Pourquoi diable ai-je acheté ce carnet, moi qui n’écris jamais ? Pour la vue aérienne de Bruxelles qui figure sur la couverture ? La photo n’est pas très bonne, et j’ai tenté en vain de repérer les multiples quartiers où j’ai habité. Pour la qualité du papier ? Mon vieux stylo gratouille sur son grain rugueux. Non, je dois bien m’avouer que m’a prise une soudaine envie d’écrire.

Écrire, mais quoi ? Parler de mes enfants, de mes petits-enfants qui bientôt me feront des arrière-petits-enfants ? Sans doute… J’ai vécu une longue vie dans cette ville si laide et si charmante. Charmants, les quartiers, les villages, où j’ai vécu. Laids, les autres quartiers que je traverse à la hâte. À mon âge, cela peut passer pour une terreur sénile de l’arrachage de sac. Je n’ai pas peur. J’ai de la force encore, et de la souplesse, grâce au quart d’heure de gym que je m’impose chaque matin. Si un type m’agresse, un bon coup de pied dans les roustons !

Alors, pourquoi cette discrimination ? Des quartiers chics m’horripilent et des misérables m’enchantent. Là où je compte des parents, des amis, voire des relations, je trouve mes marques. Les maisons, les arbres, les gens, tout me semble familier.

Ainsi, pour aller chez ma fille, je dois traverser le canal. Autrefois, cela me paraissait un autre pays. Depuis vingt ans, je me dirige allègrement vers Anderlecht. Quelquefois en taxi, je l’admets ; c’est que ma vue baisse. Grâce à Laurence, j’ai découvert Saint-Guidon, la Maison d’Érasme et les magasins de la rue Wayez. Elle a épousé un dentiste malien. Leurs enfants sont très réussis, bronzés naturellement. Quand ils étaient petits, leurs parents les emmenaient plus volontiers en Bretagne que sur la Côte d’Azur. L’aîné a étudié l’informatique aux États-Unis ; c’est un plaisir de le voir surfer sur le Net. Sa compagne est brésilienne, une belle femme. Elle a déjà deux enfants d’un professeur américain, des ados plus basanés que nos métis. Je n’ai pas rencontré leur père ; peut-être est-il d’un noir profond et magnifique comme l’ébène que rapportait mon oncle du Congo.

Me revient le coude à coude avec une jeune Rwandaise dans une boîte de jazz. Un organisateur de concerts rock comparait nos bras et nos poignets qui, après l’été, avaient la même couleur : la finesse d’attache d’une Européenne, disait-il, ne peut rivaliser avec celle d’une Nilotique. Je ne discute pas les idées de Giorgio sur l’origine des Tutsis. Il ignorait tant de choses que j’ai découvertes plus tard quand mon frère travaillait pour MSF au Burundi.

C’était l’époque où je vivais au rond-point Schuman. J’habitais un immeuble des années trente en compagnie d’une harpiste et d’un violoncelliste, d’un ancien ministre homo, d’un journaliste catho, d’une Russe blanche, d’un aristocrate espagnol… Dans les rues circulaient les fonctionnaires européens. On reconnaissait leur nationalité à leurs vêtements. Les Italiens, élégants, un rien clinquants. Les Allemands, cossus, tendance au style tyrolien. Les Français, décontractés, volontiers déstructurés. Le Benelux, sans imagination, costume trois-pièces. Etc. Ils jouaient aux fléchettes dans le pub où je retrouvais un vieil amant. Un type cultivé qui m’a fait lire, m’a emmenée au théâtre et au cinéma. Si j’ose écrire quelques phrases sur mon carnet neuf, je le lui dois en partie.

Je m’égare. Il faut revenir aux enfants de Laurence. La seconde vit avec un réalisateur flamand très doué, en passe d’en faire une vedette. Il l’a dirigée dans deux films dont le dernier fut primé à Gand. J’ai assisté à la cérémonie : ma petite-fille était splendide dans son fourreau blanc. Tout le monde me félicitait, en français. Une ambiance ! J’ai bu plus de champagne que de raison. Hugo m’a ramenée à Bruxelles dans sa Jaguar. À la stupeur de ma voisine de palier qui promenait son affreux clébard.

Le troisième, le gamin, aura vingt-deux ans en janvier, le plus joli de tous, le plus intelligent, pauvre enfant, il a voulu devenir philosophe. Il habite encore chez ses parents et cherche en vain du boulot. Certains disent que c’est le raté de la famille. Je crois que c’est le seul qui ait tout compris.

J’y pensais cet après-midi en me garant devant la vieille bicoque qu’ont achetée mon fils et sa femme juste avant la flambée immobilière. Ils ont rénové l’intérieur de la maison, et la ville leur a concédé une aide pour le ravalement de la façade. Elle met une note pimpante dans cette rue d’Etterbeek, sinistre et crade, pour parler comme leur fille. Une petite dégourdie de seize ans qui sort en boîte presque tous les jours. À mon avis, elle baise déjà avec le beau blond qui traînait dans le salon. Sa mère, une Grecque pourtant, n’a pas l’air de s’inquiéter. Avec la pilule et la capote, on est relax. Décidément, le style d’Angélique déteint sur le mien. J’ai appris que le jeune homme était d’origine polonaise alors qu’il s’exprime tantôt dans la langue de Voltaire tantôt dans celle de Vondel avec un solide accent marollien. Il est vrai qu’à fréquenter l’école de la rue Beckers, Angélique ne parle pas non plus un français très pur qu’elle traite de beckersois :

— Une variété très intéressante de brusselaire où par exemple les Arabes sont appelés « Marnoufs ».

J’ai cru percevoir une connotation raciste dans l’expression. Mon indignation a suscité l’hilarité.

— Mais enfin, Bonnie (elle me nomme ainsi, à cause de Bonnie and Clyde), c’est un terme affectueux et rigolo qu’eux-mêmes utilisent ; d’ailleurs mon premier petit ami était marnouf, tu l’ignorais ?

Oui, je l’ignorais. J’en saurais davantage si ses parents venaient me voir ou m’invitaient plus souvent, mais ils sont si occupés, les chéris. Tous deux indépendants. Après ses études d’architecture, Antoine a dû se résigner à devenir agent immobilier et Antigone, à courir le cachet pour des conseils de décoration, elle qui rêvait de se consacrer à la gravure.

Ses œuvres ne ressemblent pas du tout à la naïve aquatinte que m’avait ramenée de Berlin-Est mon compagnon de l’époque, avant la chute du Mur. Un Manneken-Pis, plus grand que la statue actuelle, pose, nu et gauche, sur une colonne ; les éléments de son costume, dont un chapeau empanaché, sont accrochés au mur. À côté du bassin rectangulaire, une femme recueille le jet long et puissant dans une amphore. La gravure date de 1803, avant qu’un vandale ne brise en mille morceaux ce dérisoire symbole de Bruxelles. J’ai lu dans le guide de Des Marez que le drame eut lieu en 1817 et qu’on tenta de recomposer le puzzle afin d’en faire un moulage. Tout le monde connaît le résultat, dû à Gotecharle ou Capiaumont, on ne sait trop. Je préfère la grâce maladroite du petit Julien, un vrai ketje, innocent et insolent, précurseur de l’insurgé de 1830 que chérit ma nostalgie révolutionnaire.

Hélas, c’est retombé comme l’autre soufflé, celui de 68. La quadragénaire que j’étais au temps du joli mai s’était agitée avec ses mômes de l’ULB et à la Cambre. Laurence était en psycho, du côté antipsy, et Antoine flirtait avec une future vidéographe aujourd’hui célèbre. J’ai assuré la permanence d’une boutique à lois rue Gray. J’aimais le quartier et les gens qui me parlaient, parfois par gestes. Je remplissais les formulaires administratifs et donnais des adresses d’avocats. On allait acheter un cornet de frites place Jourdan, les meilleures de Bruxelles.

C’est plus tard, je crois, que j’ai fréquenté la place de Londres. À La Houblonnière débarquait la bande du 140. On rigolait, on buvait, on déconnait. Mais on luttait contre la censure. Je me souviens aussi du café de lesbiennes qui s’était ouvert à deux pas : j’ai fait scandale en entrant avec un homme. Un féministe pourtant.

Si je commence à parler des cafés, j’en ai pour toute la nuit. Les nuits blanches, je les supportais quand je vivais rue de l’Arbre Bénit dans une semi-communauté. Je venais de divorcer et n’avais rien, ni meubles ni pognon. Rien que des livres et quelques habits. J’avais vendu des fringues porte de Namur. L’odieux patron payait mes heures sup en vêtements. Il m’a virée parce que je n’avais pas vu une Africaine piquer un pull en solde, et en acrylique. Elle est devenue mon amie. Je suis restée en correspondance avec cette Zaïroise qui a quitté la cité sépulcrale il y a vingt-cinq ans pour rejoindre ses enfants à Washington. Ce n’est pas non plus le paradis, m’écrit-elle.

Je me souviens de Félicité rue Belliard en revenant de chez mon fils. J’avais pris cet itinéraire pour aller acheter de la saucisse rue des Tongres. Comme chaque fois que je passe devant le Cinquantenaire, j’ai insulté la mémoire de Léopold II qui a fait construire ce monument absurde et prétentieux avec les bénéfices tirés de l’ivoire et du caoutchouc, et plus encore de la sueur, du sang, des mains coupées des serfs enchaînés dont les femmes étaient prises en otage. Le travail forcé et la Bourse ! Ça me débecte. J’étais sans vergogne. La honte revient. Il y a une petite tache indélébile sur nos mains. Vous nous l’avez cochonné, Sire, votre cadeau. D’ailleurs ce n’était pas un cadeau, vous nous l’avez vendu, votre Congo !

Je me suis emportée. Une bonne colère, ça soulage. Je le disais toujours à mon ex-mari quand je cassais une assiette, pas sur sa tête, par terre. Il adorait la saucisse de la rue des Tongres. Par un hasard de la vie, à cinquante ans de distance, je dois faire à peu près le même trajet pour rentrer chez moi. Après tant de quartiers, me voici revenue à Forest où j’ai habité au début de mon mariage. Près de l’Altitude Cent. Certains magasins existent encore, mais les propriétaires ont changé. Des buildings, dont le mien, ont poussé de manière insensée. Ils sont laids. Le quartier me semble charmant en dépit des spectacles à Forest-National ; pour ma petite auto qui loge dehors, je dois prévoir le coup, surtout si c’est « Jaunie », dirait Angélique. Mais il y a des parcs et des jardinets, des gens, des pépés et des mémés comme moi, des mères de famille pressées, des types dynamiques et les jeunes de l’école technique. Je les vois au GB : d’élégantes beurettes voilées, des Africains qui rient aux éclats, dont un albinos, un être sacré, des Yougoslaves, des Espagnols, des Italiens, toute la Méditerranée, et puis des Belges aux accents variés. Je les connais, ces petits. Je leur souris et les fais passer devant moi à la caisse s’ils n’ont qu’une canette de coca et un paquet de chips. J’ai le temps désormais. Le temps d’écrire dans mon carnet neuf.

P.-S. : À propos du Congo, mon personnage n’a rien inventé : (re)lisez Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Le Soliloque du Roi Léopold de Mark Twain et Les Fantômes du Roi Léopold d’Adam Hoschschild.

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