Parce que che-le-veux bien… (a tribute to Ilon Specht)

François de Callataÿ,

Ilon Specht a aujourd’hui soixante ans et vit à Ojai, une bourgade au nord de Los Angeles, toute proche de Santa Barbara, qui passe pour un paradis sur Terre depuis que Frank Capra y tourna Lost Horizon en 1937, et où elle tient Hacienda Antiques, une boutique qui fait dans le vintage colonial espagnol et pour laquelle elle a inventé un joli slogan : « Just listen to how quiet it is ». D’elle, pas une photo sur le net qui nous fasse connaître ses traits. Un choix, sans doute, dans cette Californie des harders et de JCVD.

À la vérité, ce n’est pas le seul slogan dont elle puisse se prévaloir. Elle se souvient — se souvient même très bien — en avoir mis au point un autre il y a très longtemps, il y a trente-sept ans, alors qu’elle n’en avait que vingt-trois. Elle l’a mis au point toute seule, à New York en 1973, et il a depuis fait le tour du monde. Que dis-je : il a dominé le monde comme aucun autre. Il est dans toutes les têtes, décliné dans toutes les langues. Il est une philosophie en soi, un phénomène de société, une gangrène sociale. Devant lui, les autres s’effacent : « Panem et circenses ! », « Aimez-vous les uns les autres ! », « La liberté ou la mort ! » (Elefteria i thanatos, en grec moderne), « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », « Jouissez sans contrainte ! », tous ont soulevé des masses, fussent-elles des minorités agissantes ; chacun pensait le groupe qu’il plaçait au-dessus de l’individu. Invece no ! Avec son « Parce que je le vaux bien ! » (Because I am worth it), Ilon Specht a placé le moi avant les autres (presque une génération en réalité…) en hissant un drapeau qui n’a plus cessé de monter depuis. Qui de slogan d’un produit est devenu, en 1997, celui d’une marque ; qui de celui d’une marque est devenu celui d’une génération. La revendication d’un droit.

C’est d’ailleurs bien comme cela que les choses se sont passées. Flashback. New York, 1973. L’agence McCann-Erickson a été chargée par le groupe L’Oréal de concevoir une campagne qui permette de détrôner le leader des teintures pour cheveux sur le marché américain, Clairol Hair Color, et son produit phare Nice’n Easy. Pour ce faire, McCann-Erickson a sorti l’artillerie lourde : une campagne comparative destructrice prouvant que, oui, le produit L’Oréal est un peu plus cher, mais que, oui surtout, il est nettement meilleur. Mais voilà qu’à quatre semaines du lancement, tout s’effondre : les essais n’ont pas été réalisés aux États-Unis comme le veut la loi. L’heure est à la catastrophe. On se réunit d’urgence. Il y a là des messieurs et une jeune rédactrice. Les messieurs verraient bien un spot avec une beautiful girl, assise à une fenêtre et du vent soufflant dans les rideaux. Elle ne dit rien. Elle est là pour plaire aux hommes, unique objet de sa teinture. Ilon Specht sent la colère l’envahir. Une gender-anger de tous les diables. Comme elle l’a elle-même relaté : « I just thought : Fuck you ! » Alors, elle s’est assise et a rédigé un petit texte en cinq minutes : « J’utilise la plus chère teinture au monde. De préférence, par L’Oréal. Ce n’est pas que je tienne à mon argent. C’est que je tiens à mes cheveux. Ce n’est pas seulement la couleur. Je veux une couleur magnifique. Ce qui m’importe le plus, c’est la manière dont mes cheveux se sentent. Souples et soyeux mais avec du corps. C’est bon autour de ma nuque. En fait, je m’en fiche de dépenser plus pour L’Oréal. Parce que je le vaux bien ». Bingo, l’idée est acceptée par le creative team. Les mâles présents n’ont rien vu venir ; ils se focalisent sur le début et sur la différence de qualité qui vaut bien la différence de prix. Rien vu, pas anticipé. Pas compris que la révolution venait de se produire sous leurs yeux : l’image de la femme objet, muette, uniquement attachée à séduire l’homme — stéréotype de garçons-vachers — venait de connaître sa première grande brisure publicitaire. Non seulement, la femme parle, mais elle décide. C’est elle qui paie et pas pour plaire à son mec.

Le succès est planétaire, qui rime en 2000 avec Claudia Schiffer. Les blondes débarquent massivement. Les chiffres s’envolent. « Parce que je le vaux bien ! » est un veau d’or. Et les chevelures n’échappent pas aux lois générales du marché : tout ce qui est rare est convoité, à commencer par les blondes et les rousses naturelles dont, contrairement à une rumeur complaisamment reprise par les médias en son temps (et que le net, bien sûr, n’en finit plus de colporter), il ne faut pas craindre l’extinction (les rousses sont « récessives », ce qui leur assure la victoire finale, si j’ai bien compris).

La ritournelle se décline dans toutes les langues, avec les surprises d’usage : les Québécoises disent : « Parce que je le mérite », les Espagnoles : « Porque yo lo valgo », mais les Mexicaines : « Porque usted lo merece » et les Colombiennes « Porque tu Lo vales ». Quant aux Hongroises — qui ont décidément du mérite à être finno-ougriennes — elles proclament assez crûment : « Mert megérdemlem ».

Alors, en l’honneur d’Ilon Specht, que je soupçonne d’être une Ilona hongroise, qui savait donc dès le départ le tour pendable qu’elle infligerait à ses petites sœurs du Danube, me prend l’envie d’improviser un intermède ma non troppo, une ode décousue aux cheveux que j’intitulerais en lacanien dévoyé : « Parce que che-le-veux bien ». Lançons l’attelage, façon Norge à la plume et Jeanne Moreau montant à cru (ô oui !) pour l’aiguillonner de sa voix rauque :

Cheveux, lavés, je veux la vie,

Sabots, baignoires, douches à la myrtille,

Je veux des boucles qui rayonnent,

Des mèches, des tifs de lionnes.

… Pardon Ilon ! Écourtons. Changeons de monture. Rideau. Tentures. Mon alpage, c’est les chiffres. Didactique, tique, tique. En voiture, Célestin !

Nous sommes environ sept milliards d’individus, chacun pourvu en moyenne de 120 000 cheveux. Le produit de l’un par l’autre est forcément galactique, puisque l’on parle ici de 84 000 milliards de cheveux. Or tous ceux-ci poussent à la vitesse d’un centimètre environ par mois. On pressent le résultat. Vrai : le cheveu planétaire file à une allure vertigineuse : c. 324 km/seconde (hou, mille fois moins vite que la lumière !), 20 000 km/minute (tout de même, la moitié de la circonférence de la Terre), 1,2 million de km/heure (l’aller-retour Terre-Lune plus encore l’aller), 840 millions de km/mois et 10 milliards par an (au-delà du système solaire). Les résultats de la catégorie individuelle sont plus modestes : au soir d’une vie de 80 ans, votre grand cheveu à vous aura parcouru 1 200 km, soit Bruxelles-Côte d’Azur par la route, à la vitesse somme toute appréciable de 1,7 m à l’heure.

Rapide à la pousse, le cheveu ne croît pas infiniment. Et là, ce sont les hommes qui battent les femmes. Diane Witt, une Américaine de Worchester, a longtemps été homologuée comme détentrice du record de la plus longue chevelure féminine (3,86 m — il faut la voir se pencher du balcon de l’hôtel) ; elle est aujourd’hui dépassée par la Chinoise Xie Qiuping avec 5,63 m. Côté masculin, c’est un Vietnamien qui vient en tête, Tran Van Hay qui avec 6,3 m de chevelure devance à présent le Thaïlandais Hu Saelaio, dont les 70 ans de pousse sans entrave avaient permis à ses cheveux d’atteindre les 5,15 m de long.

La longueur est une chose ; la place en est une autre. Les cheveux sont fins et on estime généralement le scalp chevelu de l’individu bêta à 500 cm2 (soit 20 sur 25 cm). Alors, bien sûr, multiplié par sept milliards, cela fait beaucoup de centimètres carrés (3 500 milliards pour être exact) mais l’on se rappellera opportunément qu’il y a dix milliards de centimètres carrés par kilomètre carré et que, dès lors, la grande chevelure mondiale de tous les cuirs chevelus scalpés et disposés sans interstices les uns contre les autres doit tenir sur une surface de 350 km2, ce qui est inférieur au territoire de la Principauté d’Andorre et deux fois plus grand que celui de Washington DC.

Enfin, le cheveu, très résistant et élastique, peut supporter jusqu’à
100 grammes de traction (les chiffres divergent à vrai dire). Il découle de là que, au tarif indiqué de 120 000 spécimens par individu, une chevelure pourrait théoriquement supporter près de 12 tonnes, soit une grappe humaine de
120 gaillards overfed ainsi suspendue. Comme on sait, le cuir chevelu n’atteint pas ces performances et trois quintaux de poids attachés à une chevelure suffisent en général à le décoller.

Back to L’Oréal. Avec un peu de recul, celui de la crise globale et des catastrophes naturelles qui pointent un doigt vengeur vers toutes les spéculations à court terme, le slogan pur platine d’Ilon Specht exprime la quintessence d’une époque, celle des quinze dernières années, celle du triomphe de la cupidité individuelle, de l’actionnaire sur les travailleurs, de l’individu sur le groupe. La dictature de l’idéologie des bien nommés « neocons » ayant sanctifié — souvent pour mieux le trahir — leur père nourricier, Milton Friedman. Moins d’État, plus de fric. Moins de règle, plus de jungle. Un seul étalon de la réussite : l’argent. Une seule réaction face à celui-ci : l’étaler, à la protestante (enfin : une variante de), parce que Dieu me regarde et qu’il est fier de moi. Et donc aussi très souvent : l’effondrement du respect de l’autre qui commence par la curiosité, bref l’arrogance d’une bêtise qui s’affiche.

« Parce que je le vaux bien » réussit le tour de force de flatter le narcissisme, le moi des profondeurs, surtout si ce moi n’en mène pas large au quotidien, dans le même temps qu’il implique une évaluation comparative qui évite de se situer trop précisément. Piège irrésistible pour toutes les Cendrillon de banlieue. Claudia, Andy, Laetitia, Charlize et les autres sont là pour assurer le coup. Ce n’est pas le quart d’heure de gloire dont Andy Warhol prédisait en 1968 que chacun y aurait droit dans le futur ; c’est encore beaucoup mieux : le petit morceau de princessitude au quotidien. Consommation immédiate. Le Prince charmant, on s’en tape. Peut attendre. Les factures aussi d’ailleurs. I am the one.

Les temps changent. Aux États-Unis, on est passé du « Because I am worth it » au « Because you’re worth it » et, tout récemment, fin 2009, à un édulcoré : « Because we’re worth it », sur les recommandations du docteur Maxim Titorenko, expert russe en psychologie du consommateur, pour — je cite — « créer une plus forte adhésion des consommateurs à la philosophie et au style de vie L’Oréal ». Trop tard, cher Docteur Titorenko ! Voilà longtemps que le slogan s’est développé bien au-delà de la marque et qu’il court dans les cours de récré, comme il avait auparavant déjà échappé à Ilon Specht et à sa gender-anger.

Toutes les époques se sont vues comme fast and furious. Toutefois, chacun sent que les temps changent. Les banquiers font toujours leurs affaires mais sont condamnés, les pauvres, à en jouir dans leur coin. Un sursaut de solidarité collective est probable, et même certain entre États. La décennie s’annonce passionnante (avec notamment la sortie programmée du film Parce que je le vaux bien, relatant la vie de Liliane B.). On ne voit pas que le Grand Soir triomphe mais peut-être bien une aube nouvelle : « Just listen to how quiet it is. »

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