Le rendez-vous

Jean Jauniaux,

Dix-neuf heures. Le 11 septembre 2001. Dans le cabinet de Claire Werst, psychanalyste.

« Je vous écoute…

— Nous sommes le 11 septembre. En boucle, tous les écrans de télévision montrent des images de mort depuis 15 heures… Moi, je suis allongé sur ce divan, à me demander le sens de ma vie… Quelle dérision ! Vous ne trouvez pas ? Vous qui ne dites jamais rien… N’avez-vous pas été ébranlée, cette fois ? N’est-ce pas pire que tout ce que vous avez entendu ? Allez ! Parlez… pour une fois… Tout est différent, aujourd’hui… Vous pourriez prendre la parole, vous aussi… Pleurer vous aussi… »

Bruissements de la page de bloc-notes. Toux sèche pour éclaircir une voix qui ne s’exprime pas.

Silence.

« Vous la voulez cette vision de la mort absolue… La voici, qui nous mène au bout du chemin, là où la vie s’arrête et recommence…

— Je vous écoute… »

Ma voix change.

Son timbre s’enroue.

On dirait que c’est un autre qui parle. Comme chaque fois que je visite le passé, allongé sur ce divan poussiéreux… aujourd’hui 11 septembre, comme avant-hier, comme après-demain.

Les images de New York, je sais que je ne dois pas les évoquer. Mais elles m’appartiennent à présent. Elles sont aussi mon histoire…

J’entends la voix qui se met à parler, sans attendre le prochain « Je vous écoute… ».

Tu es allongée sur le dos, enroulée sous des draps de coton blanc. La silhouette de ton corps découpe dans l’obscurité une ombre laiteuse. On dirait un paysage enneigé que l’aube n’a pas encore révélé à la lumière du jour. On en devine les vallées, les cimes, les chemins ombragés. Emporté dans ma rêverie de voyageur immobile je crois entendre le murmure d’un ruisseau, une cloche au loin, le pas pressé des vaches qui dévalent vers l’abreuvoir ou la traite.

Toi, tu rêves de la mort. Ta mort, qui vient, qui te gagne petit à petit, trace son chemin dans tes veines, creuse ton cœur à grands coups de pioche et de bêche, explose ton crâne à la dynamite des douleurs.

Pour l’instant encore, la morphine engourdit ton corps. Avec le matin naissant, la douleur, tu le sais, reprendra son labeur.

Tu remues la main gisant au long de ta hanche. La main droite. L’autre, celle du cœur, repose sur ton front, comme un coquillage prêt à recevoir la marée des souffrances dont les vagues roulent vers toi depuis le tréfonds des océans, avec le grondement d’une armée invisible qui fourbit ses armes et guette le moment de pénétrer sur le champ de bataille.

Les doigts de la main droite pianotent sur les draps. Le pouce en premier lieu s’enfonce dans le coton et y creuse une note muette, entraîne à sa suite l’index et l’annulaire où brille l’or d’une alliance.

Est-ce un nocturne de Chopin ? Ou de John Field que tu lui préférais et que tu jouais sur le piano désaccordé de grand-mère lorsque nous allions la visiter ? Encore aujourd’hui, quarante ans après ta disparition, la légèreté évanescente de sa musique que tu ressuscitais sous tes doigts de fée me manque.

Au fond d’un vieux sac à main, j’ai découvert quelques ampoules de morphine inutilisées. Je devine que tu décidas de renoncer à les utiliser. La fin clamait son imminence. À quoi bon ces injections, ces brisements de la conscience… Ce mot n’existe pas, je le sais. Je le revendique, à présent qu’il s’est insinué en moi. Il me frappe par sa fulgurance. Le brisement… trois syllabes qui résonnent du fracas des montagnes de glace lorsqu’elles se détachent de la banquise, des avalanches lorsqu’elles ensevelissent les vallées. Comme la vie lorsqu’elle se noie dans la mort. Il y a la même blancheur que celle de tes draps, la même lumière laiteuse sur le paysage de ton corps allongé.

Tu as interrompu la caresse de tes doigts sur le tissu.

Tu es aux aguets.

Est-ce d’avoir entendu mon souffle, un mouvement trop brusque qui aurait trahi ma présence ? J’ai le regard rivé à ta douleur.

Caché depuis hier soir derrière le paravent de velours noir qui orne d’un deuil annoncé la chambre où tu reposes, je colle mon visage contre un interstice entre deux panneaux. Je m’y tiens immobile depuis de longues heures, sans sommeil, à deviner ton visage, ton corps, les bras dont tu entoures parfois la plaie de ta poitrine endolorie. Ce geste évoque les images de la maternité que je regarde dans les livres de classe : un enfant serré contre sa mère… la regarde. Elle penche son visage vers lui qui, sans doute, s’endort alors dans la paix du cercle de ses bras. Ces images-là doivent te hanter, aussi ?

Tu es aux aguets.

Est-ce la douleur qui progresse déjà, qui s’annonce plus tôt que prévu ? Lance-t-elle de premiers élancements, de premières flèches empoisonnées, des coups de hache et de sabre ? S’insinue-t-elle déjà dans les cavernes ancestrales de ton âme où tu l’entends ricaner à la perspective du festin à venir ? La douleur s’annonce. L’attente survient, pire souffrance que la souffrance elle-même… L’Inquisition le savait déjà, dont les bourreaux barbares arrachaient les mortels aveux dans les moments de répit. Lorsque la douleur dévoile sa face hideuse, penchée sur ton visage terrorisé, la force que l’angoisse et l’attente ont épuisée, te manque pour l’éloigner.

Plus un atome de ton corps n’a été épargné de l’annonce de ta mort. Imminence du dernier instant. Du dernier souffle. Tu pousses un soupir, qui semble dérisoire à vouloir remplacer les larmes, la rage, la hargne, la haine que la mort fait jaillir dans les cœurs déchirés des survivants.

Toi, tu exhales un soupir. Comme un ruissellement du chagrin qui vient rejoindre une vallée perdue de printemps, d’espoir égaré, de renoncement.

Comme moi, tu le devines : aujourd’hui sera le jour de sa victoire.

Tu le devines.

Tu le pressens.

Tu le sais.

Cette conviction m’a envahi lorsque j’ai abandonné ma chambre au début de la nuit. À la faveur du cérémonial de la morphine et de la toilette, qui accaparait la maisonnée comme chaque soir lorsque l’infirmière annonce son arrivée d’un double coup de sonnette, j’ai franchi en rampant comme s’il s’agissait d’un jeu, le seuil de ta chambre pour me camoufler derrière le paravent de velours noir et te veiller.

Tu tournes la tête vers la fenêtre.

Chaque mouvement se déploie avec lenteur. Pour jouir de sa plénitude ? Tu lèves un bras vers le ciel. Tu ouvres ta main. Les doigts se tendent. Tu regardes ce déplacement de ton bras comme s’il s’agissait d’un miracle.

Est-ce pour ne pas attirer l’attention des bourreaux assoupis ? Le jour ne devrait plus tarder.

Un calendrier indique la date : 11 septembre 1958.

La lumière pâle de ce matin caresse la frange des tentures et s’incruste dans la pièce. Sous cet éclairage tamisé de l’aube, le chevet de ton lit dévoile la silhouette des objets familiers : un livre, le même depuis des mois, ouvert à la même page, un verre d’eau, le cristal d’une carafe emplie à moitié, un mug de faïence encore parfumé de la mélisse, et enfin, luisant et froid, un plateau d’acier où l’infirmière a déposé, prête à l’emploi, une seringue de morphine, une bouteille d’éther, quelques flocons de ouate, des mouchoirs en tissu amidonnés.

À portée de main.

À portée de larmes.

Bientôt, un rayon de soleil franchit l’embrasure des rideaux et traverse la chambre de part en part. Une lame de lumière, où volette une sarabande de grains de poussière, découpe la pièce en deux zones de part et d’autre d’une diagonale parfaite.

Tu déplaces ta main.

Le trait de lumière réchauffe tes doigts et leur musique muette.

Dans la rue, des cris d’enfants se font entendre. Tu dois sans doute tendre l’oreille et essayer de distinguer ma voix parmi celles qui s’élèvent vers toi, tels des cerfs-volants aux couleurs criardes qui se meuvent dans le vent. Un des garçons, ne me voyant pas les rejoindre, m’appelle lorsqu’il passe à hauteur de la maison :

« Jean ! Jean-an-an… ! »

Ses camarades le rejoignent pour crier de plus belle après moi… Je les maudis.

Tu t’agites.

Tu as compris que je ne les rejoindrais pas aujourd’hui ?

Tu te demandes où je suis.

Ne me suis-je pas réveillé ? Suis-je malade ? Fiévreux ? Ai-je besoin de toi ? Ah ! que vienne l’infirmière pour aller te voir, prendre soin de toi…

Tu es trop lasse pour t’en assurer. Tu ne peux que t’en inquiéter et ajouter à ton accablement l’appréhension, l’inquiétude et l’impuissance. Tu n’appartiens plus qu’à la maladie.

Mon cœur cogne.

Je n’ose respirer. Je guette tes mouvements pour y faire coïncider les déplacements de mes jambes, de mes bras, de tout mon corps fatigué, qui réclame de plus en plus souvent de se mouvoir pour que le sang circule, pour que les crampes s’apaisent.

Le soleil réchauffe les terres grasses d’argile, imbibées de pluie et de neige fondue. Le travail a repris dans les carrières. L’effondrement régulier des vastes parois de granit, lorsque la dynamite les arrache de la terre, fait trembler les collines.

L’infirmière est entrée dans la maison.

Après avoir sonné, elle a ouvert la porte.

Elle croit être seule avec toi. À cette heure-ci de la matinée, je suis à l’école déjà. À cette heure-ci, je me fais tabasser dans un coin de la cour (« Cela t’apprendra à vivre ! » entonnent les tortionnaires pour transformer en jeu innocent le sinistre martyre auquel ils me livrent).

Bientôt, l’instituteur me désignera de sa règle graduée en exemple à ne pas suivre.

Et la classe de rire, de rire.

Certains jours, pourtant, ce sont les seuls épisodes que je te raconte, l’un ou l’autre me prend en pitié et m’adresse un clin d’œil de compassion, de partage. Mais à quoi bon ces marques de pitié. Demain, il rejoindra l’hilarité générale.

Mon corps s’engourdit. J’ai présumé de mes forces. Je ne sais plus quelle position adopter pour ne pas attirer ton attention d’un mouvement involontaire.

Tu es allongée, mais la paix a quitté ton corps.

Les vallées et les montagnes de lin et de coton blanc se déplacent par vagues lentes et incessantes. Tu adoptes à présent la position « douleur » : tournée vers la fenêtre, les jambes repliées, les genoux serrés contre l’abdomen, juste en dessous des plaies qui s’éveillent tandis que tu devines l’aube, caressante, déployant des écharpes de lumière dans le ciel.

Je n’ose respirer.

Heureusement, le bruit affairé de l’infirmière au rez-de-chaussée accapare ton écoute : tintement de verres et de métal, écoulement d’eau, claquement de porte. La radio, qu’elle a allumée, répand les nouvelles du monde incertain : l’Exposition Universelle annonce une ère nouvelle, bâtie sur les bienfaits de la science et la sagesse des hommes, un jeune président dynamise la politique américaine, des violences ébranlent les convictions coloniales, la météo enfin, plus clémente sur les plages de la Mer du Nord…

Tu te tournes d’un côté, puis de l’autre.

Tu t’immobilises quelques secondes à peine dans chacune des positions, si rapidement inconfortables ou douloureuses.

Profitant de chacun de tes mouvements, je déploie mes jambes, je modifie la position de mes genoux, je déplace l’appui de mes bras, j’enferme mes mollets dans le cercle serré de mes bras pour tenter de maîtriser les crampes qui m’engourdissent.

Par moments, la haute garde-robe en chêne, le sommier de ton lit, les tiroirs de la commode ou les lames du plancher émettent des craquements sourds et familiers, qui se confondent, me semble-t-il, avec le bruit de mes déplacements.

Tu écoutes l’infirmière vaquer à ses occupations, sa toux par intermittence, fioles et flacons qui mêlent les potions et les calmants.

Elle monte à présent l’escalier.

Elle pousse la porte, dépose le plateau qu’elle tient d’une main au pied de ton lit. Se penche sur la vallée de neige à présent immobile et sourit en se tournant vers ton visage. Les yeux fermés, comme un enfant qui fait semblant d’être endormi, tu essaies de retarder le moment des soins.

Même au jour dernier, ton corps en lambeaux les réclame.

Avec la force gentille des misérables, tu souris à l’infirmière lorsque tu ouvres les yeux. Vous êtes devenues complices, elle et toi. Depuis toutes ces semaines, les secrets et les pudeurs ont disparu. Malgré un visage rond et jovial, elle incarne à tes yeux la souffrance dont elle accompagne chaque jour le réveil, et le soulagement qu’elle prodigue grâce à ses soins bienveillants. Bien sûr, elle aurait préféré une amitié plus sereine, plus salutaire, plus naturelle. Une amitié où elle ne devrait pas décoller des pansements et nettoyer les plaies de ta poitrine, enfoncer des aiguilles dans les veines, constater chaque jour, dans le silence et le secret de la pitié, les progrès incessants du mal.

Alors, elle te transmet cette lumière des yeux et du visage.

Alors, elle sourit.

Délicatement, sa main douce écarte la tienne et la relaie sur ton front. Elle lui apporte la fraîcheur embaumée des matins anciens.

Je regarde le cérémonial serein auquel vous vous livrez dans la poussière du soleil. Deux jeunes femmes, l’une allongée, l’autre penchée. La blancheur et la clarté d’où se détachent les regards et les visages, révélant la paix et la lumière que je découvrirai plus tard chez les maîtres de la peinture flamande lorsque j’arpenterai à leur recherche les musées du monde.

Le murmure de vos paroles se confond avec celui de l’eau, versée doucement du broc vers la cuvette, au moment de la toilette.

Tu redresses le buste, l’appuies sur les coussins que l’infirmière, agile, dispose sous ton dos voûté. Ton visage à présent me fait face. Je redoute, non que tu découvres ma présence, mais que tu m’en grondes. Je ne voudrais pas que la colère fût le dernier sentiment que je conserve de toi.

L’infirmière prend congé, referme la porte de la chambre et nous laisse seuls.

Nous trois : l’enfant, la mère et la mort.

Des années plus tard, alors que s’annonce une mort planétaire, surgissent, au plus intime de cette confession, dans cet absurde endroit, ces instants qui furent les derniers de ton calvaire et les premiers du mien.

Les enfants dans la rue crient leur bonheur d’échapper à l’école et d’avaler un repas dans leurs maisons qu’ils rejoignent en courant, en criant et en riant. Passant devant la maison, pour me trahir, pour me dénoncer, ils scandent : « Jean n’est pas venu à l’école ! Jean va être puni ! »

À cet instant, tu as découvert ton petit garçon de quatre ans, camouflé dans ta chambre de torture. À cet instant, tes yeux ont rencontré les miens. À cet instant où un dernier sourire a illuminé ton regard, la vie en toi s’est éteinte…

Aujourd’hui, dans cet effondrement planétaire de septembre, vient me hanter, avec une aveuglante clarté, ton regard lorsqu’il croisa le mien à cet instant même où la mort entrait avec fracas dans ton âme.

Le visage effaré, blême, épuisé de ton enfant que tu voyais pour la dernière fois, se confondait, avec celui de la mort…

« La séance est finie.

Nous nous revoyons après-demain, 13 septembre, à quinze heures, quoi qu’il arrive… »

Ce « quoi qu’il arrive » fut la seule anomalie de cette séance…

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