Le silence des miroirs

Jean-Pierre Orban,

À Benoît Verhaegen, cette fiction

Ils s’étaient donné rendez-vous « À la Mort Subite ».

Au téléphone, Pierre-Paolo avait dit :

— Vous savez, Bertrand, d’où ce café tient son nom ? J’ai longtemps cru qu’il y avait jadis une entreprise de pompes funèbres voisine. Mais ce n’est pas ça : la mort subite êtait, est peut-être toujours, une technique pour accélérer les parties de cartes. Les clients devaient y recourir avant de retourner précipitamment au boulot à midi ou le soir chez eux…

— Ça tombe bien, avait répondu Bertrand, nous n’aurons pas beaucoup de temps, nous non plus…

Bertrand avait été invité à intervenir à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer sur les atrocités dans le nord-est du Congo. Des femmes avaient été violées en public, des hommes avaient été forcés de pratiquer l’inceste sur leur mère ou leurs filles, des actes de cannibalisme avaient été recensés. Atrocités en Ituri, tentative d’explication. Au téléphone, quand Bertrand lui avait fait part du titre de sa communication, Pierre-Paolo avait pensé : Tentative d’expiation…

 

La brasserie ne se trouvait pas à proximité de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, mais Pierre-Paolo déposerait Bertrand en voiture après leur rendez-vous. Bertrand, qui habitait en dehors de Bruxelles, descendrait à la gare centrale. Il lui serait facile ensuite de gagner les galeries Saint-Hubert et de suivre la galerie de la Reine, la galerie du Roi…

Entre eux, flottait comme un nuage qu’on aurait appelé histoire. Ou histoire de Belgique. Un nuage parfois chargé d’électricité.

Un jour, Bertrand avait lancé à Pierre-Paolo :

— N’oublie pas que tu restes, que tu le veuilles ou non, belge.

Cela sonnait comme une condamnation. Pierre-Paolo avait réagi :

— Si je t’oublie… que ma main droite tombe, que ma langue s’attache à mon palais… Il me restera, si Dieu m’aide car je suis droitier, la main gauche pour écrire… N’oubliez pas que je ne suis qu’à moitié belge.

— Métis ? avait souri Bertrand, spécialiste de l’Afrique.

— En quelque sorte. Demi-gueule noire par ma mère.

— Ton grand-père.

Ils connaissaient bien leurs parcours réciproques. Ceux-ci étaient, à bien des égards, opposés. Bertrand descendait d’une vieille famille catholique belge. Le père, belge, de Pierre-Paolo avait fui au bout du monde. S’était désintégré, commentait le fils, en une allusion à la Belgique, à la représentation qu’il s’en faisait ou qu’il espérait. Il lui était resté cette mère italienne et ce grand-père mineur immigré qui était devenu comme une balise, un point d’origine ou encore une icône.

 

Bertrand était apparu dans le sas d’entrée. Pierre-Paolo avait distingué aussitôt la silhouette de celui qu’il surnommait le cyclope. Un géant dont, lui-même borgne, il aurait été le deuxième œil. Et qui promenait maintenant son regard distrait à travers la salle tapissée de miroirs.

Dans l’un d’eux, il avait aperçu Pierre-Paolo. Il s’était dirigé vers la table où il était assis et avait déposé le texte de son exposé.

— Tiens…

 

Mais Pierre-Paolo avait à peine ouvert la chemise où était inscrit le titre et lu les premières lignes du texte : Comment interpréter des actes qui semblent s’inscrire hors des limites de l’humain et défier notre raison ? Suivait un catalogue d’exactions et de lieux. Irumu : dépeçage de cadavres… Mambasa : chasse aux pygmées… Djugu : crucifixion suivie d’anthropophagie… Bunia : fosses communes…

Est-ce le télescopage de l’actualité, l’analogie des faits dans leur niveau d’horreur ? La conversation avait glissé sur Marc Dutroux dont le procès approchait.

Pierre-Paolo avait dit :

— Je ne parviens pas à me défaire de l’image de mon grand-père perdu au fond de cette terre que des pelleteuses ont remuée comme un vaste merdier pour retrouver les victimes de cette ordure de Dutroux. Vous savez, Bertrand, cette terre, mon grand-père l’a travaillée toute sa vie à quelques kilomètres des caves où étaient cachées Julie et Mélissa… Combien ? Vingt, trente, quarante kilomètres, peu importe ! Ce qui compte, c’est que cette terre, il l’a creusée de ses mains, les poumons encombrés de ses particules en suspension. Que je l’ai vu agoniser, étouffé par cette poussière des années après qu’il fut sorti de la mine, qu’il la transportait en lui, comme une terre de mort, une terre qui l’ensevelissait lentement du dedans avant qu’on l’y enterre à jamais… Et aujourd’hui, Bertrand, aujourd’hui, je le vois redescendre, mon grand-père, je le vois redescendre au fond, lumière au front, explorer ses galeries et découvrir les jeunes filles au détour de l’une d’elles…

Bertrand avait pris l’habitude des éclats de Pierre-Paolo, de ses accès – excès, aurait-il pu dire – de révolte. Il les écoutait patiemment, les encourageait parfois. Il lui arrivait même de les mener à leur terme.

— … trouvant en elles son salut ? Sa délivrance ? Ou veux-tu dire : sa vengeance ?

— Dutroux en ange exterminateur venu venger toutes les victimes de la Belgique, de l’exploitation capitaliste détournée au seul profit de cette petite nation ? On est loin du complot des ballets roses, de la bourgeoisie encanaillée ! Dutroux en saint Michel, envoyé par je ne sais quel dieu réparateur pour porter le glaive dans la pourriture. Dutroux s’offrant lui-même à l’opprobre, bourreau exemplaire, monstre au sens premier du terme pour mieux faire gicler le pus et faire rejaillir, aux yeux du monde, sa propre honte sur notre pays ! Mais que fais-tu, Pierre-Paolo, des enfants ? D’An, Eefje, Julie… Des vierges immolées par le peuple-victime lui-même pour sauver son honneur ? Et que fais-tu de Mélissa Russo dont le père, que je sache, est issu, comme ton grand-père, de l’immigration italienne ?

— Je ne sais pas… Je cherche, comme vous…

— … En allant trop loin, peut-être. En dérivant vers des lieux où plus personne ne peut te suivre. Et en risquant de t’y retrouver tout seul, Pierre-Paolo.

— N’est-on pas toujours seul quand on cherche ? N’êtes-vous pas seul, Bertrand ? Seul quand vous vous aventurez dans ces contrées où se commettent les crimes les plus horribles…

Il désigna le dossier devant lui : … des actes qui s’inscrivent au-delà de l’humain…

— Seul non pas à chercher, mais seul face à l’indicible, dans cette confrontation avec l’improbable ou ce qu’on croyait tel, quand manque la parole et que personne autour de vous ne semble capable de vous la donner, cette parole. Parce que personne ne l’a…

— Alors, il ne reste plus qu’à inventer, c’est ça ? Il ne reste plus, dis-moi, que le recours à la fiction ?

 

Bertrand Hemelrijk et Pierre-Paolo Basso s’étaient connus longtemps auparavant à l’université, dans cette ville du Brabant wallon qui évoquait, disait Basso, un navire resté accroché à la pointe d’un écueil après que la mer se soit retirée. Bertrand y était professeur d’histoire. Après ses études dans la même faculté, Pierre-Paolo y était resté, comme par paresse, pour prolonger les années d’insouciance qu’il y avait connues. Il était entré dans le cadre académique. La carrière. À ciel ouvert, précisait-il, en songeant à Augusto, César des mines comme il l’appelait, arrivé en train pour gagner non pas la guerre des Gaules mais la bataille du charbon.

La carrière et la mine : deux travaux opposés. D’autant qu’Augusto, à l’inverse de l’empereur romain, était analphabète. Illettré : le mot était plus fort. Or, dans cette ville universitaire neuve, sans racines, dont l’histoire s’écrivait à mesure qu’on la bâtissait, tout n’était

question que de mots et de lettres. Tous ceux qui y vivaient étaient liés aux mots. Jouaient avec eux. Des saltimbanques. Saltimbanchi. Saltimbocca. « Saute-en-banc ». « Saute-en-bouche ». Quand il avait pris conscience de cela, Pierre-Paolo avait quitté la ville et la vie universitaire.

Il avait coutume de dire qu’il s’était installé à son propre compte. Chercheur hors les murs. Ou privé, comme un flic qui lâche la police ou en est viré. Il s’était mis à effectuer des enquêtes pour la presse. À explorer les back streets, les ruelles de l’Histoire. Plus elles étaient mal famées, plus il s’y engouffrait. Goulûment. C’était sa descente aux enfers. Sa manière de racheter la vie d’Augusto.

Mais cela n’avait pas suffi. Il lui avait fallu opérer une transgression supplémentaire, aller vers plus de marginalité encore, davantage vers l’obscur et l’officieux : il avait abandonné l’histoire, ses règles et ses méthodes, et le journalisme qui en tenait lieu sur le plan quotidien. Il avait adopté la fiction. Pour naviguer dans le brouillard, suivre ce que Conrad disait de l’écriture romanesque : On rame, on rame et on ne sait pas ce qu’on trouvera au bout. Ou Mertens : On écrit des livres pour dire ce que l’on pense. On écrit des histoires pour découvrir ce qu’on ne savait pas encore que l’on pensait. Naviguer en aveugle. Comme son grand-père au fond de la mine.

C’est à ce moment-là qu’il avait échangé le nom de son père pour celui de son grand-père.

 

— Je me suis à nouveau emporté, Bertrand. Me pardonnerez-vous cette fois encore ?

— Cette fois et sans doute la prochaine.

— Il y aura bien une dernière.

— Oui, alors nous partirons chacun de notre côté. Like lonesome cowboys. T’ai-je dit que Rantanplan a attrapé pour la première fois une perdrix la semaine dernière ?

Rantanplan était un des chiens que Bertrand entretenait dans la maison de campagne où il s’était retiré.

— Il faut que je lise votre texte maintenant. Je suis désolé, je vous ai fait perdre du temps. À quelle heure devez-vous intervenir ?

 

Pierre-Paolo avait attendu des années avant de retourner dans la ville universitaire. Un jour, il avait fini par répondre à une des invitations que d’anciens collègues continuaient à lui envoyer. De moins en moins fréquemment. Il y aurait, là aussi, une dernière. Chaque fois, il se demandait laquelle ce serait. Puis était arrivée l’annonce d’un colloque sur l’immigration italienne en Belgique. Il s’était dit : peut-être est-ce celle-ci la dernière ? Peut-être y a-t-il là un signe ? Une ultime chance.

Il avait assisté aux exposés en silence, debout dans un coin d’une salle au-dessus d’une galerie d’exposition permanente, à laquelle on avait donné le nom de Musée comme pour conférer un poids historique à cette ville qui n’avait pas de passé. Pour Pierre-Paolo, ce fut le début de sa remontée des enfers. Une remontée à mi-chemin : il ne voulait pas aller trop haut.

À la sortie du colloque, comme pour humer d’anciens parfums, il s’était promené dans les couloirs, avait traversé quelques cours, poussé quelques portes, y compris de salles où il lui était arrivé de diriger des séminaires. Dans l’une d’elles se tenait un homme, assis au pupitre devant le grand tableau noir, penché sur ses papiers, tellement absorbé qu’il ne semblait pas s’être rendu compte que l’espace s’était vidé, que les étudiants étaient partis et qu’il était seul.

Pierre-Paolo se surprit alors à se diriger vers ce personnage à l’allure égarée dans lequel il reconnut sans hésiter son ancien professeur. Bertrand, aussi, retrouva immédiatement le nom de son ancien élève et se leva en lui tendant la main. Dans cet auditoire déserté, ils parlèrent jusqu’à la tombée de la nuit et même au-delà. Quand ils voulurent quitter le bâtiment, la porte du rez-de-chaussée avait été fermée à clé et ils durent appeler le service de gardiennage pour qu’on vienne la leur ouvrir.

Depuis ce jour, une étrange relation s’était nouée entre eux. Faite de complicité mais surtout de complémentarité. Comme deux contraires s’attirent. Ou deux manques se comblent. À un moment où sa foi en la fiction ne risquait plus d’être ébranlée, Pierre-Paolo retrouvait en Bertrand le plaisir oublié de la rationalité scientifique, le jeu des règles académiques qui lui avait paru jadis si formelles, si cousues de fil blanc. Quant au professeur en fin de carrière, il découvrait avec Pierre-Paolo des voies inédites où il pouvait s’aventurer sans risquer de se perdre et espérait de nouvelles réponses à des questions qu’il s’était toujours posées.

 

— À quinze heures, avait dit Bertrand en se levant pour aller aux toilettes de « La Mort Subite ». Lis. Tu as le temps…

 

C’est Bertrand qui avait commencé par passer ses textes à son ancien élève. Pour qu’il les lui relise, les commente, et même qu’il y apporte les modifications qu’il jugeait nécessaires. Pierre-Paolo avait suivi avec ses fictions.

Chacun avait fini par connaître l’univers de l’autre aussi bien que lui : Bertrand la face cachée de la Belgique, Pierre-Paolo l’histoire du Congo pendant la colonisation et ses soubresauts après l’indépendance.

Et ils s’étaient alors rendu compte que s’ils s’échangeaient ainsi leurs univers, en apparence si différents, c’est qu’ils avaient un point commun, un axe central à partir duquel la permutation avait pu s’effectuer. Qu’au-delà de leurs divergences, quelque chose les réunissait : la volonté d’explorer l’histoire dans ses marges, l’un aux confins géographiques de son champ d’étude, l’autre dans ses profondeurs parfois honteuses, l’insistance à aller aux limites où les actes se transforment en fautes – en péchés, songeait peut-être Bertrand –, l’un pour condamner ceux qui les commettent, l’autre pour tenter de comprendre les hommes et, dans une espèce de connaissance empreinte d’amour, de les sauver.

 

C’est à ce point de leur relation qu’ils s’étaient donné rendez-vous à « La Mort Subite ».

 

Bertrand était revenu à la table et s’était rassis en face de Pierre-Paolo.

La chemise contenant le texte avait été refermée et se trouvait devant eux.

— Alors ? demanda Bertrand.

— C’est parfait, comme toujours. Quelques menues corrections seulement.

— Importantes ?

— Non, insignifiantes : elles ne s’entendront pas à l’oral.

Pierre-Paolo consulta sa montre.

— Il est temps de partir maintenant.

Bertrand avait saisi le bras de Pierre-Paolo qui s’apprêtait à se lever.

— C’est inutile.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai prévenu l’Académie que je ne viendrais pas.

— Mais pourquoi ?

— On ne peut parler de ces choses. Tu l’as dit tout à l’heure : face à l’indicible, quand manque la parole…

— Mais ce texte ?

— Oh ! Un exercice intellectuel. Du bavardage. On ne se défait pas de ses vieilles habitudes.

Pierre-Paolo pensa aux paroles qu’il avait prononcées plus tôt sur l’affaire Dutroux.

— Que devrais-je dire, alors, moi !

— Tu as toujours prétendu que la fiction seule parvenait à restituer le monde. Qu’elle n’expliquait pas, qu’elle recomposait. Face à ces corps disjoints, ces hommes et ces femmes dépecés, peut-être…

— Pas plus que vous ! Et sans vous, je m’y refuse !

— Alors tais-toi, toi aussi…

Ils burent la gueuze qu’ils avaient commandée au début de leur conversation et qui était désormais toute plate.

Autour d’eux, la brasserie ne semblait plus bruisser que du tremblement des verres sur les plateaux métalliques que transportaient en courant des serveuses affolées.

Et sur les murs, les miroirs tannés reflétaient à l’infini les vieilles fissures qui les traversaient. Comme la mémoire silencieuse et imprescriptible d’une multitude de séismes qu’ils auraient vus…

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