Naître là où jadis naquit celui qui

Jean-Luc Outers,

Pour Michel Khleift, né à Nazareth

À Bethléem, le temps est venu de se demander si naître en ce monde est encore possible. Naître là où jadis naquit celui qui. Deux mille ans serait le temps nécessaire à l’abolition de la naissance même, qui signerait ainsi la lente extinction de l’espèce humaine. Il y aurait donc eu un temps pour naître et ce temps était révolu, un temps pour être maman et ce temps était révolu. Des mots comme cordon ombilical, placenta, vagissement, lait maternel, bébé, biberon, gynécologue, maternité… tous ces mots allaient-ils disparaître de la langue et des dictionnaires patiemment conçus par des êtres humains qui eux-mêmes avaient connu neuf mois durant le bonheur sublime du paradis utérin ?

Voilà à quoi pensait Shahnaz, assise à même le sol contre une colonne de la basilique de Bethléem bâtie sur les lieux mêmes où, il y a deux mille ans, naquit celui qui. Enceinte de huit mois et quelques (elle n’avait pas fait le décompte exact des jours), elle avait suivi Ala, son mari, combattant palestinien qui lui avait promis de jeter son arme le jour où la Palestine serait vraiment un État. À la vue des chars de Tsahal qui convergeaient vers le centre de la ville, le canon fébrile comme le dard d’une abeille, il lui avait pris la main et l’avait entraînée dans la basilique dite de la Nativité. Ici rien ne pourra nous arriver, lui avait-il dit. Les lieux saints sont protégés. Jamais une armée ne donnera l’assaut contre un lieu saint. Il n’y a pas d’endroit plus sûr pour nous et notre bébé. Tu seras bien ici en attendant. Attendre quoi ? s’était-elle contentée de répondre, elle qui pourtant savourait chaque mot de son mari comme une goutte de miel. Attendre que les tanks quittent la ville et retournent d’où ils sont venus ?

Ils étaient deux cents environ, religieux, civils, combattants, à avoir trouvé comme eux refuge dans la basilique. Certains avaient emporté des provisions, de l’eau, des coussins, des lampes torches comme si le siège pouvait durer longtemps. Les grandes portes de bois étaient closes depuis plusieurs jours à présent. Les occupants de la basilique passaient leur journée couchés, se partageant l’eau car il n’y avait plus que de l’eau à partager. Shahnaz et Ala avaient reçu quelques morceaux de tissu et de mousse, lit de fortune sur lequel ils s’endormaient serrés, Ala gardant toujours un œil ouvert sur sa Kalachnikov.

On voyait parfois des prêtres catholiques, orthodoxes ou arméniens apparaître, puis disparaître. Mais rien ne filtrait de leurs allées et venues sinon des rumeurs de morts, de présidence assiégée, de maisons détruites, de combats sporadiques, d’hôpitaux submergés, de corps à l’abandon, de Ramallah, Tulkarem, Naplouse, Qalqiliya, dévastées. Parfois aussi on entendait un coup de canon résonner à travers les murs épais de la basilique. Et puis le silence. Mais après un coup de canon, le silence est un étrange silence. Et pourtant il ne faut pas perdre espoir, soufflait Ala à l’oreille de Shahnaz. Il lui parla du pape et de l’ONU. Elle lui avoua ne pas connaître l’ONU Était-ce un sage, une divinité de la paix ? Il ne savait pas très bien, lui non plus. Tout ce que je sais, c’est que jadis naquit ici celui qui, répétait-il. Il n’en fallait pas plus pour qu’elle s’endorme dans ses bras.

Un autre jour, un prêtre vint leur parler du camp de Jenine dont il ne resterait que des ruines. La résistance y avait été acharnée et les morts, on ne savait pas au juste, se comptaient par dizaines. Shahnaz hésitait à donner un nom à son bébé comme on le fait avant la naissance dans chaque point du monde. Si c’est un garçon, lui demandait Ala qui caressait pourtant le désir secret d’avoir une fille… Car lui donner un nom, pensait Shahnaz, c’est l’admettre parmi les vivants alors qu’ici il n’y a place que pour les morts. Les maternités regorgent désormais de blessés et tout terrain vague se transforme en cimetière de fortune.

Le prêtre arménien qui venait parfois leur apporter de l’eau et quelques nouvelles, proposa à Shahnaz de quitter la basilique de la Nativité. Son état le lui autorisait. Les soldats israéliens ne lui feraient aucun mal. Il en avait obtenu l’assurance après d’âpres discussions avec un colonel de Tsahal. Elle répondit qu’elle ne partirait pas sans son mari. C’est impossible, lui dit le prêtre. S’ils veulent sortir, les combattants doivent déposer les armes et se rendre. Il ne pouvait en être question. De se rendre pour sortir. Cette nuit-là, Shanaz rêva dans les bras d’Ala de leur petite maison fraîchement repeinte à la chaux blanche. Elle était entourée de plans d’eau et de fontaines. C’est la maison de la Nativité, lançait-elle en sautillant à qui voulait l’entendre. Ala, les yeux grand ouverts, pensait encore au nom de l’enfant. Leila, peut-être, ce serait bien pour une fille, surtout si elle ressemble à sa mère.

À l’aube, elle fut réveillée par d’étranges douleurs, une crampe dans le bas-ventre qui s’apaisa après un court instant. Cette contraction revint de loin, puis s’amplifia jusqu’à traverser le corps comme une onde électrique avant de s’éloigner à nouveau. Elle prit la main d’Ala qu’elle posa sur son ventre rond. Il la serra dans ses bras et lui dit à l’oreille combien il l’aimait et que sans elle la vie ne serait pas la vie. Tes mots ont un goût de miel, lui souffla-t-elle avant de sentir monter en elle une vague qui venait la chercher pour l’emporter au loin. Elle remplit d’air ses poumons, puis calmement expira. Elle sentait que la vie était à ce prix : inspirer et expirer profondément. Et, au même moment, alors qu’elles ne l’avaient plus fait depuis longtemps, sans explication aucune, les cloches de la basilique sonnèrent dans un déferlement inouï.

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