Le quartier Nord-Est

Daniel Soil,

J’étais appuyé à la balustrade du bel étage. Un orage venait de se calmer et je prenais plaisir à respirer l’air salubre de la rue, lavée de ses poussières. Rie Van Velse est apparue, elle marchait d’un pas de danseuse, elle sautillait pour éviter les flaques d’eau qui noyaient la rue Jenneval. J’ai dévoré cette figure neuve, puis je me suis retourné pour reprendre souffle. J’avais devant moi un salon empesé et outrageusement vieillot. Quelques minutes plus tard, Rie s’asseyait face à moi. Un vaisseau en jupe longue, une chevelure ibérique, des boucles Empire retenues par un ruban de tulle. Des yeux étonnés qui accrochaient tout autour d’elle comme s’il fallait parer au plus pressé. Cette fille-là n’avait pas peur d’elle-même ! Je l’avais connue fillette, assise comme une poupée à côté de son père, sur le tilbury. Et voilà que surgissait dans ce lieu d’habitude et de sclérose, un sourire fort, des pupilles en alerte et une rocaille flamande qui proclamait : voilà, je suis ainsi, belge d’au-delà. Justin a dit : « Emmène-la à la découverte de la ville ». Il attendait de ma part quelques audaces. Tout le quartier était sorti pour suivre la course cycliste autour des squares. L’alcool était interdit, pourtant les verres de gueuze s’entrechoquaient allègrement, dans une atmosphère d’ancienne Belgique. Au square Marie-Louise, Rie s’est intéressée au jet d’eau qui jaillissait au milieu de l’étang et poudroyait sur un amas de blocs rocheux. Une grotte s’ouvrait parmi ces pierres, luisante de vapeur d’eau. Nous nous tenions épaule contre épaule en face de cette caverne qui évoquait le tout ou rien, la promesse d’une vie. Au kiosque du square Ambiorix, la fanfare avait l’éclat des jours de solennité. Innocence des hautbois, bienveillance des tubas, humour des clarinettes. J’ai pris le bras de Rie. Et nous nous sommes perdus parmi la foule en liesse. Un moment, Rie m’a tiré vers elle par les oreilles et a murmuré : « Wacht een beetje, jij ! » (Attends un peu, toi, que notre heure arrive !) Rie suivait la messe à Saint-Jacques sur Coudenberg. Après l’office, elle me rejoignait à la Chapelle protestante, et c’est bras dessus bras dessous que nous dévalions le Mont des Arts pour rejoindre la Monnaie. Un ruban tournoyait dans ses cheveux, une casaque de velours lui serrait la taille. Lors de nos promenades, elle ébauchait parfois le geste de me sauter au cou, et sa retenue à l’ultime seconde ne parvenait pas à sauver son outrecuidance. Rie était tiraillée entre un instinct qui la portait à se livrer et la réserve qui était la règle dans son petit monde. L’œil en alerte, j’attendais un signal de sa part qui dirait : viens, le moment est venu pour moi de te dévoiler mes trésors. Un dimanche, on donna Boris Godounov. Au fil de l’opéra, Rie et moi imaginions où pouvaient nous mener les scénarios que nous allions jouer à la sortie : à coup sûr elle serait Marina, la papiste toute en rouge vif, qui sait se faire aimer, et moi Dimitri, l’amant qui veut le trône, porté par la foule. Après le spectacle, funambules dans la nuit, nous remontions le square Marguerite, courant en équilibre sur les murets, chantant à notre tour tous les morceaux de bravoure dans la brume qui se levait du sol. Rie s’est installée au piano et s’est mise à jouer des Arabesques. Je gardais le silence. Alors Rie s’est arrêtée et a murmuré : « Misschien speel ik niet mooi piano, maar ga niet denken dat ik van jou niet hou ! » (Je joue peut-être mal au piano, mais ne va pas croire pour autant que je ne t’aime pas.) Cette phrase m’a aussitôt intrigué. Quel rapport y avait-il entre son jeu et l’affection qu’elle pouvait porter aux autres ? Quelle était cette religion qui dictait à Rie de mesurer l’amour à l’aune d’un effort ou d’un talent ? Alors, toujours assise sur le tabouret, Rie s’est écartée du piano, elle a levé les genoux et les a serrés contre son visage, tenant en équilibre sur le bas du dos. D’une pression sur l’instrument, elle s’est mise à tourner sur elle-même. À chaque tour, elle laissait voir, l’espace d’une seconde, de riches dégradés de chair sertis de satin. Au fur et à mesure que diminuait son élan, je découvrais un peu plus la manne qui palpitait au cœur de ses cuisses. Le manège s’est arrêté. J’ai croisé son regard. Elle devinait mon émoi et souriait. Voilà ce que sa religion avait appris à Rie : désir et interdit vont de pair, l’attente vaut délectation. Souvent dans mes rêves, je suis revenu sur l’image de cette nasse, apparue pour la première fois au retour d’un opéra torrentueux. Rie me provoquait mais elle était l’innocence même. Une Flamande prodigue qui se dévoilait sans arrière-pensée. Joyeuse et généreuse. Une catholique très humaine. L’image même de ces vierges rococo qui implorent miséricorde, mais qui en remettent, question luxure. Toute la sensualité du péché qui ne fait pas peur car il se rachète. Dans les minutes qui ont suivi son départ pour sa campagne, je me souviens d’avoir été pris d’une formidable envie de fumer. Je me suis précipité au comptoir des tabacs, place des Gueux. J’ai choisi une pipe en terre et cinquante grammes de gris, du Semois, le meilleur, le plus cher, le plus saucé. Dans la ville bigarrée, flotte une odeur de houblon. Dès les premières bouffées, je me suis senti transporté à la proue d’une frégate, dans le fracas du métal qui trace au fil de la vague. Un navire prêt à l’abordage.

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