Je le sais, Madame, qu’il est bon, mon café.
Je tiens ça de ma mère. Bien après sa retraite, elle allait encore le préparer pour la vieille madame Darsibois. Je le passe à la chaussette, comme autrefois. L’important, c’est de ne pas laisser bouillir l’eau, à peine frémir, humecter la poudre pour qu’elle gonfle, puis verser à petits coups réguliers, sans que le marc ne sèche. Ne surtout rien faire d’autre, être là tout entier, en corps, en esprit, en cœur, je dirais en âme si j’y croyais. Alors, votre café, c’est un concentré d’amour. De nos jours, les gens utilisent des machines qui font pchiiit. Ils ont besoin de ça, le pchiiit. Ou le bling-bling. Regardez-les s’agiter sur leurs GSM, partout, dans le tram, sur les trottoirs… Même aux toilettes, on entend moins péter, excusez-moi, que piip-piip, tagadam tsoin tsoin. Et plus ça clignote plus on se prend pour Superman, le moindre bidule vous a l’air d’un sapin de Noël. Faut dire que la pub en remet des tonnes, voyez-les tous à la télé, pour avaler un fromage blanc ils ont la danse de Saint-Guy. Du coup, tout le monde fait pareil, ça me rappelle l’époque où les gens sortaient d’un western avec les jambes arquées. Je vais vous dire, depuis qu’ils en farcissent les films à la RTBF, je ne la regarde plus, trop l’impression d’être pris pour un con.
Je sais, vous n’êtes pas venue m’entendre parler de café ou de pub. Vous m’avez dit qu’après avoir été si longtemps le planton de Monsieur Darsibois, je pourrais vous donner des informations précieuses pour le livre que vous écrivez. Mais tout son être était dans ce café. Trente-cinq ans, je le lui ai servi. Trois par jour, c’était sacré, un quand il arrivait à neuf heures, un à la pause de onze, un au retour du déjeuner. Toujours dans la même tasse en porcelaine terre de Sienne, tenez, la voici, je l’ai emportée quand on m’a prépensionné. Rien qu’à me voir entrer, son visage s’éclairait. La guerre pouvait éclater, les bourses dégringoler, il refermait classeurs et signataires, éteignait l’écran de son PC, coupait l’inter, décrochait ses téléphones. Je m’asseyais en face de lui et le regardais aspirer à toutes petites gorgées, en silence, les yeux clos. Il n’aurait jamais bu d’autre café que le mien. Pendant mes vacances, il prenait du thé. Si je vous disais que le jour où, enfin vous me comprenez, il a ingurgité ses maudites pilules juste avant que je le serve, puis qu’il a fait comme si de rien n’était, sa dernière volupté, un viatique pour l’au-delà…
Monsieur Darsibois, je l’ai connu tout jeune. Ma mère cuisinait chez la sienne. Enfant unique, il s’ennuyait ferme. Alors, on m’envoyait « chez Thierry du Château ». On s’amusait bien, tous les deux, c’était toujours lui le chef mais ça me paraissait naturel. Et puis, s’il avait les idées, j’étais plus débrouillard pour les réaliser. Des anecdotes ? Sa mère nous surveillait, elle montait sur la pointe des pieds pour nous tomber dessus à l’improviste. Elle devait imaginer des histoires de touche-pipi, je n’allais pas au collège comme son fils, dans sa tête l’école communale était le siège de toutes les turpitudes. À l’époque, on ne se doutait pas que c’était dans les collèges que… Bref, ça les lui cassait, il aurait voulu installer une alarme. C’est moi qui la lui ai bricolée, avec une lampe de poche, du fil, une pile et un contacteur sous le tapis de l’escalier. Nous avons pu lire tranquillement ses BD au lieu de faire nos devoirs. Au fond, j’ai continué toute ma vie, comme planton mon rôle était aussi de le mettre à l’abri des emmerdeurs, si vous me permettez.
Ah ! ses BD, c’était quelque chose ! Dès qu’une nouvelle paraissait, il la lui fallait, heureusement qu’on n’en sortait pas toutes les dix minutes comme de nos jours ! Et maniaque avec ça ! Pour en ouvrir une, je devais me laver les mains, et pas question de la prendre sur les genoux, il fallait la poser sur la table. À mon avis, c’est de là que vient sa passion de collectionneur.
Moi qui n’en possédais pas une seule, « au Château » je m’en fourrais jusque-là. Je me souviens des aventures de Richard Cœur de Lion. Elles nous passionnaient tant que Thierry avait demandé pour son anniversaire une forteresse en carton-pâte, immense, avec une armée de chevaliers, ou plutôt deux armées, la noire et la blanche. Nous connaissions tous les termes, donjon, pont-levis, remparts, douves, mâchicoulis, destrier, armure, gonfalon, écu, heaume, fléau et masse d’armes. Il prenait les noirs, me laissait les blancs, et c’était toujours lui le félon qui attaquait, moi le suzerain trahi qui se défendait. En vain bien entendu, il capturait mon seigneur et l’emmenait captif, comme si le mal assiégeait le bien et finissait toujours par l’emporter. Figurez-vous que je n’y avais jamais pensé avant qu’il ne… Depuis lors, ça me galope dans le crâne.
Dans tout ce luxe où vivait Thierry, je n’ai jamais été jaloux que de cette forteresse. Mes parents n’avaient pas les moyens de m’offrir ça, mais j’ai tellement tanné grand-père qu’il m’en a construit une en bois. Moins grandiose, mais d’une solidité à toute épreuve, on pouvait grimper dessus, d’ailleurs mon fils en a hérité, puis aujourd’hui mes petits-enfants. Des chevaliers coûtaient bien trop cher, on m’a repeint de vieux cow-boys en plâtre et je me suis inventé des Fort Alamo, encore une BD, mais là tout seul, c’était toujours moi qui allais « au Château », lui ne venait jamais à la maison. Puis saint Nicolas m’a offert une poignée de Sioux en plomb, dont un fier sachem sur un mustang pie, avec une superbe couronne de plumes. Pourtant, je lui préférais un Indien à une plume, torse nu, stature de colosse, muscles saillants, tomahawk brandi. Une autre BD montrait les guerriers tournant en rond autour d’une caravane et le sachem dirigeant la manœuvre, à l’écart sur une butte. Je le trouvais lâche, il ne s’exposait pas, et stupide puisque ses hommes se faisaient abattre comme ces canards qui défilent aux tirs pipes des kermesses. Mon Indien à une plume, je l’envoyais comme une furie à l’assaut du fort pour scalper les cow-boys en plâtre. Ma revanche sur le seigneur des chevaliers noirs !
J’avais parlé à Thierry de mes Sioux. Il a voulu les voir. Un jeudi après-midi, je les ai donc pris « au Château ». C’était stupide, à côté de ses chevaliers, même l’Indien à une plume semblait piteux. Par chance, il faisait beau, nous sommes sortis dans le parc, où sa mère lui défendait de prendre ses jouets d’intérieur. Comme aucun interdit n’y frappait les miens, ils ont recouvré leur prestige. Mais à l’heure de m’en aller, plus de sachem. Nous avons battu les taillis et les massifs. Peine perdue, ni ce jour-là ni jamais nous ne l’avons retrouvé. Ma mère en a été plus affectée que moi, elle avait dû courir bien des magasins pour me dénicher ce bonheur à un prix abordable.
Ce n’est pas le genre d’anecdote que vous cherchez ? Pourtant !… Ah, vous aimeriez savoir si Monsieur Darsibois me parlait de sa collection. Une seule fois en trente-cinq ans, figurez-vous ! Quelques mois avant qu’il ne… À la station de métro, j’avais entendu chanter une rengaine de mon enfance, Rossignol, rossignol de mes amours… Une voix éraillée, pas très juste mais le type y allait à tue-tête et tout le monde se marrait. Je parle de type, en fait on avait beau se tordre le cou dans tous les sens, pas l’ombre d’un chanteur. Ça venait du tunnel. Un gars qui travaille sur la ligne et se donne du cœur à l’ouvrage, me suis-je dit. Ça devenait quand même agaçant, il aurait pu changer de disque ! La rame est arrivée, je n’y ai plus pensé. Le lendemain, rebelote. Et tous les jours suivants, Rossignol, rossignol de mes amours… Je devenais dingue, et les autres avec moi. C’est alors que j’ai vu l’affiche, une exposition dans le métro, question d’initier le bon peuple à l’art contemporain, pour laquelle Monsieur Darsibois avait prêté des pièces de sa collection. Celle de ma station avait un titre de deux lignes auquel je n’ai rien compris, sauf que c’était ce Rossignol qui me pompait depuis des semaines, et qu’on allait en prendre pour trois mois. Je ne supportais plus de l’entendre, ça me foutait les nerfs en boule. Quitte à rater un train, à rentrer chez moi une demi-heure plus tard, j’ai préféré marcher jusqu’à la station suivante. Là, c’était une sculpture en polyester, qui ressemblait à une grosse merde de chien. Laide, même très laide, mais je pouvais regarder ailleurs, tandis que me boucher les oreilles…
C’est moi qui en ai parlé. J’ai attendu qu’il ait fini son café, tout de même je ne suis pas homme à transgresser le sacré. Puis, au lieu de remporter la tasse, je suis resté assis devant lui jusqu’à ce qu’il me demande s’il y avait un problème. Et là, j’ai lâché la bonde. Était-ce normal qu’une prétendue œuvre d’art me chasse du métro ? Normal de gaspiller du fric pour ça, au lieu de baisser le prix des transports en commun ? Dans le temps, quand on accrochait un nouveau tableau dans une église, les gens ne fuyaient pas, au contraire, ils venaient en masse l’admirer.
Il s’est lancé dans une explication que j’ai vraiment essayé de comprendre. Les artistes dont je parlais exprimaient leur temps, avec sa foi et sa ferveur naïves. Plus tard, ils avaient exprimé l’homme au centre du monde, la croyance en un progrès continu. De même, ces œuvres du métro expriment notre temps. Nous vivions éclatés, soumis à mille sollicitations, coupés de nos racines. Nous disposions de moyens technologiques d’une puissance terrifiante, et qui évoluaient sans cesse, mais nous nous essoufflions à inventer des valeurs aussitôt bonnes pour la ferraille. L’art se devait d’exprimer cet éclatement, cette fuite en avant, ce vide des valeurs. L’authentique maçon italien enregistré sur un échafaudage nous montrait le surgissement d’un art à l’état brut, nous incitait à découvrir l’art qui se cache dans le moindre geste de la vie quotidienne. Même l’irritation que je ressentais faisait partie du jeu, parce qu’elle m’ouvrait au raisonnement critique. Il m’a rappelé Tintin au pays des Soviets, une de ses BD favorites, qui me laissait plutôt froid. Le décor d’une usine derrière lequel des ouvriers tapaient sur des tôles y masquait l’absence d’une production industrielle. Notre société globalisante avait repris le truc, mais ce qu’elle dissimulait derrière sa façade technologique, c’était l’absence d’âme. Et les artistes, comme au pays des Soviets, jouaient leur rôle dans ce camouflage. Ce qu’on leur demandait, c’était de ravaler la façade, comme une femme vieillissante fait appel à un artiste de l’esthétique ou du bistouri pour cacher ses rides, ce qui ne l’empêche pas de faire chaque jour un pas vers la tombe.
Pour la première fois depuis qu’on m’avait envoyé jouer avec « Thierry du Château », j’ai vu rouge, et ce n’étaient pas les Soviets. Je ne reconnaissais à aucun artiste, aucun philosophe, sponsorisé par aucun directeur de consortium bancaire, le droit de me chasser du métro. Si, en plus des sons, l’art contemporain avait intégré les odeurs, jusqu’où m’aurait fait fuir l’étron de la station suivante ? Serais-je jamais rentré chez moi ? Si n’importe quel geste renfermait une œuvre d’art, pourquoi, en mon absence, buvait-il du thé, sinon parce que je mettais de l’art dans mon café, quand d’autres se contentaient de faire pchiiit ? Si le maçon italien avait été Pavarotti, je ne me serais pas enfui. Peut-être que les artistes d’autrefois peignaient un décor pour camoufler l’horreur de leur époque, mais au moins ce décor était beau. Celui qu’on nous imposait avec ce maçon italien et l’étron en plastique était du même tonneau que les hystériques des pubs et les bidules clignotants, bling-bling, piip-piip et tagadam tsoin tsoin. La seule chose qui comptait, c’était d’avoir son nom dans le gotha et le fric qui s’ensuivait, quitte à chasser les honnêtes gens du métro.
Je l’ai senti ébranlé. Je ne l’avais jamais contredit jusqu’alors, mais il savait qu’à l’intérieur j’étais resté un Indien à une plume, qui ne se plie pas aux lubies du sachem. Il ne m’avait d’ailleurs jamais donné d’ordre, au fond nous avions continué à jouer au bureau comme enfants dans sa chambre. Mais ce jour-là, s’est fissurée la complicité de toute une existence. Il me lançait des regards perplexes, voire malheureux, n’avait plus le même air épanoui en dégustant son café. Une fois même, il a négligé de couper son téléphone et a répondu en le laissant refroidir. Il est vrai que c’était la crise, les cours plongeaient, ses filiales s’effondraient comme des châteaux de cartes. On prétend qu’il s’est suicidé pour ne pas affronter les actionnaires, sachant qu’on allait l’évincer de la présidence du conseil d’administration. Et sans doute est-ce vrai. Mais je ne peux pas m’ôter de la tête que notre conversation y était pour quelque chose, il avait voulu être un mécène contemporain, il se découvrait commanditaire de décors pour masquer le vide.
Vous hochez la tête. Ce n’est pas ce que vous espériez entendre, vous avez l’impression d’avoir perdu votre temps. Si, si, on ne me la fait pas, à force d’introduire les gens, de les faire lanterner, de les éconduire, j’ai appris à lire dans leurs yeux et dans leur attitude, ils ne peuvent pas me cacher ce qu’ils ont dans la tête, c’est mon art à moi, comme le café. Mais je vais vous offrir un cadeau. Le lendemain du suicide de Monsieur Darsibois, le facteur m’a remis une enveloppe. Devinez ce qu’elle contenait… Mon sachem ! Aucun mot ne l’accompagnait, mais j’ai compris que, ce jeudi-là, il l’avait caché, lui qui possédait tout, qui aurait pu demander une tribu entière de Sioux à autant de plumes qu’il aurait voulu. Et qu’il l’avait conservé toute sa vie jusqu’à ce qu’il y mette fin, au même titre que ces œuvres d’art qu’il a collectionnées. Je me suis dit qu’en le volant, il avait dû comprendre que, seul dans son « Château », plus tard dans son bureau de président du conseil d’administration, il était ce sachem manipulant ses guerriers à l’écart sur une butte, quand moi, l’Indien à une plume qui me ruais à l’assaut du fort pour scalper les cow-boys, le futur planton qui lui servirait un nectar de café, lui tiendrait les indésirables à l’écart, j’étais dans l’essence de la vie.
Ce que j’ai fait du sachem ? Au retour de l’incinération, j’ai failli le brûler, qu’il accompagne dans l’au-delà « Thierry du Château ». Mais mon petit-fils était à la maison, dès qu’il l’a vu il l’a voulu. C’est devenu son jouet préféré. Mon Indien à une plume, lui, est depuis belle lurette mort et enterré. Nos effigies de plomb, à Thierry et à moi, auront connu un sort inverse du nôtre.
Si je comprends bien, ce livre, vous l’écrivez parce que Monsieur Darsibois a légué sa collection à l’État, en même temps que le « Château » pour les exposer. Mais est-ce parce que, sincèrement, du fond de l’esprit, du cœur, de l’âme si j’y croyais, vous vous intéressez à cet homme, ou parce que vous tenez là une opportunité de vendre du papier en vous faisant connaître ? Dans le premier cas, vous êtes un des grands peintres des églises d’autrefois. Dans l’autre, le maçon italien qui se prend pour Pavarotti.
Et je suis pessimiste, hélas ! Pourquoi ? Parce qu’après avoir, par politesse, loué mon café, vous n’y avez plus touché pour tripoter cet enregistreur qui fait bling-bling, piip-piip et tagadam tsoin tsoin, alors qu’il vous aurait suffi de bien m’écouter. Maintenant que vous l’avez laissé refroidir, que voulez-vous comprendre à Thierry Darsibois ?