Le Réseau Saphir

Kenan Görgün,

Premier mouvement

Les ténèbres du pouvoir

1

Automne 1962.

Berlin Est, RDA.

Les gradins hurlent, les spectateurs se lèvent. Le match de volley-ball France-RDA atteint son comble. Les équipes s’affrontent sous les milliers d’yeux et de bouches grimaçantes d’une foule enthousiaste et déchaînée… Dans les vestiaires, un homme en uniforme, Anatoli Golitsyne, se cache, et se cache davantage lorsque la porte s’ouvre et que l’équipe de France entre en chantant. Les joueurs sont heureux de leur victoire. L’entraîneur pousse les parois des douches et, un par un, ouvre les robinets d’eau chaude. Soudain, Anatoli Golitsyne est près de lui et, dans la vapeur, il murmure :

— Je m’appelle Anatoli Golitsyne. Je suis colonel dans l’armée soviétique. J’ai des secrets importants à révéler à votre gouvernement. Des secrets d’État ! Il faut me croire. Je peux vous donner des preuves. Appelez votre QG à Berlin-Ouest, dites-leur… S’il vous plaît.

L’homme transpire, de peur plus que de chaleur.

— Demain, vous avez un match contre la Tchécoslovaquie à la même heure. Je serai ici. Il faut que quelqu’un vienne me chercher. Dites-leur ça ! Dites-leur !

Bretagne. Cap Fréhel.

Sur son pointu qui tangue, Frank Charansky, trente-cinq ans, campé sur ses jambes, remonte ses filets, au fil doucement houleux des eaux, au milieu de la nature aussi belle que tourmentée de la Bretagne. La pêche est bonne, aujourd’hui. Un soleil d’argent scintille sur les arêtes des vagues tandis que Frank Charansky jette ses prises au fond de la barque, ovales métalliques, en forme d’yeux humains, et dont les lentilles noires et rondes luisent encore aux aguets…

Au loin, plantée sur la colline, une vaste maison domine la mer.

Charansky rentre avec son panier de poissons à bout de bras. Aux éclats de voix de ses enfants Louise et Martin, qui jouent près des balançoires, il sourit. Il s’approche d’eux. Mais les enfants le fuient en se plaignant des odeurs de poisson qu’il dégage ! Frank leur dit d’être prudents et s’éloigne vers la véranda… Il déverse ses poissons dans l’évier de porcelaine de la cuisine. Sa femme, Yvette, approche dans son dos et, se lovant, lui embrasse la nuque.

— J’ai été appelé à Paris, annonce Frank. Je dois partir ce soir.

Yvette se presse plus fort contre le dos de son mari, passe ses mains autour de sa taille ferme, pose ses paumes chaudes sur les abdominaux entraînés de Frank. Elle ne dit rien. Elle ne dit jamais rien. La sécurité de sa famille, leur stabilité — leur bonheur — tout cela, parfois, ne semble tenir qu’à un fil ; mais c’est un fil qui a résisté à tous les chocs… jusqu’à présent.

Sur sa moto bécane D46, Frank remonte vers Paris. À chaque fois qu’il emprunte cette route, qu’il remonte vers Paris, vers l’homme illustre qui va l’y accueillir et qui l’a accueilli des années auparavant, lorsqu’il n’avait plus personne vers qui se tourner, Frank — c’est plus fort que lui — est assailli par des souvenirs presque stroboscopiques, des flashs de lumière, et il entend, comme si c’était hier, les essieux d’un train et la voix de son père qui l’exhorte : « Tu peux passer, tu peux ! Force ! Force mon garçon, force Frank ! » Et le visage d’un homme au milieu d’autres hommes, de femmes et d’enfants, dans un wagon, serrés les uns contre les autres, serrés à étouffer. Il y a une ouverture entre les lattes de bois du wagon. Le père de Charansky pousse son fils à fuir cet enfer. Malgré les larmes de la mère, il somme l’enfant : « Expire, vide-toi de ton souffle, tu vas passer… Et rappelle-toi. De Gaulle. Le général de Gaulle. Trouve-le. Il est à Londres. C’est le seul qui résiste, les autres sont des salauds. De Gaulle. Dis-lui que tu es un Charansky. Il sait. Il était sous mes ordres à Dinan en 14. Il a été blessé, c’est moi qui l’ai relevé. De Gaulle. Pousse, mon fils ! Ce train nous emmène vers la mort ! » Et Frank, au seuil de la mort qui les attend tous, au seuil d’une nouvelle naissance, vers un monde qu’il ne connaît pas et où il sera seul, pousse l’air hors de sa cage thoracique, sa peur et sa nostalgie, déjà, hors de ses pensées, et son corps pantelant hors du train, hurlant « Maman » au moment de lâcher la main de sa mère et de disparaître de l’autre côte de la paroi de bois du wagon !

Sentant les vibrations de sa bécane sous ses cuisses se confondre avec celles des voies ferrées d’antan, Charansky se souvient avec une acuité douloureuse, comme s’il venait à l’instant de se jeter du train, comme s’il n’avait jamais cessé de s’en jeter, ni cessé, depuis cette nuit, de fuir. Et Charansky a quinze ans, le torse en sang. Il marche sur les voies ferrées tel un animal aux abois. Un autre train arrive. Frank se jette sur le talus ; par les fenêtres du train qui passe, il aperçoit des yeux qui luisent comme des pierres de lune aux fonds de sombres cavernes. Frank ignore qu’on ne survit pas, qu’on repousse seulement l’échéance, allant dans la vie à l’intérieur de son futur cadavre. Il remonte vers Londres et vers le QG du gouvernement en exil de de Gaulle. Il vole à manger, se fait prendre et battre. Il tombe inconscient sur le bord d’une route, en France ou déjà en Angleterre. Un soir, il atteint Londres, exténué, famélique, et remet son sort entre les mains du Général, qui l’accueille comme un digne fils de la France résistante. Dans son entourage, on trouve sa décision déraisonnable. Le Général dit qu’on ne ferme pas sa maison à un désespéré qui a bravé la mort pour y trouver refuge… Devant Frank, Charansky campé sur sa moto D46, les portails de l’Élysée, aujourd’hui, s’ouvrent toutes grandes, et les gardes le saluent par son prénom.

Le fils connaît le bercail. Il contourne le palais vers une entrée discrète.

— Je veux que tu retournes à Moscou, dit le Général une fois qu’ils sont seuls. Il y a cet homme. Golitsyne. Il veut se rendre.

— Pourquoi ne s’est-il pas rendu à la CIA ? demande Frank.

— Je me suis posé la question… Que penses-tu de James Angleton ?

— Le chef du contre-espionnage américain ? L’un des chasseurs d’espions les plus redoutables à avoir travaillé pour n’importe quel pays. Angleton est le cauchemar des infiltrés. On l’appelle l’Épouvantail. Ou le Chevalier Noir. Certains le surnomment même le Diamantaire, rapport à sa passion pour les pierres précieuses. Il posséderait ses propres carrières en Pennsylvanie. Et ses diamants seraient appréciés des collectionneurs. On dit que c’est un homme mystérieux.

— On le dit de vous aussi, réplique de Gaulle. On dit aussi que les Russes connaîtraient mieux que nous notre programme d’armement atomique, nos plans pour l’Algérie, ce qui se passe au sein du parti communiste français ! Même nos rapports avec les Américains. Ces Américains qui préparent ma succession en attendant mon assassinat par l’OAS ! Qui fournissent en armes l’OAS ! Allez à Berlin Est, mon garçon. Et ramenez cet homme.

Berlin Est.

Avec la complicité de l’entraîneur de l’équipe de France, Charansky retrouve Golitsyne dans les vestiaires. Il lui parle… en russe. Ce qui ne manque pas de surprendre l’officier du KGB. Que veut Golitsyne ? Frank est incisif. La liberté, dit le dissident. La liberté contre quoi ? Golitsyne répète ce qu’il a dit : « Des taupes soviétiques sont infiltrées dans les plus hautes sphères de tous les pays clés de l’Alliance occidentale. Je viens vous aider à défendre votre liberté. Est-ce que ça ne me donne pas droit à la mienne ? » Mais il prévient : il ne parlera qu’une fois passé à l’Ouest, et sa famille à l’abri, hors de Moscou…

Le bus de la délégation française de volley arrive devant les barbelés du checkpoint.

Des soldats de la RDA montent à bord pour vérifier les identités. Frank Charansky, lui, s’intéresse à ce qui se passe dehors. Éclairé par de violents projecteurs, des centaines de maçons construisent un mur. Charansky interroge le soldat.

— Notre gouvernement, dit l’officier, en a assez de ces traîtres qui fuient la RDA par Berlin pour passer à l’Ouest ! Trois millions et demi en deux ans ! Cette nuit, nous construisons un mur. Plus jamais personne ne franchira ce mur !

Puis il aboie à ses soldats :

Bien, laissez-les passer. De toute manière, ce sont les derniers.

Et le car roule vers l’Ouest. À son bord, dans un vide aménagé sous la banquette du fond, Anatoli Golitsyne, l’officier du KGB, prie ses dieux orthodoxes tandis qu’on l’emmène vers les dieux d’Occident.

Moscou.

Des hommes pressent la femme et la fille de Golitsyne, qui préparent leurs valises pour un voyage dont elles ne reviendront pas. Dans l’appartement au-dessus, un homme, devant un appareillage d’écoute, décroche son téléphone et dit en anglais :

— Les Golitsyne quittent leur appartement. Deux inconnus sont là. Que faisons-nous ?

Berlin-Ouest. Secteur français.

— Avez-vous des nouvelles de ma famille ?

Frank n’a encore obtenu aucune nouvelle, alors il ment : ses agents ont récupéré sa famille. Sa femme et sa fille sont sauves. Il en saura plus dans les prochaines heures. Frank repère, du coin de l’œil, un de ses hommes, muni d’un message, qui voudrait l’approcher mais n’ose pas le déranger. Il lui fait un signe du menton, et l’homme lui emboîte le pas. Ils sortent du local. Golitsyne est anxieux. Charansky apprend qu’un guet-apens a été tendu à leurs agents à Moscou. La famille de Golitsyne a été enlevée.

Qui ? demande Frank. Personne n’a encore revendiqué le kidnapping.

James Angleton, dit le Chevalier Noir, quarante et un ans, port austère, vêtu tel un fonctionnaire, rassure la femme et la fille de Golitsyne. L’appartement où ils vont demeurer appartient à la CIA. Elles y sont en sécurité. Il sort, sans bruit, rasant presque les murs, tel un épouvantail, cauchemar trompeur des infiltrés. Il contacte Charansky, à l’antenne berlinoise de la SDECE, le contre-espionnage français.

— Pardon de vous avoir brûlé la politesse à Moscou, dit James, de son nom complet James Jesus Angleton, en allusion au guet-apens de la CIA.

Frank comprend que les Américains sont au parfum de l’arrivée du transfuge.

— N’essayez pas de me faire croire que vous êtes désolés ! s’écrie-t-il.

— Vous avez raison. Je ne le suis pas. Ni d’affirmer que si vous tentez de garder cet homme et ses informations pour vous, je ferai savoir que vous lui mentez au sujet de sa famille. Je doute qu’il soit très bavard s’il pense que vous êtes incapables de le protéger. Au fond, je ne suis pas non plus désolé à l’idée qu’il pourrait arriver malheur à sa femme et à sa fille… si nous ne sommes pas ensemble sur cette affaire, vous et moi. Vous avez le dissident, j’ai le sésame qui le fera parler.

Acculant Charansky et l’Élysée à une coopération imposée, James, le diamantaire, investit la SDECE, flanqué de ses meilleurs experts en interrogatoires.

Les agents français et américains vont devoir collaborer. À contrecœur. Dans l’immédiat, les explications de Charansky les rendent à peine moins hostiles à la présence yankee dans le secteur français de Berlin-Ouest, cet avant-poste d’Occident administré par les Alliés.

Charansky et Angleton se connaissent de réputation et ne font pas l’erreur de se sous-estimer. James Angleton est l’homme qui a accouché de la CIA moderne. Il fait trembler ses supérieurs et serait même capable, dit-on, de « mettre Kennedy sur le gril pour le cuisiner ! »

Charansky, lui, est l’âme du contre-espionnage français, le fils spirituel de de Gaulle. Son évasion des trains de la mort, sa traversée vers Londres, comment il y fut recueilli par le Général, éduqué à devenir son homme de confiance, et ses talents physiques (dignes du meilleur commando), ses missions dans les pays soviétiques, sa connaissance des mentalités de l’Est par ses origines ukrainiennes, tout cela fait partie de sa légende.

Charansky et Angleton, ces deux solitaires, savent qu’ils doivent unir leurs forces. Car très vite, l’ampleur des révélations de Golitsyne dépasse toutes leurs attentes — et leurs pires craintes :

— Pensez, dit le transfuge, aux échecs des services secrets français, anglais et américain depuis dix ans. À quoi sont-ils dus ? À l’infiltration. On ne peut pas réussir une opération si, dès le départ, vos ennemis en sont informés… Vous, croyez-moi, vous ne nous avez pas infiltrés ou très peu. Prenez l’exemple de ce qui se passe cette nuit même ! Saviez-vous que nous projetions depuis des mois de couper Berlin en deux ? Je parie que non.

Le transfuge dénonce diplomates, ministres, hommes d’affaires, des noms respectables pour lesquels il fournit implacablement des preuves, décrivant, en détail, des documents de l’OTAN auxquels il n’aurait pas pu avoir accès, « mais puisque je vous affirme que notre homme à l’OTAN nous fait passer des dizaines de vos documents Cosmic ! » [COSMIC] désigne le plus haut degré de confidentialité au sein de l’OTAN. Figés et fascinés derrière le miroir sans tain qui les sépare du dissident, Angleton et Charansky se regardent avec stupéfaction.

Le type qui interroge Golitsyne le gifle soudain avec violence, comme dans un déni.

— Est-ce que vous pensez que nous sommes des imbéciles ! ? hurle-t-il, frappant encore Golitsyne. Est-ce que vous pensez que nous allons avaler vos petites histoires comme des enfants de chœur ? ! Commençons par le commencement ! On reprend tout ! Quel est votre nom, votre prénom ? ! Comment s’appellent votre fille, votre femme ? ! Et surtout, pourquoi avoir pris le risque de venir à nous ? !

Golitsyne est frappé, molesté, malmené, humilié, drogué.

Mais Golitsyne tient bon. Il tient… toutes ses promesses.

— Tu me connais, Frank ! Tu me connais ! Ne m’envoie pas à la mort !

Sous les yeux de Charansky, l’homme, sorti de son appartement, est traîné dans les escaliers. À Paris, Berlin, Londres, jusque Washington, les révélations du transfuge Golitsyne provoquent une avalanche de perquisitions et d’arrestations. Les cellules préventives se remplissent d’inculpés qui se défendent de toute trahison. Frank assume, impitoyable mais tourmenté. Parmi ces hommes qu’il met aux arrêts, nombreux sont ceux qu’il côtoie depuis des années. Il souffre de maux de tête, prend des pilules, dort peu, fume trop. La paranoïa de cette chasse entraîne les « chasseurs » dans une cruauté qui n’épargne personne. Golitsyne donne des noms, établit des liens, dresse le tableau terrifiant de l’infiltration des pays de l’Ouest. Frank prévient Angleton que si leur politique de la terre brûlée continue, il ne restera plus personne en poste. Golitsyne semble être venu comme un missile pour faire couler leurs services secrets. Mais Angleton est obsédé par la traque, l’Épouvantail ne vit que pour elle. S’il n’y a pas de taupe, on le saura un jour. Mais s’il y en a et qu’on suspend l’enquête en croyant à la théorie du colis piégé, on ne pourra plus réparer les dégâts que ces taupes causeront encore pendant dix ans, vingt ans, plus longtemps !

Menacé par Frank de ne plus revoir sa famille si on découvre le moindre mensonge dans ses propos, Golitsyne regarde Charansky comme s’il avait affaire à son pire ennemi.

Puis il dit ceci, mot pour mot :

— Je vous ai reconnu, vous savez. Dans les vestiaires, après le match, je vous ai reconnu ! (Angleton et les agents suivent l’échange. Golitsyne est provocateur.) Je n’imaginais pas avoir affaire à vous. Cela fait longtemps que nous n’avons eu le plaisir de lire vos rapports, à la datcha du camarade Khrouchtchev !

Golitsyne est-il en train de dénoncer Charansky ? Chez Angleton d’ordinaire imperturbable, un nerf se crispe et palpite sous son œil. À ses côtés dans la salle d’observation, la tension qui travaille les agents est palpable. Angleton intime de ne rien entreprendre, aussi surréaliste que puisse être cette situation. Et qui le devient davantage encore à mesure qu’Anatoli Golitsyne s’en prend à Charansky comme s’il avait des comptes personnels à régler avec le chef du contre-espionnage français. Il affirme que Frank est l’un des agents les plus appréciés du Kremlin, qu’il ne s’est jamais coupé de ses racines en Ukraine, qu’il y a de la famille, laquelle, grâce à lui, peut compter sur Moscou pour ne manquer de rien.

— Combien d’entre nous peuvent en dire autant ? ! s’exclame le transfuge, qui fait jouer contre Frank tout ce qui était des qualités : sa connaissance de l’Est, ses longues missions dans le bloc soviétique, son indépendance. Rien de tel qu’une légende de cavalier solo pour ne pas être ennuyé ni rendre de comptes !

— Je rends mes comptes au Général ! se défend Frank.

Mais Golitsyne traite de Gaulle de procommuniste (et emporte presque l’adhésion des Américains !). Frank n’y tient plus : les coups pleuvent sur Golitsyne déjà éprouvé. Derrière la vitre sans tain, James Angleton et ses hommes observent cet affrontement. Entre deux coups, Golitsyne jure que tout est vrai ! Il échappe presque de force à la fureur de Frank et s’adresse au miroir sans tain, suppliant.

— Vous ne voyez pas qu’il fait tout pour m’empêcher de parler ! ?

— J’ai fait passer ce salaud à l’Ouest de mes propres mains ! dit Frank à Angleton avec qui il s’isole dans une pièce. Vous pensez que je suis une taupe ?

— Quelles que soient les méthodes d’interrogatoire, hasarde Angleton, il répète les mêmes choses…

— Angleton ! l’interrompt Charansky. Pensez-vous que je sois une taupe ?

James se dresse devant son homologue français et le vrille du regard.

— Si vous êtes ce qu’il dit, nous sommes tous fichus.

Angleton n’a pas volé sa réputation. Douze ans plus tard, Frank apprendra qu’il a été licencié de la CIA. Motif : excès de zèle, paranoïa incontrôlable installant un climat délétère au sein de la Compagnie au point d’en entraver le travail. Angleton soupçonnait et surveillait tout le monde. Ce soir-là, dans Berlin-Ouest qui ignore encore le destin qui attend le « monde libre », il dit à Frank que, jusque-là, tout ce qu’a avancé Golitsyne a été vérifié. Frank va-t-il nier avoir de la famille en Ukraine ? Ou qu’il n’hésite pas à jouer de sa position pour faciliter leur vie ?

— Les aider à vivre mieux ne fait pas de moi une taupe, dit Frank.

— Dites-moi la vérité, Frank. Avez-vous vraiment foi en cet Occident qui n’a pu empêcher le nazisme ? Qui a même, longtemps, fermé les yeux sur l’existence de ces camps qui vous ont arraché les vôtres ? Alors que les Russes, eux… Nous savons tous qu’ils ont sacrifié plus d’hommes que quiconque pour combattre Hitler.

Tout le paradoxe de Frank lui éclate à la figure. Oui, cette rancœur est sa mémoire ; en effet, une question d’honneur que de ne pas oublier l’horreur, ni l’hypocrisie qui l’a autorisée à briser des millions de vies. Il y avait eu autant de résistants que de collabos. N’était une figure bienveillante comme le Général, et la chance de se construire qu’il lui avait offerte, Frank aurait laissé sa rancœur prendre le dessus. Angleton hoche la tête comme si la cause était entendue.

— On peut troquer une fausse identité. Mais on ne change pas son identité profonde.

Mais ensuite, comme s’il avait du remords, ou plutôt parce qu’il sait qu’ils viennent tous d’emprunter une voie sans retour et qu’à ces ultimes hésitations devront succéder des actes infâmes mais sans appel, Angleton cuisine personnellement Golitsyne — chef-d’œuvre de torture psychologique — puis forme un numéro et tend le téléphone au dissident. Au bout du fil, la voix de sa femme, les pleurs de sa fille. Golitsyne est terrassé. Angleton en fait le serment : s’il se fout d’eux, il peut dire adieu à sa famille. Compromis par les aveux du transfuge, Frank supporte néanmoins mal la vue de cet homme, vulnérable dès qu’il s’agit de sa famille. Famille perdue, famille gâchée. Il voudrait le haïr mais n’y arrive pas.

— Il y a les partis, les titres, les grades, dit Golitsyne. Et il y a le Réseau Saphir.

Indépendant, élitiste. Formé de la fine fleur des espions du KGB et d’ailleurs, le Réseau n’est pas uniquement ni exclusivement soviétique. C’est une nébuleuse, une organisation mondialisée avant l’heure. (Cinquante ans plus tard, on le comparera à « un Al Qaïda du renseignement dont le Ben Laden demeure un mystère ».) On pense que chaque membre du Réseau est intronisé au cours d’une cérémonie et reçoit un saphir en gage d’appartenance. Les opérations de Saphir visent à influencer le monde, à forger l’avenir de nos sociétés.

Saphir se situe au-dessus des frontières, là d’où on a une vue d’ensemble.

— C’est au moment du débarquement raté dans la baie des Cochons que le Réseau Saphir a décidé de planifier cette opération. (Quelle opération ? Golitsyne est sur le point de leur faire la révélation la plus importante qu’ils entendront jamais de la bouche d’un transfuge.) Messieurs. Des missiles communistes sont installés sur l’île de Cuba, à 200 km des côtes de la Floride. Dirigés vers les points névralgiques des États-Unis. Prêts à frapper les grandes villes américaines… À faire des milliers de victimes en réponse à Hiroshima et à Nagasaki.

Face aux Occidentaux de marbre, Golitsyne évoque encore d’autres têtes nucléaires que l’URSS achemine par mer vers Cuba.

— C’est vérifiable. Me croirez-vous ? Tout ce que je dis est vrai, je le jure. TOUT !

Cuba.

Un U-2 croise dans le ciel au-dessus de l’île d’émeraude.

Commandé par le capitaine Rudolph Anderson Jr., l’appareil survole ce qui semble être des sites d’installation de missiles. Des photos sont prises. Le capitaine Anderson est en relation radio avec sa base de l’US Air Force.

Washington.

Le président Kennedy prend les photographies aériennes que lui tend un de ses généraux et les étale sur son bureau. Il écoute ses conseillers. Il écoute les appels d’urgence, les incitations à la guerre totale de ces militaires du Pentagone qui ne supportent plus son obstination à trouver les voies médianes, les compromis, les arrangements. Le président les écoute, mais d’une oreille seulement — scrutant les photographies, le président est blême.

Berlin-Ouest.

Golitsyne a été plus loin qu’aucun transfuge, franchi une ligne qu’un imposteur n’aurait jamais franchi : dénoncer le projet le plus secret de son pays. « Rien ne nous avait préparés à ça. Le niveau d’alerte était si haut que plus rien ne comptait qu’agir, même aveuglément », se souviendra Frank, qui comprend alors que tout ce que dira Golitsyne sera pris pour parole d’évangile. Le dissident, pour être pris au sérieux, vient de faire des révélations explosives, or il n’aurait jamais eu recours à un tel mensonge s’il n’était pas sûr de… dire la vérité. Sa liberté sur le point de lui être retirée, sa carrière ruinée, Angleton et ses agents ligués contre lui et ses propres hommes perplexes et confus, Frank fuit Berlin-Ouest. Un seul agent lui tend une main — lui ouvre une échappatoire, l’officier américain Mike Nicholson.

— Vos propres agents vont bientôt recevoir l’ordre de vous passer les menottes. Vous êtes victime d’un complot ? Quand le complot est si bien rôdé, il devient évidence. Vous êtes innocent ? Vous devez le prouver. Vous n’avez plus le choix.

Alors Frank disparaît. Il est de retour dans ce train de la mort. À nouveau, il doit renoncer à ceux qu’il aime, sa femme, ses enfants, et sauter du train pour avoir une chance de s’en sortir. Son dernier message à Angleton, depuis le téléphone d’une brasserie où il se glisse incognito, est que Golitsyne les mène à leur perte.

— Nous avons ruiné des vies, peut-être rempli nos cellules d’innocents. Je sais que rien ne plaide pour moi en ce moment, mais cela ne m’empêchera pas de dire ce que je sais être vrai : les aveux de Golitsyne ont pour but de nous cacher le vrai plan du Réseau Saphir. Ne l’oubliez pas.

Et il raccroche pour se fondre dans la nuit berlinoise, soldat de l’armée des ombres.

Dans le petit appartement que la CIA leur a attribué, la femme de Golitsyne et sa fille observent, par la fenêtre, la construction du Mur. Lorsqu’on sonne à la porte, sa mère essaie de la retenir mais la petite va ouvrir. Un homme demande :

— Luma Golitsyne ?

— Oui, dit l’enfant.

L’homme sort une arme et la tue sur le seuil de la porte. La mère hurle. L’homme s’engouffre dans l’appartement, suivi par deux autres individus, qui traquent la femme du transfuge d’une pièce à l’autre… et la tuent à son tour. L’un des hommes extirpe de sa poche et pose, sur la flaque que forme le sang de la petite, un saphir d’un bleu profond.

2

Automne 2013.

À Washington, l’ambiance est aux préparatifs du cinquantième anniversaire de la mort de John Kennedy, fin novembre. L’occasion de revivre certains des épisodes clés de sa présidence, dont la résolution de la crise des missiles, synonyme de détente dans les relations Est-Ouest. Pour certains, ce fut ce « fait d’arme » qui lui valut d’être la cible des balles un an plus tard. En vue des commémorations, des livres sont sous presse, des journaux préparent des hors-séries, les télés s’apprêtent à accueillir les anciens du gouvernement, de l’armée, des services secrets ; les chaînes prévoient de diffuser des documentaires et des fictions sur cette grande époque, tandis que les cinémas arborent les affiches de films consacrés à JFK, dont Legacy of Secrecy avec Leonardo DiCaprio.

C’est toute une époque de légende qu’on s’apprête à faire revivre.

Dans ce contexte, l’arrestation de huit espions russes à New York fait l’effet d’une bombe.

Leur particularité est d’avoir des méthodes qu’on pensait révolues, héritées de l’âge d’or de la guerre froide. À Langley, au siège de la CIA, Lorana Dean, trente-six ans, en charge de l’affaire, est déboussolée par ces espions qui mettent ses méthodes en déroute par leurs techniques archaïques. Ses agents ont appris à truquer des codes électroniques ; leur espionnage est éthéré, modelé sur une nouvelle nébuleuse, le Terrorisme (et l’ennemi, toujours, détermine la stratégie). Et voici qu’un groupe de résurgents soviétiques les déconcerte ! Clés de cryptage dans des briquets à pétrole, encre invisible, boîtes aux lettres improvisés dans les fissures d’un mur d’église, sacs d’argent enterrés, échange de valises sur des bancs publics ; des chromos de la guerre froide ! Ces espions sont presque burlesques. L’une d’elles, beauté de l’Est, commet un impair (ou bien est-ce calculé ?) en posant pour la presse comme une pin-up. Elle semble même en passe de devenir une égérie Youtube. Leur présence aux USA devait demeurer un secret. Il vole en éclats et la presse en fait des gorges chaudes.

Washington accuse Moscou d’entretenir une mentalité de guerre froide. Moscou fait exactement le même reproche à Washington, et l’accuse d’avoir créé ces espions de toutes pièces pour pouvoir déclencher une polémique, puisque la Maison-Blanche n’a jamais, depuis 1989, vraiment considéré la Russie comme un partenaire, mais toujours, un ennemi en attente, un rival en puissance. Poutine est catégorique : il ne fléchira pas, ni sur la Syrie, ni sur l’Iran, ni sur l’échiquier des mégaprojets énergétiques. Pour le prouver, il ordonne l’expulsion de huit diplomates américains en poste à Moscou — huit diplomates pour huit espions — et entame même sa propre chasse aux espions !

— Voyons, dit Poutine, combien de vos agents sont infiltrés chez nous depuis que nous avons « enterré » la hache de guerre !

Dans la panoplie des espions, la découverte la plus intrigante demeure celle de pierres précieuses bleues. Des saphirs.

Chaque agent est en possession d’un saphir.

Mike Nicholson, général à la retraite et conseiller à la Maison-Blanche, a travaillé sous les ordres de James Angleton au contre-espionnage. En 62, jeune officier, il a connu Charansky, le « frère rival » de son patron, et a appris à l’admirer. Depuis, ils sont restés en de bons termes. Liés par l’estime, le souvenir d’une crise qui a changé leurs vies et la nostalgie d’un temps où ils furent aux premières loges. Mike sait que Charansky rejettera sa proposition de conseiller une équipe de jeunes enquêteurs dépités. Mais il sait aussi qu’il tient son joker : la présence des saphirs. L’obsession de Charansky.

Bretagne. Cap Fréhel.

Quatre-vingt-six ans. Veuf. Hier père absent, aujourd’hui délaissé par ses enfants Louise et Simon, qui ont essayé de faire de leur mieux durant les dernières années de la maladie de leur mère trop tôt partie. Louise a tenu Frank pour responsable de la maladie de sa mère, de ce qu’elle a appelé « son existence malheureuse, ici dans ce bout du monde ». Ce bout du monde, c’était le seul endroit où Frank se sentait chez lui. Parfois il lui semblait qu’il ne vivait que pour ces moments, entre deux missions, où il pouvait y revenir. Il revoyait tout ce qu’il avait enduré et remerciait le Ciel de pouvoir goûter à ces plaisirs simples. Mais à d’autres moments, il a eu le sentiment d’être resté orphelin. Son mariage, la naissance de ses enfants, étaient les plus beaux jours de sa vie ; pourtant quelque chose en lui était resté pris au piège le long des voies ferrées, pris au piège de la nuit, de la peur, de la fuite, de la solitude. Un jour, Yvette était descendue au village avec Simon. Louise jouait dans le jardin et Frank s’apprêtait à cuisiner pour sa famille. Il avait enfoncé sa tête dans le four et tourné le bouton. Il écoutait le sifflement du gaz. Il avait fermé les yeux. Il voyait les larmes de sa mère. Sa main crispée sur la sienne. Les yeux par milliers des occupants du wagon. Son père lui disait de se sauver. Quel homme bon il avait été, bien meilleur que lui. Papa avait dit une voix, une voix d’ici, maintenant. Louise, sur le pas de la porte, avait bizarrement regardé son père. Il y a un problème avec le four, avait bredouillé Frank. Il avait alors compris qu’il ne guérirait pas, qu’il ferait juste semblant de vivre. Faire semblant était son métier. Ses démons l’avaient toujours poussé à fuir, à accepter les missions lointaines, le risque de ne pas revenir. Et toujours, lutter pour survivre et retrouver les siens. Rejouer le drame. Rejouer sa vie, et à chaque fois, gagner le droit d’avoir été épargné alors que tous étaient morts… Mais ses enfants avaient grandi sans lui, ils ne l’avaient pas attendu, n’étaient pas restés ces p’tits bouts qui n’avaient besoin que d’une balançoire et d’un baiser de la part d’un père qui les amusait à sentir le poisson !

Sa fille Louise est devenue une femme calme, trop selon son père, qui se console de la savoir heureuse auprès d’un mari aimant mais redoute qu’elle craque sous le poids de la routine. Toute nature introvertie de force finit par craquer et causer des dégâts. Frank connaît bien ces fissures intimes qui, d’un tableau parfait, révèlent les imperfections. Son fils, Simon, est archéologue, fasciné par l’Amérique du Sud qu’il ne cesse d’arpenter, une vie sans attache où Frank voit les symptômes de sa propre personnalité dans ce qu’elle a de défaillante. Frank n’a jamais voulu rien imposer à ses enfants. Il se dit maintenant qu’il aurait dû réclamer ses droits sur eux. Peut-être avaient-ils attendu qu’il se mêle un peu plus de leurs vies au lieu de les regarder avec distance. Ils avaient pris cela pour du désintérêt. Louise lui avait même suggéré qu’il n’était pas fait pour être père, mais avait seulement voulu croire en cette stabilité qu’il pouvait retrouver quand bon lui semblait. Il a essayé de s’expliquer, dire qu’il se sentait trop coupable que pour exercer une autorité sur leurs vies. Lui qui avait trompé, menti, falsifié, feint d’aimer, feint de haïr, pris un parti puis l’autre, qui n’avait reculé devant rien pour ses missions, qui était-il pour enseigner le bien, le mal, la vérité ou l’intégrité ? Louise avait raison : pour les hommes comme lui, la stabilité d’une vie de famille n’avait été qu’une couverture de plus, non plus destinée à tromper l’ennemi mais à se tromper soi. À faire croire qu’il pouvait être autre chose qu’un homme de l’ombre, de ces hommes qui n’existaient pas, manipulateurs de destinées, de pouvoirs aux mille visages. Oui, même la famille était mise à contribution pour sauver les apparences.

Tout pour la mission. Tout pour la cause et la raison d’État.

Frank se redresse, sur le rocher en saillie qui lui sert d’observatoire. La seule chose qui n’ait pas changé, c’est le bleu de l’océan qui lui fait face. Aujourd’hui, il ne s’aventure plus sur ses flots, il ne pêche plus ; l’esprit et le cœur vieillissent toujours mieux, hélas, que les muscles et les os. Mais chaque jour, il s’assied ici et contemple l’océan.

Depuis cinquante ans, il y voit toujours la même chose : le saphir. Le saphir est partout.

Partout dans la maison, les traces du passé, de celle qui fut l’âme des lieux, son Yvette, qu’il a vu dépérir. Il y avait eu tant de morts dans sa vie, et lui, qui aurait dû mourir dix fois, était encore là, à devoir supporter la hantise des souvenirs. Il ressort de ses malles certains de ces souvenirs. Rapports. Reliques. Passeports où revient toujours sa photo mais jamais deux fois le même nom. Il a été tous ces hommes, mais échoué à être le seul qu’il aurait voulu être. Il ressort aussi un écrin à bijoux, qui a au moins cinquante ans mais est intact, et en lève le clapet. Dans l’écrin repose un saphir bleu étincelant ; et ce mot en anglais sur un bristol jauni : The patience of stones. La patience des pierres.

Quand ce vieux Mike Nicholson l’a appelé, Frank a cru qu’il devrait refuser encore une de ces invitations qui abondaient ces derniers mois. Pour le cinquantenaire de la crise des missiles, l’an dernier, il avait fini par s’exprimer dans quelques émissions, s’était fendu de quelques articles ; et même, avait enregistré le commentaire d’un documentaire sur le traitement de la guerre froide par la fiction ! Travail plus intéressant (et douloureux) qu’il n’aurait cru. Le premier volet du documentaire se clôturait sur ce jour noir du 22 novembre 1963 à Dallas où une balle dans la tête de Kennedy avait mis fin aux rêves de paix. À présent, on allait célébrer les cinquante ans de cette mort tragique et les invitations allaient valser ! Une grande soirée était prévue à Washington le 22 novembre et Frank figurait en bonne place parmi les VIP. Il a connu les frères Kennedy, après tout. Et Khrouchtchev ! Et de Gaulle ! Il a du mal à comprendre que ces hommes n’étaient plus et que lui, qui avait tant de fois mis sa vie en danger pour eux, continuait de vivre, de vivre implacablement.

— Je suppose que tu as dû bien rire de ces pseudo-espions fantoches ! demande Mike au téléphone, sûr que Frank n’a pas perdu une miette de l’infiltration des mousquetaires néosoviétiques.

Depuis son repaire du Cap, qu’il ne quitte que contraint et forcé, Charansky possède plusieurs postes et suit avidement les chaînes d’info. Passionné par la marche du monde, dans chaque crise, il repère les lignes de l’Histoire ; tout s’éclaire (et pourrait même se prévoir) si on est capables de relier le passé et le présent. Depuis qu’il a pris sa retraite, Frank est une éminence grise du renseignement. Membre de think-thanks fameux, il livre parfois une analyse, un essai, mais refuse toute fonction qui l’éloignerait. Comme s’il voulait rattraper aujourd’hui, en pure perte, toutes les années où il aurait dû vivre ici mais avait été ailleurs, toujours ailleurs. La seule chose qu’il a exigée de ses enfants, c’est d’être enterré ici le jour où son âme s’en ira rejoindre leur mère au ciel de ce Dieu en qui il s’est remis à croire. Dieu, le roi des espions ! Celui qui n’existe pas mais jouit d’autant d’identités que nécessaire pour « embobiner » ses agents de liaison ! Croissant pour les uns, étoile pour les autres, totem encore, tabou partout, Dieu — le nouveau champ de bataille du xxie siècle.

— Je ne veux voir personne, Mike.

Miss Lorana Dean voulait rencontrer la légende de l’espionnage ? Rejeté ! Ici était son sanctuaire, pas un lobby d’hôtel où des experts en jeux vidéo pouvaient lui déverser leurs inanités et lui demander un autographe pour finir. Puis il y eut les pierres de saphir. « Les huit espions possèdent chacun un saphir », dit Mike, et Frank sent de l’effroi dans la voix du vieux briscard. Le Réseau Saphir ; sa baleine blanche.

Second mouvement

Le pouvoir des ténèbres

— Un réseau actif depuis cinquante ans ? ! C’est de la folie !

Lorana semble courageuse et déterminée, mais elle n’a que la sagesse de son âge.

— Et des espions à l’ancienne, vingt-cinq ans après le Mur, ce n’est pas fou ? ! s’écrie Frank. Les parallèles, je ne les cherche pas, ils s’imposent. L’Union soviétique est peut-être tombée, mais l’âme russe, elle, demeure. Mieux : elle dirige la Russie d’une main de fer. Poutine n’est pas de ces nouveaux milliardaires avides de consumérisme à l’occidentale. C’est un ancien du KGB. Et croyez-moi, il a de la mémoire et de la suite dans les idées. Miss Dean, la force de Saphir a toujours été l’incrédulité qu’il suscitait. Comprenez-vous cela ? Dès que vous pensez que c’est impensable, Saphir marque des points.

Entre la commémoration de la crise de Cuba et celle de l’assassinat de JFK, le timing est impeccable. Le Réseau a toujours su choisir son moment.

— J’ai passé ma vie à traquer Saphir. Je ne demande qu’à me tromper. Mais s’il y a la moindre chance pour que mon intuition soit juste, ce qui se prépare est plus grave que la découverte d’une poignée d’espions qui… qui savourent un peu trop leur quart d’heure de gloire, si vous voulez mon avis. Ces espions nous tendent le piège de Golitsyne : celui d’une traque aveugle qui a pour but de nous cacher la vraie stratégie de Moscou. »

Intimidée, Lorana dit qu’elle est ici parce qu’un homme qu’elle respecte, Nicholson, a insisté. Elle n’a aucune intention de délaisser les rênes de l’enquête au profit d’un autre, même d’une « légende ». À la surprise de Lorana, Frank en est ravi.

— Si vous voulez mon aide, celle-ci doit rester top secret. Si par malheur on découvre que nous nous sommes rencontrés…

— Je nierai, dit Lorana.

— Surtout pas, dit Frank. Ce que vous allez faire, c’est admettre que vous avez fait le voyage jusqu’ici pour me voir, que je vous ai accueilli comme un vieux gentleman qui a des manières, mais que j’ai fait la tête de mule dès que nous avons parlé affaires. Vous direz que je vous ai alors gentiment raccompagné à la porte, et encore, par égard pour mon ami Mike. Qu’autrement je vous aurai volontiers botté les fesses. Et vous répéterez mot pour mot ce que je vous ai dit…

— À savoir ?

— Que je n’avais plus de temps à perdre avec des experts en jeux vidéo.

— Des experts en jeux vidéo.

— Oui. Il m’est arrivé plusieurs fois en public de traiter de la sorte les agents de votre âge. On saura alors que vous dites vrai, que ce vieux salopard de Juif assimilé de Frank Charansky a encore fait sa tête des mauvais jours.

Tandis que Lorana Dean admire certains souvenirs de guerre de Frank, impressionnée par ces reliques qu’elle n’a jamais examinées qu’en musée, Frank et Mike sont dehors, face aux abîmes de la mer au couchant. Deux équipes d’agents de sécurité surveillent les environs.

— Cette petite en a dans le ventre. Elle mérite que tu l’aides…, dit Mike.

— Merci de l’avoir amenée à moi, murmure Frank.

Mike acquiesce d’un air entendu.

Frank n’en a pas fini avec Saphir et il vient de recevoir une dernière chance de le faire.

Cinquante ans plus tard. The patience of stones. La patience des pierres. Celui qui lui avait envoyé ce saphir, il y a cinquante ans, n’était plus en vie aujourd’hui, mais il disait vrai.

Vers 20 heures, Frank grimpe à bord d’une Range Rover. À ses côtés, Lorana Dean. À côté du chauffeur, Mike. Escortés par deux berlines, ils se mettent en route pour Paris.

À hauteur d’un rond-point, surgit un véhicule que Frank prend d’abord pour un mirage, car elle n’est plus en circulation depuis des décennies : une camionnette Renault Estafette ! Et depuis ses vitres, des tireurs embusqués ouvrent le feu sur la Rover. Anticipant l’assaut in extremis, Mike Nicholson crie à Frank et Lorana de se baisser. Les assassins tirent à hauteur des roues, sans succès, car les pneus du véhicule sont à l’épreuve des balles. Mais l’un des tireurs envoie des rafales de mitrailleuse. Les vitres explosent. Ou bien le Réseau a des pouvoirs occultes, ou bien des hommes très bien placés, peut-être dans l’équipe même de Lorana ! Et cette Estafette ! Cinquante ans plus tôt, au rond-point du Petit-Clamart, des tireurs de l’OAS ouvraient le feu sur la DS présidentielle du général de Gaulle depuis une Estafette !

Après le père, le fils. Le message est clair, jusque dans sa mise en scène.

Automne 1962.

Les États-Unis et l’URSS entament les négociations que l’Histoire retiendra comme la crise des missiles. Frank, en cavale, décidé à revenir dans Berlin avec assez de preuves pour faire tomber Golitsyne, voit ses prévisions se vérifier : Golitsyne a bel et bien saboté leurs agences, paralysées par une crise de confiance et des luttes intestines sans précédent. La stratégie des Soviets est limpide : Golitsyne leur révèle délibérément la présence des missiles. Ses propos sont pris pour paroles d’évangile, il devient le messie des transfuges. Les agents débordés ne remplissent plus leur mission : fournir à leurs gouvernements un maximum d’indices sur les intentions du Kremlin. Et le Kremlin de mener le jeu selon ses règles.

Kennedy aurait dû pouvoir se reposer sur nos services secrets, raconte Frank. Voir plus clair dans le jeu de Khrouchtchev et négocier « à armes égales ». Mais la chasse aux taupes nous paralysait. Nos agents étaient égarés entre fidèles et traîtres. Je crois que les penchants paranoïaques d’Angleton se sont aggravés à partir de cette époque. Et moi, j’étais un fugitif. Pour Golitsyne, la mission était accomplie.

Depuis son passage à l’Ouest, Anatoli Golitsyne est devenue une sorte de star des dissidents.

Il jouit d’un appartement plus que correct, d’une rente hebdomadaire pour ses dépenses courantes. Invité dans les réceptions des ambassades de Berlin-Ouest, il y raconte, avec saveur, les misères de la vie sous l’Empire soviétique. « Mais, se souvient Frank, le KGB n’allait pas le laisser se pavaner très longtemps. Et ce serait là ma seule chance. »

Hanover. Une gare de triage.

Une silhouette se hâte sur les voies ferrées.

Frank se hisse dans un wagon de marchandises à l’instant où le train démarre. Épuisé, son visage creusé par la fatigue, il se laisse tomber sur le sol grinçant. Autour de lui, serrés à en étouffer, des fantômes du passé veillent sur lui. Frank ne bouge plus, bercé par le bruit des essieux du train… À Paris, il sent une capitale en proie à la hantise. Aux attentats du FLN ont succédé ceux de l’OAS. Des couvre-feux sont imposés. Le dossier de l’Indépendance de l’Algérie, le vote de la Constitution, créent des tensions. En se présentant à l’Élysée à la tombée du jour, Frank a la sensation d’être nu, famélique, dépouillé, comme le jour où il atteignait le QG de de Gaulle à Londres. Il s’attend à trouver à nouveau un protecteur. Mais le Général a peu de marge ; son bras droit, son fils spirituel, est au centre des suspicions ; le Général, au seuil d’une crise de légitimité, est surveillé, et sa disgrâce, attendue. Accueilli par des visages connus, Frank sent toutefois qu’un piège se referme, qu’ici même, à l’Élysée, des hommes s’apprêtent à le cueillir. Alors qu’il fuit, sauvé par sa connaissance des bâtiments, il aperçoit la silhouette du Général à la fenêtre de son bureau. Même à distance, le père semble désolé de ne pouvoir tendre une main au fils.

À sa fenêtre, de Gaulle murmure : « Bonne chance, mon garçon », puis il se tourne vers la carte du monde qui orne un des murs, ce monde devenu si précaire.

« Je n’avais plus le droit, ni la possibilité, de cacher plus longtemps ma double vie à ma femme. Mon nom était passé dans la presse. Dans les pages Politique. On détruisait ma couverture, ma réputation, on me livrait en pâture, je n’avais plus de protection. Difficile de lui faire croire que j’étais voyageur de commerce. » À proximité de sa maison du Cap Fréhel, Frank repère une voiture. Partout, on l’escompte, on le surveille. Frank entre silencieusement par la trappe qui mène aux caves.

Yvette dort d’un sommeil agité, seule.

Elle est prête à hurler quand Frank referme une main sur sa bouche.

Elle se reprend, ils s’étreignent fort. Frank va dans le salon. Yvette le suit. Il observe par la fenêtre. Il lui indique de venir. Yvette repère la voiture. Frank va chercher du papier, un stylo et écrit : « ON NOUS ÉCOUTE ». Yvette ne sait quoi faire. Il approche et l’embrasse, puis s’éloigne vers la porte de son bureau, et entreprend, sous les yeux incrédules de son épouse, de débloquer et retirer la plinthe du mur. Yvette, ahurie, y voit un coffre en creux. Frank compose un code. « Papa ? » Simon est réveillé. Frank, doigt sur la bouche, s’accroupit et le serre dans ses bras. Yvette va vers le coffre, y voit de l’argent français, des liasses de devises étrangères et des passeports. Elle ne peut s’empêcher de les examiner de plus près, s’armant d’une prudence presque superstitieuse. « Ian Chartoff », anglais. « Antoine Saint-Cyr », français. « Frederick Hirsch », allemand. Yvette découvre la vie secrète de son mari et ne peut ni parler ni se révolter. — Je vais revenir, murmure Frank. Je vais revenir pour vous.

Par les journaux, les télévisions, Frank voit le Kremlin dominer sa partie de bras de fer avec la Maison-Blanche. Partout aux États-Unis, les citoyens se soumettent à des exercices d’attaque nucléaire, courir aux abris, se jeter à plat ventre sous les bancs des classes. Les commerces sont pris d’assaut ; prêts à vivre en quarantaine, les gens stockent des matières premières. Terrorisme psychologique comme on n’en a jamais vu.

« Je ne pouvais compter que sur mes propres ressources : des personnages louches, des gens de la marge, de ceux qu’on n’invite pas aux réceptions. » L’officier américain Mike Nicholson reste son seul contact dans Berlin-Ouest. Pour agir comme il le fait, Mike n’a aucun motif rationnel ; il ne connaît pas la vérité, mais la sent, simplement ; dans leur métier, c’est peu, et c’est tout. Ensemble, les deux hommes mettent au point un système de communication cryptée. Et, presque à leur instar, jettent les bases d’une longue amitié.

Ce jour-là, passant à l’hôtel infréquentable qui lui sert de poste restante (et que d’autres utilisent comme lupanar pour conjurer la peur atomique, dirons-nous), Frank apprend, par Mike, l’apparition, sur l’échiquier secret de la crise des missiles, d’une femme, Suzanne Fabre, française et femme de ménage dans l’immeuble de leur dissident-star Golitsyne.

— En réalité, dès l’instant où il a accepté cette mission, Golitsyne était un homme mort, dit Frank, rétrospectivement. Le Kremlin n’avait plus besoin de lui. Il l’avait utilisé pour prendre l’avantage dans les négociations, semer le trouble chez l’adversaire. Golitsyne vivant n’était plus qu’une source d’ennuis potentiels. Je veux dire : sa rencontre avec Suzanne était programmée. D’ailleurs, elle ne s’appelait pas Suzanne Fabre… Son vrai nom, c’était Sojenko Klimov.

Sa mission : mettre Golitsyne hors d’état de nuire.

Sojenko Klimov est une Russe élevée en France. Enlevée par le KGB à deux ans, séparée de frères et de sœurs qu’elle n’a jamais connus, envoyée en France et placée dans une famille d’adoption, les Fabre, de la bonne bourgeoisie, Sojenko-Suzanne y apprend le respect du travail, la confiance en soi, et y reçoit une excellente éducation. En outre, elle montre des dispositions certaines pour l’athlétisme. Formée par les meilleurs, la jeune fille devient une sportive accomplie avant ses seize ans. À ses dix-huit ans, elle peut se targuer d’une belle collection de trophées. Mais, au lendemain de son dix-neuvième anniversaire, alors qu’elle est au sommet de sa carrière, le KGB décide de « l’activer ». Sa famille d’adoption, sympathisante du Parti, lui offre alors son premier grand voyage dans la mère-patrie, l’URSS. Au cours de ce voyage, le KGB observe attentivement son « poulain ». Sojenko travaille dans les champs collectifs. Craquante et talentueuse, elle est devenue exactement ce que le KGB espérait qu’elle soit. Sensible au type masculin russe, dont elle a fait un héros, Sojenko séduit et se laisse séduire avec une aisance confondante. Elle dégage, à vrai dire, une sensualité insupportable. C’est à son retour en France qu’elle est abordée de front, pour la première fois, par le KGB, au cours de la réception pour les noces d’argent des Fabre. L’homme qui lui sert de cavalier se présente comme un diplomate polonais chargé de relations commerciales entre son pays et la France. Puis le masque tombe, et Sojenko découvre ce qu’on attend d’elle : jouer de ses charmes et infiltrer les milieux choisis du gotha parisien. « Sacrée femme ! On avait tellement voulu qu’elle ait du caractère, eh bien, qu’elle en avait trop ! Elle refusa de servir le KGB. Le chantage émotionnel, la fierté des origines, rien n’y fit. Elle avait de la sympathie pour l’URSS, mais elle aimait la France, qu’elle considérait comme son pays, et non comme une appartenance d’emprunt. Et surtout, elle voulait, plus que tout au monde, s’accomplir dans sa carrière sportive. Qu’à cela ne tienne : à sa prochaine compétition, Sojenko eut un accident. Bassin déboîté, fémur fracassé. Les médecins étaient formels : la compétition, c’était fini. » Son diplomate polonais lui fait comprendre qu’elle a le choix : persister dans son refus et voir sa vie devenir un enfer, ou accepter et recevoir alors une formation de pointe et une toute nouvelle carrière où ses talents feront des merveilles. Sojenko accepte. Mais sa vraie motivation est ailleurs : connaître son passé. Ses parents. Si elle eut des frères, des sœurs… Orpheline qui se crut issue d’une classe privilégiée, Sojenko est un être blessé, qui fera de sa beauté une arme.

Golitsyne et elle se rapprochent lors de conversations de paliers, quand le dissident sort et que la « ménagère » nettoie les escaliers. Leur solitude les rapproche. Anatoli lui offre un exemplaire de Crime et Châtiment de Dostoïevski, il lui parle en russe. Ces mots qu’elle ne comprend pas la font sourire. Un jour, ils prennent un verre.

— Étiez-vous heureux avec votre femme ? demande Suzanne.

— Je ne lui ai pas offert la vie qu’elle méritait. J’étais souvent en déplacement…

— Étiez-vous heureux ? insiste-t-elle.

— Non, confesse Golitsyne. Mais il est difficile d’être heureux là d’où je viens.

Ainsi se noue une relation où chacun ment à l’autre. Relation qui, dès le début, est soumise, elle aussi, à surveillance rapprochée. Depuis le premier jour, et plus tard, au cours de leurs rendez-vous de plus en plus fréquents sur la Kurfürstendamm (les Champs-Élysées de Berlin), Charansky les observe — observe la vie de cet homme qui lui a volé la sienne.

« Sojenko est devenue l’une des plus redoutables séductrices issues du sérail du KGB… et l’une de ses plus implacables exécutrices. » Frank et l’agent Mike se retrouvent une fois par semaine au cours de rencontres secrètes. Certaines ont lieu dans les égouts de Berlin, d’autres dans des kiosques. La première, symbolique, se déroule au sein de la foule, la nuit où on inaugure le Checkpoint Charlie, point de passage et contrôle principal d’un Mur de Berlin s’étendant sur 150 km.

— Nous devons faire remonter la vérité jusqu’à la Maison-Blanche avant qu’il ne soit trop tard. Angleton est-il bien disposé ?

— Le patron effraie tout le monde, même le directeur de la CIA, dit Mike. On a découvert ses micros jusque dans certaines officines du Pentagone ! Il veut tout voir, tout entendre, et ne croit plus qu’en son propre reflet et encore ! Certains se laissent dire qu’Angleton serait lui aussi agent double. Que vous seriez de mèche. Qu’on n’a pas vu plus ingénieux que votre stratagème : confier une chasse aux taupes aux taupes elles-mêmes… Il y a aussi Saphir, qui a tout changé. Angleton est connu pour sa passion des diamants. Il a ses carrières, là-bas, dans son ranch de Pennsylvanie. Certains ne croient pas à la coïncidence entre cette passion et un réseau qui aurait le saphir pour emblème…

Comme Frank rattrapé par ses origines et incriminé pour des fidélités imaginaires, Angleton semble devoir répondre de ses propres passions et lubies. Toujours selon Mike, ceux qui commandent Saphir ont décidé de faire le nettoyage dans leurs rangs. Onze agents étrangers et soviétiques ont été retrouvés morts. On a dressé une liste d’agents du KGB, prétendus membres de ce mystérieux Réseau Saphir. Mais il s’agissait de leurres. De pions à sacrifier. Le but : laisser croire que le KGB liquidait les membres de Saphir avant qu’ils ne tombent aux mains des Alliés et soient forcés aux aveux. Près du cadavre de la fille de Golitsyne, on a retrouvé un saphir. Là encore, laisser croire que Golitsyne lui-même est un membre du Réseau, dont il avait décidé de se retirer, d’où son passage à l’Ouest.

— Mais on ne quitte Saphir que dans la mort, murmure Mike.

— D’où l’arrivée de Sojenko pour le réduire au silence ? demande Frank.

La stratégie, le scénario, tout était au diapason.

Un soir, après dîner, ayant flirté dans l’entrée de leur immeuble, Anatoli veut aller plus loin, mais Suzanne se dérobe et fuit vers sa loge… Une fois seule, son visage change. Se durcit. En écartant le rideau, Sojenko, et non plus Suzanne, observe Golitsyne qui hésite devant sa porte puis monte les escaliers pour rentrer chez lui, deux étages plus haut. Alors seulement, Sojenko sent une présence dans son dos et se retourne, prête à se défendre.

Frank Charansky est assis dans l’obscurité à la petite table de la cuisine.

— Bonsoir, Sojenko. Assieds-toi. (Prudente, elle obtempère.) J’ai eu l’occasion de t’admirer sur les pistes d’athlétisme. (Impossible de savoir si Frank ment ou s’il dit vrai.) Tu aurais été l’une des meilleures… sans cet accident.

— J’étais l’une des meilleures.

Sojenko est orgueilleuse.

— Rêves brisés d’une jeune fille… Bouleversant. Trêve. Je dois savoir qui est Golitsyne. Je dois le savoir rapidement. Chaque minute joue contre moi.

Frank tend la main, caresse la joue de la jeune femme, puis relève son menton pour l’obliger à le regarder droit dans les yeux. « Je te tuerai si tu ne m’aides pas. »

— Quoi que je puisse vous fournir, dit Sojenko, il faut me laisser terminer ma mission. Ou bien ils me tueront avant vous.

Frank observe longuement ce beau visage dans le creux de sa main. Sojenko s’y caresse, se fait douce et tend les lèvres vers Charansky.

Frank retire sa main, il est brusque.

— Je vous laisse vingt-quatre heures.

Mouvement final

Saphir

15 novembre 2013.

Paris. Hôpital militaire du Val-de-Grâce.

Dans les heures qui suivent l’attentat contre leur Rover, l’état de santé de Frank ne cesse de se dégrader. Deux autres agents, de l’équipe de Lorana, sont entre la vie et la mort. Mike a reçu des soins superficiels et Lorana sera suivie pour éventuel traumatisme crânien. Mais à son âge avancé, les blessures et les fractures de Frank s’aggravent et le choc lui a causé des complications cardiaques. L’espion de légende, plus que jamais vieil homme usé, est alité, Lorana et Mike à ses côtés. Lorana dit que c’est une attaque directe contre des membres du gouvernement, qu’ils prennent cela au sérieux. Mike et Frank se regardent. Lorana voit bien qu’elle vient d’utiliser des mots trop grands et trop… naïfs. Pour les détendre, Mike dit que Saphir a réagi si vite, cette fois, qu’il s’est presque soupçonné lui-même de leur avoir tout balancé ! Frank rit ; Lorana l’imite. Frank a du mal à parler, mais il s’obstine :

— Elle était plus jeune que toi. (Il parle de Sojenko.) Mais elle avait une âme, on aurait dit, une âme si vieille. Je devais la laisser faire. J’ai… su qu’elle ne me trahirait pas.

Lorana, bouleversée, se penche vers Frank et pose un léger baiser sur ses lèvres flétries.

Frank lui rend un sourire fragile.

— Lorana Dean. Coupable d’arrêt cardiaque volontaire ! plaisante-t-il.

Puis ses yeux luisent, il demande :

— Qu’a-t-elle dit ?

Mike lui assure que Louise ne va pas tarder.

— Et Simon ? Mon fils ?

Mike secoue la tête.

— Au Chili. Il a dit qu’il ne pourra rentrer avant un mois. Il va appeler ce soir.

Frank pince ses paupières. Ses yeux lui piquent et pleurent un peu. Il murmure quelque chose que ni Mike ni Lorana n’entendent. Ils se rapprochent.

— Tu as dit quoi ? demande Mike.

— Le 22 novembre, dit Frank. Mike et Lorana se regardent. C’est le 22 novembre que Saphir va frapper.

Le 22 novembre, dans une semaine, se tiendra à Washington la grande célébration du cinquantième anniversaire de la mort de Kennedy.

— Les dates, dit Frank. Le poids symbolique des dates. Le symbole compte plus que les dégâts. Le 11-Septembre a été un lieu symbolique avant d’être une date symbolique.

Lorana dit qu’à Langley, à la CIA, les indices recueillis indiquent que des espions, en plus grand nombre, pourraient sévir sur le terrain.

— Les huit espions arrêtés lâchent des dizaines de noms ! Nous pensons qu’ils ne sont que quelques arbres. Que derrière il y a toute une forêt.

À ce stade, on pense que l’infiltration est liée à la crise syrienne, à l’affrontement idéologique et stratégique dont les États-Unis et la Russie sont devenus les porte-drapeaux dans ce dossier. Depuis le début des crises arabes, les rapports sont au plus bas entre les anciens blocs ennemis… Frank interrompt Lorana.

— En 62 aussi, nous avons cru avoir affaire à une forêt… Alors que ce qui nous menaçait, c’était un météore. Nous guettions le sol, pour ainsi dire, nous guettions nos jardins à la recherche des taupes, et la menace était dans le ciel ! Ils font pareil aujourd’hui. Ils lâchent des noms, mouillent, compromettent, sèment la zizanie, la confusion, la méfiance. Il faut regarder ailleurs ! (Il reprend son souffle.) Les missiles, dit-il,
catégorique. Nous pourrions bien être entraînés dans une seconde crise des missiles…

Depuis plusieurs années, Vladimir Poutine, et à raison cette fois, dénonce le bouclier antimissile que les États-Unis, par le biais de l’OTAN, essaient de constituer autour des territoires russes. Poutine y déplore une mentalité de guerre froide. « Je croyais que nous n’étions plus des ennemis mais des partenaires », dit-il. « Vous continuez malgré cela à vous comporter en ennemis », dit-il. Et il ajoute : « Vous ne pensez tout de même pas que je vais, bras croisés, vous regardez tricoter une nouvelle muraille de missiles tout autour de mon pays ? ! »

Hélas, dès septembre 2011, au dixième anniversaire des attentats de N.Y. — toujours ces dates, le poids symbolique des actes plus que les actes eux-mêmes —, les États-Unis ont lancé ce bouclier. D’ici 2015, selon les plans du Pentagone, il cernera la Russie et « les États voyous » depuis les portes de l’Europe. Pour Poutine, improvisé chantre de la réconciliation des peuples, « chacun de ces missiles Patriot est un point noir sur la carte du monde, dont le but est de déclencher une nouvelle guerre mondiale. » Dans toutes les républiques de l’ex-bloc soviétique, l’on se pose à nouveau cette question existentielle : être du côté de l’Occident ou se rallier à la Russie, renouer avec l’âme de la nation défunte mais toujours vivante dans les cœurs de beaucoup ? La guerre froide a fait bien des nostalgiques, parce qu’elle offrait, du moins en apparence, une carte lisible du monde, de ses équilibres du pouvoir et de la terreur. Le monde dont a accouché la fin de cette guerre idéologique est un monde sans alliances, sans confiance, aux intérêts et aux menaces troubles, protéiformes, et dans lequel les États-Unis, une fois admis l’échec de leur projet pour le Moyen-Orient, ne cessent de perdre du terrain, lançant des campagnes partout pour préserver leur économie chancelante, quitte à déclarer la guerre à la Terre entière. Or, si les États-Unis pouvaient à nouveau polariser ce monde qui leur échappe, forcer la marche du destin vers une configuration de néo-guerre froide, ils retrouveraient leurs « repères », et pourraient à nouveau se draper dans une bonne vieille idéologie naïve du Bon et du Méchant. Quel est, autrement, le sens de ce bouclier de missiles Patriot pointés vers une Russie bien déterminée, quant à elle, à réécrire la manière dont s’écrit l’Histoire ?

— À Washington, dit Lorana, Obama attend des rapports précis. Comme Kennedy en 62, il a besoin d’être éclairé. Il sait que s’il perd le contrôle de cette situation, toute sa présidence en sera entachée. Mais malgré son entregent, il n’a pas obtenu que Poutine renonce au licenciement des diplomates américains en poste à Moscou. Dans l’entourage du président, on pense qu’il devrait répondre à cette humiliation par un acte ferme…

Or, fidèle à son style, Obama continue de chercher une troisième voie. Poutine fait partie des invités de la grande cérémonie-anniversaire de Kennedy. À moins que la crise ne s’aggrave entre eux, il a assuré qu’il viendrait. Mais il a refusé d’avancer la date de son arrivée pour qu’ils règlent cela sans relais. Il aurait dit : « Vous voulez régler cela discrètement. Mais votre pays ne fait plus assez pour qu’on discute en toute confiance. » Obama s’est fait briefer sur le Réseau Saphir, mais reste sceptique quant à son existence. « On aurait à peine décapité Al Qaïda qu’il lui pousserait une autre tête ? » aurait-il dit.

Sur son lit de malade, Frank s’emporte et le sang lui monte aux joues.

Al Qaïda décapité ? ! Le Réseau Saphir a été fondé à la fin des années quarante. Ceux qui l’ont fondé n’ont pas fait de vieux os. Cela n’a pas dissous le Réseau. La mort des premiers membres du Ku Klux Klan n’a pas mis fin au racisme dans le sud des États-Unis ! Hitler a montré l’horrible minable qu’il était en se suicidant dans son bunker ! Ça n’empêche pas les Jeunesses hitlériennes de fleurir partout dans le monde !

Il s’énerve, les signaux de ses appareils médicaux ne sont guère rassurants. Mais il n’en a cure. — On ne décapite pas le mal comme un bouc ! Il se peut même que le retour en force de Saphir soit lié à la mort de Ben Laden ! Baisse de régime pour Al Qaïda ? ! Pas de souci ! On a ici le modèle déposé du groupe terroriste, la matrice de tous ceux à venir ! Plus fort que jamais !

— Frank. Un gigantesque dispositif de sécurité va entourer la cérémonie, dit Lorana en allusion au 22 novembre.

Frank méprise l’idée d’un revers de la main.

— La cérémonie ne sera pas la cible. Justement parce que c’est une cible idéale, que vous pensez qu’elle est visée, qu’on veut que vous pensiez cela… Mais ce jour-là, devant les yeux du monde entier, Saphir pourrait bien nous ridiculiser. Comme il a ridiculisé Kennedy en 62. Comme il nous a tous ridiculisés !

Automne 1962.

Dans une brasserie, Charansky et Sojenko se parlent. Dehors scintillent les lumières de Checkpoint Charlie. Sojenko glisse des documents à Frank, puis demande à partir. Frank acquiesce avec gratitude, et la regarde s’éloigner, à travers la baie vitrée. Puis son regard s’attarde sur le Mur, cette monstruosité qui assombrit le paysage de leurs vies.

À la nuit tombée, Suzanne sort de sa loge et monte chez Golitsyne. Quand il ouvre et la voit, il veut parler. Elle pose un doigt sur ses lèvres. Elle entre. L’appartement est à peine éclairé. Il referme la porte, la regarde. Elle se dirige vers les rideaux et les tire, se tourne vers lui et, doucement, se dénude. Il ne bouge pas, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement nue. Alors seulement, il l’attire à lui. Leur étreinte est violente, fougueuse, et à la fois imprégnée de tristesse. Comme si la fougue essayait d’écraser la douleur de ces êtres. Sojenko joue-t-elle ou s’offre-t-elle, ainsi qu’à lui, un dernier moment de salut ? Elle gémit, l’orgasme la secoue, elle se cramponne à Golitsyne, qui continue de la pénétrer… En bas sur le trottoir, sous une pluie légère, Charansky fume, jette un regard sur l’appartement de Golitsyne, puis coince le porte-documents sous son bras et s’éloigne, ombre prêt à redevenir homme.

Devant les yeux du monde entier, Kennedy écoute les doléances de Khrouchtchev.

Pour beaucoup, le président américain devrait se montrer plus inflexible. Mais Kennedy n’a pas les moyens d’être inflexible. Il n’a pas toutes les cartes en main, tant s’en faut ; or, en face, Khrouchtchev a l’aisance d’un croupier. Il exige le retrait immédiat des missiles américains stationnés en Turquie et dirigés contre les grandes villes de l’Union soviétique.
Surtout, les États-Unis doivent accepter, traité à la clé, de ne plus tenter aucune agression contre Cuba. La dernière remonte à l’été 1961 et à l’invasion désastreuse de la baie des Cochons. (Échec qui, a posteriori, ajoute du crédit à l’existence du Réseau Saphir. Il est admis que cet échec est dû au noyautage des services secrets américains par des taupes.) Les États-Unis, ni aucun autre pays allié, ne tenteront plus l’invasion de l’île ni un renversement du régime castriste. Si ces conditions sont acceptées, Moscou retire ses missiles de Cuba et ordonne le retour à la base de ses cargos chargés de têtes nucléaires.

— Il doit refuser !

Avec les documents que Sojenko lui a remis, Frank tient les preuves de son innocence, mais tient bien plus que cela : le Kremlin, la menace de ses missiles, tout cela n’est qu’une vaste mystification. Charansky sort les documents de sa doublure de manteau et les tend à James Angleton. Ils sont dans les égouts de Berlin, réunis là par Mike Nicholson.

Frank allume son Zippo et le tend à l’Américain, qui éclaire les pages.

Pendant qu’Angleton lit, Frank parle :

— Golitsyne s’appelle Vladimir Krachenko. Il a été envoyé à l’Ouest pour semer le mensonge et la discorde. Affaiblir les services occidentaux pendant que le Kremlin mettait en place la crise des missiles de Cuba.

Angleton lève les yeux un instant, allant de surprise en surprise. Charansky poursuit :

— Glouton, buveur, le coup de poing facile. Ses rendez-vous avec son agent traitant, il les fixait dans des boîtes de strip-tease où il prolongeait jusque tard dans la nuit. Il manquait toujours d’argent. Incapable de garder un travail, il squattait à l’œil les appartements du Parti. Le KGB lui a plusieurs fois sauvé la vie… Dettes de jeu, histoires de femmes, trafics de cigarettes. Des hommes ont voulu lui faire la peau. Le KGB les a liquidés. Puis le KGB a confié à Golitsyne la Mission Saphir.

— Saphir. Le Réseau ?

Là, Charansky se tait, regarde Angleton.

— Il n’existe pas de Réseau Saphir. On a voulu nous faire croire qu’un tel réseau, non seulement existait, mais avait infiltré nos services jusqu’au trognon. Et pendant que nous chassons un magnifique fantôme, le Kremlin profite de la diversion pour mener les négociations comme il l’entend…

Frank n’a pas le moindre début de fondement à ce qu’il avance. Et qui sait si Angleton lui-même n’en sait pas plus (bien plus) au sujet de Saphir. Dans un cas comme dans l’autre, Frank doit se protéger au maximum. Pour le restant de ses jours, il en sera ainsi.

— Des gens se sont suicidés, dit Angleton. D’autres ont été tués. Certains ont disparu dans la nature. Ici, en Angleterre, dans tous les pays où Golitsyne dit que le Réseau avait ses têtes de pont…

— Qu’est-ce que cela prouve ? demande Frank. De la chair à canon. Morts en service commandé. Nos vies ne valent que les secrets que nous détenons. Vous le savez bien.

Angleton observe les documents.

— Pourquoi une mission aussi difficile pour un homme comme Golitsyne ?

— Pour deux raisons. D’abord parce qu’il était malade. Il avait une endométriose. Une maladie dont le symptôme est qu’on ne ressent pas la douleur. Nous aurions pu le torturer des jours et des jours, il aurait continué à dire ce qu’il devait. Ensuite, d’après ce rapport, il avait tellement d’ennemis à l’Est que le seul endroit au monde où il était en sécurité, c’était ici, à l’Ouest !

Angleton referme le dossier :

— Qui vous a donné ces informations ?

— Une amie de confiance. Elle travaille pour le KGB… et pour nous, depuis plusieurs années. Un agent double, oui… Une fille qui n’a ni scrupule ni remords.

À l’heure actuelle, si Sojenko a accompli sa mission, Golitsyne n’est plus de ce monde.

— Vous avez une mine de déterré, dit Angleton.

— Je n’ai pas dormi depuis deux semaines.

Charansky sort son paquet, prend une cigarette, en tend une à Angleton et une autre à Mike. Angleton regarde son subalterne. Il a un sourire crispé — un sourire d’épouvantail.

— Vous avez mon briquet, dit Frank.

Angleton sort le Zippo, allume les cigarettes, remet le Zippo à Frank.

— Je peux vous poser une question ?

— Allez-y, dit Frank.

— Pourquoi parlez-vous de Golitsyne au passé ?

Frank ne dit rien, il savoure sa cigarette.

Angleton murmure :

— Sans scrupule ni remords, hein…

Angleton et Charansky n’auront jamais ni le temps ni les appuis nécessaires pour se faire entendre en tout haut lieu. Charansky échouera à faire intervenir de Gaulle auprès de Kennedy, car la France et l’Amérique du Nord n’ont plus la même vision du « monde libre ». Angleton, le diamantaire, en mauvaise posture depuis que des soupçons pèsent sur lui, ne pourra convaincre McCone, le directeur de la CIA.

La mort dans l’âme, Kennedy finit par accepter les conditions du Kremlin.

La découverte du corps sans vie de Golitsyne et la révélation de son passé viendront confirmer, trop tard, le bien-fondé des allégations d’Angleton et Charansky : Moscou n’a jamais eu l’intention de larguer ses missiles (et de déclencher une guerre qu’elle ne pouvait remporter). Son seul objectif, depuis le début, était de faire signer ce traité unilatéral de non-agression contre Cuba, ad vitam. Cuba qui devint, de facto, le 28 octobre 1962, une base communiste inviolable, inféodée à l’URSS, à seulement 200 km des États-Unis, autrement dit le meilleur « missile » communiste jamais conçu. Inamovible. Indéboulonnable. Échec et mat.

22 novembre 2013. Jour J. Washington.

À la Maison Blanche affluent diplomates et militaires.

Face aux dirigeants qui posent devant le portrait de Kennedy, une nouvelle effervescence s’empare des appareils photo. Lorana Dean est incapable de se calmer. Les unités de sécurité sont sur un pied de guerre. Mike a l’humeur en dents de scie. Il voit des agents s’agiter à l’entrée de la salle. L’un d’eux remonte vers un des assistants du président Obama, qui se déporte sur le côté de la scène. Son assistant murmure à son oreille. Obama devient pâle et, pendant quelques secondes, il ne bouge plus. Puis il revient au-devant de la scène pour la poignée de main que tous attendent. Parmi les leaders, devant le portrait de Kennedy, Obama et Poutine échangent une poignée de main d’une portée symbolique immense. Poignée de mains qui dit que le monde ancien n’existe plus, que les relations ne sont plus ce qu’elles étaient, qu’il appartient à ces hommes nouveaux de construire un monde différent.

C’est du moins le message que les deux leaders mettent en scène pour les caméras.

Dans sa chambre du Val-de-Grâce, Charansky regarde la télé, le son coupé. Il observe les deux leaders sur scène. Sans le son, il est encore plus flagrant que quelque chose d’anormal se passe. Le regard d’Obama sur Poutine est incrédule. On ne peut être dupe de son anxiété. Face à lui, Poutine garde les yeux rivés et maintient un sourire ambigu, qui fait froid dans le dos, et continue de secouer vigoureusement la main d’Obama.

Frank inspire profondément, mais avec un hoquet. Son rythme cardiaque s’accélère.

Au même moment, au Pentagone, les signaux d’alerte se multiplient.

Vladimir Poutine et la délégation russe ont quitté la réception. Et le départ précipité d’Obama glace l’ambiance. Sur scène, le portrait de JFK est cerné de solitude…

Dans la Situation Room de la Maison-Blanche est réuni l’état-major. Rage et stupeur.

Lorana est dépassée. Elle pense à Frank. C’est en train d’arriver. Maintenant. Mais quoi ? Mais où ? Obama écoute ses hommes lui expliquer l’impensable : la désactivation en temps réel des radars antimissile US. Ces radars programmés pour intercepter toute menace balistique visant les États-Unis. À la moindre alerte, les Patriot décollent, interceptent et détruisent les missiles ennemis. Or, en ce moment même, sans qu’ils ne puissent identifier les pirates ni l’origine du piratage, ces radars sont mis hors circuit, batterie après batterie ! Europe, Méditerranée, Moyen-Orient, partout, le fameux bouclier antimissile est transformé en passoire. Cent missiles pourraient frapper dans la minute sans être contrés.

Lorana Dean voudrait quitter la réunion, appeler Frank, mais sait que c’est impossible, qu’on ne quitte pas une réunion dans la Situation Room tant que le président n’y met pas fin. « Alors mettez-y fin, arrêtons de perdre du temps ici ! », voudrait-elle crier. Mais pour aller où, pour faire quoi ? Comment contrer ce qu’on ne connaît pas ? L’attaque, car ça y ressemble bien, est déjà lancée et ils ne savent rien à son sujet. Cette vulnérabilité. Pire, bien pire, que le 11-Septembre. Que disait Frank à propos du Réseau Saphir ?

« Le modèle déposé de tous les groupes terroristes ! Plus fort que jamais ! »

Mike se replie dans un salon de la Maison-Blanche et appelle Frank pour lui expliquer ce qui se produit. Les radars désactivés, les satellites qui ne captent plus rien, ni message ami, ni menace. Une attaque si différente de toutes leurs prévisions ! On attendait des missiles, des explosions, au lieu de quoi il n’y a que le silence d’une planète qui s’éteint dans les ténèbres électroniques.

Jamais où on le croit, songe Frank. Il dit qu’il doit sortir d’ici. Mike tente de le raisonner. Frank raccroche, ôte les fils qui le relient aux machines, ignorant qu’il détache l’appareil qui assure son rythme cardiaque. À moins qu’il sache exactement ce qu’il fait ? Des étoiles, des vers luisants, commencent à piqueter sa vision. Puis des taches d’ombre qui grignotent la réalité autour de lui. Frank est en train de « sortir d’ici », de toutes les manières possibles.

L’obscurité moite devient surpeuplée. Frank « se réveille » dans le train, dans la peau d’un jeune juif que son père pousse vers sa seule chance de liberté, à travers les cloisons de bois du wagon. Mais à peine Frank a-t-il atterri sur le bord des voies ferrées qu’il se retrouve à nouveau dans le train. Il ne l’a jamais quitté. On ne quitte pas ces trains. Son père l’exhorte, sa mère le pleure, Frank s’extirpe du wagon et se jette dans la nuit. Et encore une fois, le choc avec le talus le ramène dans le train, comme s’il s’y réveillait en sursaut, parmi les siens, serrés à en étouffer. Cette vie interminable n’était-elle qu’un cauchemar emprisonné dans une seconde ? Les sonneries du téléphone se mêlent aux bips déréglés des appareils, aux alertes du Pentagone, et à des cris qui le supplient, ici dans la chambre ! Louise ! Sa fille. Comme ce jour où elle le surprenait la tête dans un four et un nuage de gaz. Louise ! Son ange gardien. Pourquoi fallait-il qu’elle lui sauve la vie, une fois de plus ? Qu’est-ce que cela signifiait, dans ce grand ordre des choses que Frank avait traqué toute sa vie durant et auquel il désespérait d’accéder un jour ? Louise est suivie par des infirmières mais Frank ne voit que sa fille qui se jette dans ses bras et le serre fort, pendant que les infirmières reprennent le contrôle de son cœur exténué.

Impuissants au début, impuissants par la suite, l’état-major réuni à la Maison-Blanche, ainsi que toutes les agences de renseignement du Maryland, se mobilisant et s’affolant, travaillant d’arrache-pied avec tous les moyens et réseaux à leur disposition, échouent à percer l’énigme de l’extinction des satellites et des radars, à remonter, fût-ce même à se rapprocher, de la source — des responsables — de cette attaque unique en son genre. Qui ? La Russie ? Qui d’autre ? Cette poignée de main de Poutine au président Obama. Ce regard, si sûr, si froid, avant de quitter la réception avec mépris. Mais dans quel but ? Doivent-ils redouter une attaque imminente, simultanée, d’une ampleur sans précédent, sur plusieurs villes américaines et d’autres capitales de pays alliés ? Impossible. Inconcevable. Comme en 62, qui serait assez fou pour se lancer dans cette guerre-là, la guerre nucléaire dont nul ne triomphe, sinon la mort et la désolation ? Mais alors ? Comme en 62, à quel véritable dessein cette attaque sert-elle de paravent ? Toute la soirée, ces hommes et ces femmes n’ont d’autre choix que d’attendre et de s’en remettre Dieu pour que le ciel ne leur tombe pas sur la tête, jusqu’à ce que, peu à peu, tout autour de la planète, et aussi silencieusement qu’à l’extinction, les satellites ne se réactivent, que sur les sites du bouclier, à travers plusieurs pays, les radars ne se rallument ; comme par magie.

Le piratage aura duré deux heures et quinze minutes. À l’échelle d’un black-out planétaire, c’est aussi long que l’éternité. Dans la Situation Room, on pourrait entendre une mouche voler. Le staff, le président, Lorana Dean, retiennent leur souffle, comme si la terre entière retenait son souffle. « Que s’est-il passé ? », demande le président. Comme un signal, sa voix réactive son équipe. Des instructions sont transmises à la vitesse des moyens de communication modernes. Il faut comprendre ce qui s’est produit durant le black-out.

La réponse — un début de réponse — vient à eux, vient… bruyamment.

Une explosion se produit à Londres, où, au cœur même du quartier financier de la City, un van piégé vole en éclats, faisant une quinzaine de morts et de nombreux blessés. Sur toutes les chaînes anglaises, et américaines, puis françaises, les programmes télévisés sont interrompus pour céder l’écran à des bulletins d’info. Le président Obama est prévenu. La séance est levée. Mike Nicholson, estomaqué, quitte la Situation Room, Lorana Dean sur les talons. Après l’attente et l’angoisse, viennent ainsi l’angoisse et l’agitation. Viennent aussi, en rafale, incompressibles, les dépêches — et les images, répétées, de voitures piégées qui explosent, images qui se ressemblent mais ne sont jamais deux fois les mêmes.

Devant les bâtiments du gouvernement israélien à Jérusalem, l’explosion provoque d’immenses dégâts matériels, huit morts, vingt blessés graves. À Tel Aviv, dans le quartier touristique des bars et des clubs, trente visiteurs étrangers sont emmenés aux urgences ; sept d’entre eux perdent la vie avant de les atteindre.

Mike Nicholson se réfugie dans un des salons de la Maison-Blanche et appelle Frank, à Paris, pour l’informer des explosions en série qui surviennent. Dans sa chambre du Val-de-Grâce, Frank, soutenu par sa fille Louise, parle à peine avec Mike, tant il est absorbé par les images en direct que diffuse la première chaîne du pays. Alors que les deux hommes sont suspendus au silence de l’autre sur la ligne, Mike entend un bong assourdi tout près de lui, juste de l’autre côté des hautes fenêtres de la Maison-Blanche.

— Mike ? Tout va bien là-bas ? demande Frank.

— Tu as entendu aussi ?

Mike pose le combiné et s’avance vers les vitres pour découvrir une colonne de fumée s’élevant, sur Pennsylvania Avenue même, depuis les débris d’une camionnette qui vient de se disloquer juste devant les grilles de la résidence présidentielle. Dans le périmètre de l’explosion, Mike repère plusieurs corps qui se convulsent, d’autres déjà immobiles, d’autres passants qui s’enfuient, quand ils ne sont pas tout simplement hébétés et en sang. Des cris, des pleurs, des hurlements, des appels à l’aide. Combien de morts et de blessés ?

— Mike ? Mike, tu es là ? !

Tandis que Frank harcèle encore le combiné téléphonique, et que l’écran du téléviseur alterne les images et les propos décousus du speaker qui ne sait plus quelle information donner, les vitres de la chambre vibrent des effets d’une secousse pas très lointaine… Frank dépose à son tour le téléphone.

— Non ! s’écrie-t-il à Louise qui se rapproche des fenêtres.

À la télévision, le speaker, blême, n’arrive plus à articuler. Les images, de toute façon, rendent son effort inutile : plusieurs voitures déchiquetées, des pare-brise défoncés, des corps affaissés, mourants, ou déjà sans vie, derrière les volants, encombrent le rond-point Charles-de-Gaulle, dans le périmètre d’une épave noircie, foyer de l’explosion qui vient de faire trembler les vitres de l’hôpital du Val-de-Grâce, distant de deux kilomètres.

La voix de Mike s’élève du combiné. Frank reprend :

— Au rond-point Charles-de-Gaulle, à l’instant…

— Seigneur, murmure Mike.

— C’est un leurre, Mike. Il se passe autre chose…

Autre chose, Frank ? ! Ça ne suffit pas comme ça ?

— Mike ! Ressaisis-toi. Deux heures de black-out des satellites et des radars pour quelques voitures piégées ? Tu n’y crois pas…

À Washington, Mike est abasourdi, mais aussi plus lucide :

— Je dois voir le président. Sois prudent, Frank.

Il raccroche et rejoint la ruche qui entoure l’homme fort — l’homme affaibli — du Bureau Ovale, au moment où celui-ci décroche le combiné du téléphone rouge, celui qui relie, depuis 1962, la Maison-Blanche et le Kremlin.

— Je vous écoute, dit Obama.

— Écoutez, oui, dit Poutine, d’une voix qui ne tressaille pas. Car je ne pourrai faire marche arrière tant que je n’aurai pas la conviction d’avoir été entendu. Les attentats qui viennent de se produire ne sont qu’un avertissement…

Quelques morts, ou quelques dizaines, ne sont que de menus dommages, comparés aux risques qu’encoure l’Occident si les États-Unis et leurs alliés ne révisent pas leur politique au sujet de la Syrie, si Israël continue de faire pression sur l’Iran, et, enfin, surtout, si le projet de bouclier antimissiles, qui vise à cerner les territoires russes, n’est pas abandonné ou profondément révisé. — Je ne vous demande pas d’y renoncer tout de suite, d’un coup, ni publiquement. Kennedy a été humilié par mon prédécesseur. Pour l’instant, je vous épargne cette affliction. Mais je serai intraitable sur les exigences que je viens d’énumérer.

— Je ne peux pas accepter cela. Ni aucune forme de chantage !

Obama, d’ordinaire si « cool », manque de peu s’étouffer de colère.

— Je sais que vous ne pouvez pas accepter. La manière forte est la seule qui vous reste. Que vous l’adoucissiez, et vous précipiterez votre déclin. Que vous la mainteniez, et vous allez infliger une souffrance historique à votre peuple et au monde. C’est un oxymore, si je ne m’abuse. Mais, poursuit le chef de l’État russe, laissez-moi vous dire ce qui s’est passé ces deux dernières heures. (Obama, le poing serré sur le combiné, toussote, déglutit.) Ce soir, nous avons accompli deux choses, sans que vous ne puissiez l’empêcher, sans même que vous ne vous en aperceviez. D’abord, nous avons démontré que nous pouvions mettre votre bouclier hors circuit si nous le souhaitons. Je ne le souhaite pas. Je veux croire que vous le ferez vous-mêmes. Ensuite…

— Ensuite vous avez tué des citoyens innocents ! s’emporte Obama.

— Non, le corrige Poutine. Comme je l’ai dit, ces explosions ne sont que des indicateurs. Ils désignent…

Jérusalem, Londres, Paris, et jusqu’au cœur de Washington D.C., ces explosions désignent les villes placées désormais sous la menace de déflagrations nucléaires. Durant ce black-out, qui rendit inopérants tous les systèmes de surveillance, les têtes nucléaires russes ont rejoint leurs sites, autrement dit ces quatre villes.

— Et peut-être d’autres villes, encore. Vous ne le saurez jamais. Comme vous ne saurez jamais où sont logées ces têtes, ni quand elles pourraient être… mises à feu. Sachez seulement qu’elles sont là, bien présentes, et plus proches de vous que vous ne le soupçonnez

Et il ajoute :

— J’ai essayé de vous prévenir. Je ne veux pas d’une nouvelle guerre froide. J’espère vous en avoir convaincu… Mais ne pas la désirer ne signifie pas que nous n’y soyons pas préparés. L’êtes-vous, Mister President ?

1962. Berlin-Ouest. Salle de réunion du SDECE.

C’est la fin du jour, un ciel rouge entre par les fenêtres. La salle semble vide, comme à l’abandon. Au tableau sont toujours épinglées les photos, les commentaires, de la chasse aux taupes. Un morceau de jazz s’estompe à la radio pour laisser place à un commentaire :

— Les présidents Kennedy et Khrouchtchev ont annoncé ce matin, lors d’une conférence de presse conjointe, l’ouverture officielle du téléphone rouge qui reliera désormais directement la Maison-Blanche et le Kremlin, Washington et Moscou. Le président américain a particulièrement tenu à saluer le début de cette « détente » dans les relations Est-Ouest, gage de paix mondiale et de progrès…

On découvre, dans un coin sombre de la salle, Charansky et Angleton qui fument et dégustent un verre de bourbon en silence. Charansky murmure :

— Pour les siècles à venir, une base communiste à deux cents kilomètres des côtes américaines ! Je n’en reviens pas. (Il tire sur sa cigarette.) Victoire totale pour les Russes.

— Totale, dit Angleton… et c’est comme une pointe de réjouissance dans sa voix.

Les deux hommes continuent de fumer un moment.

Angleton parle ensuite, d’un ton posé, détaché :

— Les pierres précieuses et les êtres humains ont beaucoup de points communs, si l’on y songe.

Frank avale une gorgée de bourbon mais ne dit rien, intrigué par les propos de son homologue, qui poursuit :

— Les pierres précieuses, comme les êtres humains, ont de multiples facettes. Ils sont des prismes absorbants. Les pierres absorbent la lumière, et les êtres absorbent la réalité… Mais de même que la lumière diffractée par la pierre n’est plus exactement la lumière initiale, la réalité perçue par l’homme change au moment même où elle est perçue. (Angleton fait un geste vers Frank.) Les hommes comme nous doivent intégrer ce principe fondamental dans leur pratique du métier.

Puis il demande à Frank s’il sait pourquoi les pierres précieuses sont si brillantes. Frank confesse son ignorance.

— Parce qu’elles sont impures, dit Angleton. Ça brille parce que c’est impur. Tout comme l’être humain. Lorsqu’à son meilleur, l’homme est brillant, ce n’est pas parce qu’il est parfait. On ne doit pas chercher la perfection, Frank, mais comprendre la nature humaine et cultiver ce qui peut la faire briller… en harmonie avec nos impuretés. (Le ton se fait plus ferme.) Mais voir et comprendre cela exige une clairvoyance très supérieure à la moyenne. Cela exige d’ôter ses œillères. Cela exige de voir la réalité avec le plus de recul possible. Or, est-ce possible d’avoir ce recul, cette perception, si l’on est contraint par le camp, l’obédience, l’idéologie partisane ? Non. Il n’y a qu’un moyen d’atteindre cette clairvoyance. Se positionner au-dessus des groupes, des confréries, des nations, et regarder l’Histoire en face, les yeux dans les yeux.

— Qu’essayez-vous de me dire ? demande Frank.

Angleton tire sur sa cigarette puis se laisse aller dans son siège pour souffler sa fumée vers les plafonds.

— Vous le saurez un jour. Comprendre exige de la patience.

À la radio, le jazz reprend ses droits et berce le silence plus tendu des deux hommes.

Été 1963. Bretagne. Cap Fréhel.

Frank s’est retiré au Cap ; il essaie de rattraper le temps perdu avec sa famille et s’adonne à la pêche. Depuis l’automne 1962, il n’a plus aucun contact avec Angleton. Il a en outre remis sa démission à la tête du contre-espionnage. L’Élysée lui a fait comprendre qu’elle ne la lui accorderait pas. Le monde a évité le pire, mais Frank y voit planer des menaces plus grandes encore. Une à deux fois par semaine, il a pris l’habitude de se rendre au village pour y relever son courrier au bureau de poste local et prendre un pinot au troquet. Ce matin, un petit colis l’attend. Frank ne l’ouvre pas jusqu’à ce qu’il soit attablé en terrasse et sûr de ne pas être observé. Alors seulement, sous ce ciel d’un bleu profond, il ouvre le paquet, voit la boîte à bijoux à l’intérieur, et en ouvre le clapet.

Dans un écrin de velours repose une superbe pierre de saphir d’un bleu intense.

Frank reste impassible. Un bristol accompagne le colis. Dessus, en anglais, d’une belle écriture manuscrite, il est dit : The patience of stones. La patience des pierres.

Frank observe la pierre de saphir bleue. Il referme le poing dessus. Le ciel est d’un bleu profond et, devant lui, s’étale, limpide et scintillant, l’océan bleu. Le monde est bleu.

Le monde est Saphir.

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