la vérité ? Voyez, dès la deuxième page du roman, juste après la Préface du personnage, n’est-ce pas une allusion claire à l’Apocalypse ? Quel rapport ? semblez-vous me dire. Eh bien, lisez donc avec moi :

« La fête n’était pas finie, à en juger par les accents d’oratorio en provenance du château. Dans cette écœurante pâleur, le haut émergeait à présent de l’ombre avec ses quatre tours crénelées surmontées de leurs sculptures allégoriques : l’aigle, le taureau, le lion, le sphinx, et sa gigantesque antenne parabolique d’où partait l’émission de ce soir, par satellite ».

Renversé dans son fauteuil, un insigne métallique luisant sur sa poitrine, l’Officier toisait son interlocuteur sans papiers comme le spécimen d’une espèce rare que ses années d’études lui offraient l’occasion de distinguer parmi de multiples variétés de congénères. À son œil averti j’étais la capture idéale, celle qui permettait de mettre en pratique des connaissances acquises au prix d’expériences en rupture. Il n’était pas jusqu’à l’ostensible bosse de ma veste qui ne retînt sa gourmandise d’expert en gibier marginal.

L’aigle, le lion, le taureau, le sphinx. Combien de bouches de feu, combien de canons sur la terre, combien de missiles par les airs, combien de tanks des mers avait engendrés le pacte occulte de cavaliers d’Apocalypse ayant voulu posséder les mystères de l’eau, de l’air, de la terre et du feu ? Combien d’incendies dans un tunnel de montagne, d’ouragans meurtriers, d’inondations sans cause, de séismes avalant quelques villes ? Mais l’arbre et ses quatre fleuves ont conscience de la Terre qui roule dans l’espace, Monsieur l’Officier. Tous ces mots t’ont traversé l’esprit venus on ne sait d’où. À qui s’adressent-ils ? Qui est cet Officier ? Que signifie le badge minuscule qu’il porte à hauteur de poitrine sur son vêtement sportif ? Noah’s Blood : on nage en plein délire ! Vous refusez de me suivre quand j’évoque la piste juive et chrétienne de l’Apocalypse ainsi que la piste grecque d’Athéna, alors que vous-même n’êtes pas en reste de mystère en arborant cette allusion rien moins qu’occulte à je ne sais quel déluge de sang. Je vous en prie, offrez-vous le loisir de fermer les yeux pour imaginer que mes paroles vous les rêvez. Faites à votre guise, entrez dans le grand songe qu’autorise le murmure d’un arbre. Est-ce plus irréel que la famine et que la peste, que la guerre et que la mort ?

Grâce à l’intense activité de mes racines, peut-être votre conscience lacunaire gagnera-t-elle quelque cohérence, Monsieur l’Officier. Derrière lui l’étoile aux quatre branches biseautées, seul axe véritable de l’Alliance entre les rives de l’Atlantique.

Reprenez donc le livre à la page qui suit celle où figurent les quatre tours surmontées de leurs symboles allégoriques. Il est question d’une explosion, d’une déflagration en plein cœur de la capitale européenne et de fastes urbains pour lesquels il convient de faire place nette. Quelques lignes plus loin, à propos d’un parc de Bruxelles : « Josaphat, vallée biblique du Jugement dernier… C’est précisément l’Apocalypse qui servira de thème à la party donnée ce week-end dans le château de Miroir… L’Ordre est investi d’une mission divine… Aider le monde à retrouver la paix, la Terre promise, la Nouvelle Jérusalem… LA GRANDE FRATERNITÉ BLANCHE, qu’ils se nomment !… »

Vous paraissez marquer le coup. Serait-ce qu’il eût fallu mentionner le sang de Noé ?

Tenez, je poursuis la lecture avec vous. « Nacht und Nebel ! », crie le personnage du haut d’une tour, au moment où il s’ajuste un masque de diable. Quel sens peut avoir une telle scène, sur cette terrasse aménagée en jardin de Babylone ? Et l’allusion qui suit à un film-catastrophe : « Bombardement d’images, images de bombardement… Fin du monde, déluge, cosmos à l’agonie…The greatest show of the century, the big business, the show of the shows ! »… Pas plus que doit n’avoir de sens la citation en exergue de ce film : « Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang, Joël, III, 4 ». Bien sûr, quelle importance, des bribes d’un roman écrit voici près de vingt ans ? Je vous lis encore ceci : « Herr Doktor Bubble-Gum !… Universellement connu sous ce nom de code grotesque que lui accola le Counter Intelligence Service américain lorsqu’il l’employa après la guerre. Légataire principal du trésor nazi, financier de l’Internationale noire, marchand en missiles et satellites, numéro 1 mondial du bâtiment et concessionnaire de la nouvelle Chaîne européenne. C’est lui qui, par ciel, terre et eau, fait pleuvoir le déluge de ses armements sur les douces berges du Tigre et de l’Euphrate depuis le récent état de belligérance entre l’Irak et la Belgique. Il mine les eaux du Golfe, et envoie ses démineurs pour escorter ses propres troupes dépêchées en renfort ».

Les mains jointes en prière, le front creusé de rides incliné sur le bout des index dont il se caressait lentement les ailes du nez, l’Officier semblait implorer le secours de quelque champignon de sa jeunesse pour établir un lien de sens entre trop de pays explosés dans sa planète intérieure. Si ce n’était lui, c’était l’un de ses frères qui s’était inspiré d’Orwell pour faire dire la veille au Président du Globe, dans la salle du Concert Noble, devant une élite analphabète et ne pouvant goûter la saveur du détournement, les fameux slogans du Big Brother de 1984 :

LA GUERRE C’EST LA PAIX

LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE

L’IGNORANCE C’EST LA FORCE

ainsi qu’il ne s’était pas privé de le rappeler dans sa thèse universitaire, au temps du militantisme trotskiste, quand il s’agissait de prouver ses vertus révolutionnaires en fustigeant l’impérialisme soviétique. Le même humour sardonique d’un autre de ses frères employés par l’Agence ne devait-il pas dicter ce mercredi au chef du monde libre une visite au musée Gutenberg, lui qui de sa vie n’avait lu ni ne lirait jamais un livre ? La galaxie Mac Luhan ( The massage is the message) aspirait dans ses nébuleuses les trois cents VIP’s accroupis au pied de leur maître, plèbe intellectuelle mimant des mœurs patriciennes où se reconnaissaient d’anciens commis de l’État reconvertis dans la banque et continuant de gérer l’uranium du Congo belge, quelques ministres socialistes en peau de latin ne se doutant même pas du fait que l’élite romaine au temps de César lisait les auteurs grecs dans le texte, et bien sûr tout un gratin médiatique unifié par le Jeu du Dictionnaire.

« Ladies and gentlemen, poursuivait Bubble-Gum, blême d’exaltation, je vous ai invités ce soir pour vous présenter ces quatre créatures qui, dans les temps contemporains, se sont avérées représenter le Cheval blanc, le Cheval roux, le Cheval noir et le Cheval vert de l’Écriture… Délie les quatre anges qui sont liés sur le grand fleuve de l’Euphrate, disait celle-ci… Ils seront jugés, pour notre civilisation, comme les quatre anges debout aux quatre coins de la Terre… »

Comment imaginer qu’une seule de ces personnalités, choisies pour leur zèle à s’assurer du pipeline économique à sens unique entre pays pauvres et pays riches, nulle d’entre elles n’ignorant le chiffre de la dette publique européenne et du déficit américain, non plus que les deux mille cinq cents milliards de dollars du volume commercial entre les rives de l’Atlantique (près de la moitié du chiffre d’affaires mondial pour moins du dixième de la population du globe, alors que les chancres de la misère ne cessent de creuser leur gouffre au cœur des plus opulentes cités d’Europe et d’Amérique), eût encore la moindre connaissance d’un écrivain du nom de Robert Musil, qui, dans son Homme sans qualité, crut bon de baptiser une entité politique d’opérette aux fastes oubliés, parce que cette Autriche-Hongrie tenait du royaume et de l’empire (Kônigliche und Kaiserliche) – Cacanie ?

« Tous les personnages de ce carré magique n’étaient-ils pas, en fait, parfaitement interchangeables ? Ulrich, Leinsdorf, Arnheim, Moosbrugger… L’aigle, le taureau, le lion, le sphinx… Famine, peste, guerre, mort… As, roi, dame, valet… Tétralogie tératologique de ce monde. Apocalyptique partie de poker par-dessus l’Éden… »

Après une longue méditation silencieuse, l’Officier ouvrit les yeux. J’avais attendu cet instant pour fournir une réponse à la question posée par lui dès le début de notre aimable entretien, quand sur un signe bref ses collègues en uniforme s’étaient éclipsés du local au sous-sol de la Kommandantur. Il m’avait alors offert une cigarette qui achevait de se consumer dans le cendrier de cristal.

« Mon nom est Saül », venais-je de lui dire. Il fit mine de chasser une vague de brouillard devant ses paupières. Comment n’aurait-il pas lu Musil, tout comme Orwell ? Face aux périls idéologiques venant de l’autre camp, c’était de bonne guerre que l’Occident propage une culture de campus où la littérature avait sa juste place. De combien de piles de romans se meublait sa chambre d’étudiant ! Lui-même, par sa mère, ne venait-il pas des zones orientales de l’Europe ? « Saiil comment ? » Quelque chose comme un souvenir de vacances heureuses est passé sur son visage de rouquin, peut-être cette fille au prénom russe qui se promenait chaque soir en lisant dans le vert de la pelouse inondée de soleil et qu’il avait appelée Diotime. « Saül du Mexique ». Peut-être ensemble avaient-ils fait leur voyage initiatique dans le vieux train du Pacifique, où ils s’étaient raconté des blagues à propos de la Cacanie ? Le type a repris en main le livre posé sur son bureau. La raison d’être de notre conversation muette lui parut soudain plus vague, plus lointaine, plus étrangère qu’une phrase au dos du bouquin : « Plongez vos mains de guérisseur dans l’âme d’une société malade comme la nôtre : vous avez toute chance d’en retirer les caillots de sang noir qui lui tiennent lieu de pensée ».

Son rire a retenti comme s’il n’avait plus ri depuis plus de vingt ans. Un rire de menton en galoche, mâchoire décrochée. Un rire plein d’aventures absurdes à côté, de travers, dans les sentiers interdits du monde. Un rire qui vous éclaire l’univers comme ce livre où je tenais un rôle de personnage en compagnie de celui qu’ils avaient arrêté avec moi sur ce trottoir et dont le nom seul redoublait l’hilarité d’un officier de l’Agence au service de l’Alliance atlantique. Alliance, dialogue, partenariat, valeurs communes, idéal partagé, diplomatie, multilatéralisme, fin des divisions, travaillons ensemble à réconcilier la famille occidentale, à reconstruire les relations transatlantiques… Tout cela prenait allure bouffonne, aux yeux de l’Officier, par le nom d’un personnage de roman.

C’était plutôt bon signe, il s’agissait de maintenir le type sous pression mentale.

« Atlas est bien la première figure mythologique en ayant appelé à une mondialisation », lui ai-je dit, sans insister sur le fait que nos mythes aztèques et mayas ne parlent que de ça. Puis j’ai mis la dose en sourdine. Collez donc un instant votre oreille au sol pour entendre ce qui se trame sous l’écorce d’une pauvre planète. Écoutez-y battre le chœur de millions de poitrines semblables à celle d’un pitoyable immigré clandestin se prenant pour un arbre alors qu’il a perdu toute racine au cours de son errance millénaire.

« Et après ? », m’a-t-il répondu en s’essuyant les yeux, avec un fin sourire amusé. Il était dans l’état de celui qui en redemande. Permettez donc à l’arbre aux quatre fleuves, dont le tronc relie l’oiseau et le serpent des origines, d’être le chroniqueur fidèle de cette fable, Monsieur l’Officier.

« Cette fable-ci ? » Ses verres au bout du nez, le type a relu la dernière phrase au dos du livre : « Que le personnage mène donc son existence d’incertitude dans l’univers entre deux mondes de cette Pleine Lune, et soit le spectre qui hante toutes les murailles en ruines du réel ! »

S’il s’agissait ici d’un texte littéraire, j’aurais conclu sur cette phrase imaginaire. Au-delà de l’anecdote, et des souhaits de mon interlocuteur, il me fallait livrer témoignage, sans savoir de quoi ni pour qui. De sous ma veste j’ai sorti le gigot vieux de quinze ans que j’ai posé sur le bureau. La cigarette rendait l’âme dans le cendrier. J’ai pris le livre et mon souffle a dissipé full-time filet de fumée bleue :

« Anatole, appuyé au garde-fou de ce jardin édénique défiant les deux, se retourna vers la porte d’accès au bar. Qu’en faire de ce gigot, volé par routine aux abattoirs du patron pour nourrir sa famille, dans les circonstances particulières de ce soir ? Sinon le lancer de toutes ses forces en direction de l’écluse… L’écluse où Rit repêché dernièrement le corps de Saül désagrégé. »

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