C’est la crise financière de 2007-2008 qui fut le début de mon effondrement avec la perte de mon emploi d’aide-comptable dans une des principales banques belges qui ne résista pas au tsunami : faillite bancaire, actions chutant à 0, un millier d’agences fermées, et deux mille employés sur le pavé avec une minuscule indemnité de sortie négociée par les syndicats complètement dépassés.

Il y eut durant quelques jours des cortèges rue de la Loi afin de réclamer plus. Peine perdue.

Je quittai la banque à cinquante-cinq ans, j’eus la chance d’obtenir une retraite anticipée qui ne suffirait pas à payer la location de l’appartement, une chambre au premier étage du 26 rue du Noyer à Schaerbeek, avec vue sur un jardin fleuri et des pelouses bien entretenues. J’y vivais depuis trente ans.

J’avais un peu d’épargne logée dans des fonds d’actions et d’obligations qui, s’ils avaient souffert aussi, permettaient d’espérer un redressement. Je ne comprenais rien à ces instruments financiers. On me disait : « Ce sont des spécialistes qui les gèrent, faites confiance. »

Après l’écroulement des deux plus importantes banques de Belgique qui furent phagocytées par les Français, hyènes bancaires se gargarisant de mots et méprisant les politiciens belges ridiculisés, cocus contents, devenus liquidateurs novices au service de la France, j’avais perdu toute confiance dans les banquiers chez qui j’avais passé le plus long temps de ma vie professionnelle.

Je devais trouver un autre appartement ou un studio, à louer, ne dépassant pas 250 euros par mois. Très difficile dans les communes que j’aime. Enfin je tombai sur une adresse rue des Petits Pois dans un quartier plus populaire mais tranquille de Schaerbeek.

Une dame âgée me fit visiter un sous-sol avec vue arrière, baie vitrée, sur une courette. Le studio ne dépassait pas 50 m2. Il venait d’être repeint en jaune. Ce qui donnait un peu de lumière à défaut d’avoir celle du soleil dans ce sous-terrain.

Une kitchenette, une salle de douche et un w.-c.. Rien de plus, rien de moins. Loyer charges comprises : 240 euros par mois. À l’avant, pas de fenêtre, mais un soupirail que je pouvais ouvrir, protégé par une grille. Je voyais le bas des jambes des passants marchant sur le trottoir.

Elle était la propriétaire et habitait le rez-de-chaussée et le premier étage. Son nom ? Sophie Vinci. Cheveux blancs relevés sur le dessus de la tête par un chignon, robe bleue boutonnée jusqu’au cou, longues manches avec un bandeau de coton blanc enserrant chaque poignet, et un bijou au-dessus du cœur, un paon faisant la roue, du lapis-lazuli, bleu indigo moucheté d’or.

Ses lèvres fines laissaient passer une voix douce, chaude, apaisante. Je fus en confiance. Je posai la question du chauffage. Elle dit : « Chauffage électrique réglable à partir de ce petit thermostat placé à gauche de la porte. Vous aurez un compteur indépendant. » Elle ajouta : « Je suis très sensible au bruit. Je suppose que vous vivez seul, pas d’enfants ni de femme ? » J’opinai.

Elle dit : « Je suis née dans cette maison, je ne l’ai jamais quittée. Le quartier a perdu beaucoup d’élégance depuis ma jeunesse. »

*

Les trois premières années furent agréables dans le sous-sol que j’avais meublé de deux fauteuils, d’un canapé-lit repliable pour une personne, d’un tapis, de quelques gravures au mur (des scènes de chasse à courre), d’un placard pour y ranger vêtements, linge, et dans la cuisine minuscule, sur une étagère, quelques assiettes, quelques verres, un four électrique.

À l’angle de deux murs, une petite bibliothèque de cinquante livres, j’en avais revendu beaucoup chez les bouquinistes avant de louer ce sous-sol, mon mot d’ordre était « Allège-toi » ! (J’avais perdu vingt-cinq kilos durant ce temps d’épreuves bancaires où tant de gens ont connu la ruine.)

Dans la courette extérieure, à l’accès possible uniquement via le sous-sol, j’avais gardé un espace pour installer un fauteuil de toile, à côté des sacs-poubelles, (ceux de la propriétaire et les miens). Madame Vinci frappait à la porte du sous-sol chaque lundi soir et chaque jeudi soir pour apporter ses sacs plastiques blancs ou bleus ou jaunes que j’allais ensuite déposer sur le trottoir pour le ramassage matinal des Voiries.

Dans la petite cour, assis dans le fauteuil de toile, je ne jouissais du soleil qu’en été, de juin à septembre, entre midi et trois heures. Je lisais tranquille. Madame Vinci était très silencieuse. Elle ouvrait rarement les fenêtres de son rez et du premier étage. Aucune musique ne sortait des étages. Détestant le bruit, j’appréciais.

J’essayais de ne pas entamer mes petites réserves sur mon carnet de dépôt, mais les intérêts avec le temps devenaient symboliques et ridicules. Personne ne protestait. Les Belges continuaient à se laisser dévorer. Les trois fonds d’actions et d’obligations évoluaient peu, ni à la hausse, ni à la baisse. Je ne voulais pas y toucher. Ma pension de retraite tombait régulièrement tous les 15 du mois.

Madame Vinci toujours bien habillée devait avoir un certain patrimoine. Elle n’en parlait jamais. J’ai compris assez vite qu’elle m’avait loué le sous-sol pour avoir une présence rassurante dans sa maison. Au cas où elle aurait besoin d’aide, si elle criait au secours, j’étais là pour intervenir et téléphoner aux Urgences.

C’est pourquoi elle n’indexa jamais le loyer et décida après un an de ne plus me faire payer les dépenses du chauffage électrique, bien plus élevées que je ne m’y étais attendu. Quand je le lui ai dit que son chauffage consommait beaucoup, elle répondit : « Je paierai vos factures d’Engie, ne vous tracassez pas. »

Je remerciai vivement et ajoutai : « Si je puis vous être utile de quelque façon que ce soit, n’hésitez pas à le demander. »

*

Le cas s’est présenté : un dimanche – les problèmes de santé surviennent le dimanche quand il n’y a pas de médecins de garde, et qu’il faut dans la panique téléphoner à la police ou aux pompiers pour recevoir de l’aide – un dimanche de juin donc, plongé dans ma sieste de l’après-midi, j’entendis soudain des cris de Madame Vinci qui criait « à l’aide » au rez-de-chaussée. Bon Dieu, que s’est-il passé ? Je bondis et montai l’escalier de marbre du hall menant à son appartement. La porte était ouverte. Madame Vinci était étalée de tout son long, face contre terre : « Je suis tombée, j’ai très mal, appelez une ambulance, ma hanche, zut et flûte ! »

Aussitôt dit, dans les vingt minutes, sirènes hurlantes, une ambulance s’arrêta devant notre immeuble et deux infirmiers embarquèrent sur un brancard ma propriétaire allongée recouverte d’une couverture rouge. Son teint livide montrait qu’elle souffrait. Elle eut le temps de me dire : « Une amie viendra occuper mon appartement si je dois rester quelque temps en clinique car je pense que c’est sérieux. Je vous confie ma maison. » Je dis : « Oui, Madame Vinci, comptez sur moi, et remettez-vous vite. »

J’étais seul maintenant, et désolé pour cette dame gentille, douce, qui m’aidait discrètement. Puisse-t-elle n’avoir rien de grave !

*

Comme elle l’avait annoncé, c’était la hanche qui avait lâché, nécessitant opération et réadaptation avec kiné. Après la chirurgie, Madame Vinci fut installée durant six semaines dans une maison de revalidation, La Colline, sur la hauteur de la ville de Wavre. Je lui rendais visite chaque vendredi, train à la gare de la place de Luxembourg, descendre à Wavre et retour à Bruxelles, bref une après-midi consacrée à Madame Vinci qui semblait contente de mes visites, je lui communiquais les petites nouvelles du quartier et je lui apportais sa correspondance. Cela me coûtait de l’argent, mais vu sa gentillesse pour moi, c’était un minimum de lui témoigner mon amitié et de lui offrir mes services. À La Colline, institut de santé plein de lumière, on voyait beaucoup de personnes âgées, la tête comme un œuf de Pâques entourée de bandages, pauvre tête trépanée ou de laquelle on avait extrait une tumeur qui ne permettait sans doute qu’un laps de temps court avant la mort, même si on leur disait en tenant la main froide de ces vieillards : « L’opération fut un succès. » ou « Quelle bonne mine vous avez. » Ces patients parlaient très peu, assis ou allongés, poussés sur des brancards, Ils faisaient de petits gestes de la main, sans un mot, vers certains proches venus les visiter afin que ceux-ci n’aient pas mauvaise conscience d’avoir laissé la tante Germaine seule durant les derniers jours de sa vie à La Colline.

On promenait dans leur charrette ceux qui allaient mourir mais leur visage restait triste et leur regard fixait le sol. Sans doute avaient-ils compris que leur train arrivait en gare ?

*

Quatre jours par semaine, du lundi au jeudi, la cousine Madame Orts occupait le rez et le premier étage de ma propriétaire avec ses deux enfants, bruyants, mal élevés, qui couraient dans les escaliers et me forçaient à subir leur musique horrible quand ils rentraient de l’école. Leur mère était dépassée. Son mari l’avait quittée. Heureux homme.

Certains sont usés avant l’âge par les enfants et l’épouse. Fatale erreur.

J’étais soulagé quand Madame Orts et ses filles quittaient la maison le jeudi. Je respirais. Le lundi, elles revenaient.

Madame Vinci me confia, lors d’une visite à Wavre, qu’elle avait remis sa carte de banque à Madame Orts qui était une cousine sans fortune, disait-elle, afin de disposer du cash nécessaire pour ses dépenses durant son séjour avec ses deux fillettes à Schaerbeek rue des Petits Pois. Je me permis de dire : « Vous savez, je puis très bien garder la maison seul. Il n’est pas nécessaire que Madame Orts y demeure avec ses deux enfants. Je puis vous atteindre sur votre GSM s’il y a un problème. » « Oui, oui, j’y ai pensé. » répondit Madame Vinci. Elle me regarda fixement de ses yeux bleu d’azur. Et changea de sujet.

Lors de la visite suivante, Madame Vinci me dit : « Je rentrerai à Schaerbeek dans une semaine, j’ai dit à ma cousine qu’elle ne devait pas prolonger sa garde de la maison. La kiné m’aidera à terminer mes exercices chez moi. J’aurai une infirmière qui viendra le matin et le soir, pour ma toilette, pour m’habiller, me préparer un repas léger, et me mettre au lit le soir. »

C’était une bonne nouvelle. Je ne parlai pas de la carte de banque. Cela ne me regardait pas.

Madame Orts quitta la maison la veille du retour de ma propriétaire, sans me dire au revoir. Elle avait laissé les portes de l’appartement ouvertes, je ne pus résister de jeter un coup d’œil au rez et au premier étage. La cousine n’avait rien rangé. Joyeux désordre. Les enfants avaient écrit à la pointe feutre orange sur les murs du salon. Les poubelles de la cuisine étaient pleines. La salle de bains n’avait pas été nettoyée. On voyait des lignes de saleté dans la baignoire. Au premier étage, celui de la chambre et du bureau de Madame Vinci, les chambres étaient en désordre, les draps rassemblés en boules sur les lits, des biscuits chocolatés, à moitié grignotés, salissaient les oreillers des enfants.

Ils n’avaient pas tiré la chasse des w.-c. ce que je fis car l’odeur était forte.

*

Quand le lendemain, Madame Vinci rentra en ambulance de La Colline de Wavre, je lui ouvris la porte de rue en disant : « Je suis heureux de vous revoir et je vous souhaite la meilleure convalescence possible, mais je vous préviens, vous aurez un choc en voyant l’état de votre appartement après le séjour de Madame Orts votre cousine, et de ses deux enfants. Il y a quelques dégâts. »

Madame Vinci portée par deux infirmiers jusqu’au grand fauteuil du salon du premier étage, poussa un gémissement. « J’ai commis une erreur, dit-elle, j’ai voulu lui faire plaisir, elle a peu de moyens. Je suis mal récompensée. J‘aurais dû vous confier la maison. »

— Je veux bien vous aider demain à tout remettre en ordre, à effacer les graffitis, à nettoyer les sanitaires. Vous me direz ce qui est le plus important à effectuer d’abord. Ces enfants étaient des pestes.

Elle me prit la main : « Je vous remercie. Il faudrait demander aux deux infirmiers, avant qu’ils ne partent, qu’ils descendent de ma chambre du premier étage, mon matelas, deux oreillers, les couvertures pour installer mon lit au rez-de-chaussée. Ma chambre à coucher sera installée dans mon salon un mois ou deux sans doute. Il faudra prendre des draps et des taies propres dans l‘armoire à linge sur le palier.

Je vous informe que chaque matin et chaque soir, La Croix Jaune et Blanche enverra une dame pour mon lever, ma toilette, ensuite préparation d’un repas léger à midi, puis vers 20 heures, une autre dame viendra me laver, et me mettre au lit. J’espère que tout marchera. Vaste programme. Mais je resterai handicapée, je le crains. Dans quelle mesure ? Il est trop tôt pour le dire. Je vais être obligée d’acheter dès demain un fauteuil élévateur, genre de chaise montante électrique. La publicité recommande un monte-escalier électrique qui évite à la fois tout risque de chute et permet d’accéder facilement d’un étage à un autre sans monter les marches. »

Elle soupira. « Vieillir est très fatigant », dit-elle.

J’aidai les deux hommes à descendre, du premier au rez, le matelas pour une personne sur lequel Madame Vinci dormait depuis des années.

Elle me tendit un billet de 50 euros pour le pourboire des deux infirmiers que je ramenai à leur ambulance, qui partit tous feux et sirènes allumés. On ne peut empêcher des conducteurs d’engins prioritaires munis d’avertisseurs légaux de s’amuser à être les rois de la route.

Ce fut la seule occasion où je fus forcé de monter en ligne pour aider ma propriétaire. Cet épisode me donna encore quelques soucis car huit jours après sa rentrée dans la maison, Madame Vinci vint frapper à la porte du sous-sol, et dit :

— Venez chez moi, j’ai à vous parler.

Nous remontâmes les quatre marches, je la soutenais pour qu’elle puisse se tenir à la rampe dorée, escalader très doucement l’escalier de marbre qui menait à son appartement, où elle s’effondra dans le grand fauteuil.

— Figurez-vous que j’ai un souci avec ma cousine Madame Orts.

Je ne l’ai pas revue. Elle ne m’a pas téléphoné, ni pour me remercier ni pour demander des nouvelles de ma santé. Ce qui m’inquiète, c’est que je lui avais remis ma carte bancaire pour lui permettre les dépenses de son quotidien durant son séjour dans mon appartement vu qu’elle a peu de moyens, mais elle n’a pas rendu la carte. J’ai téléphoné hier à la banque pour bloquer la carte, faire opposition, j’espère que ce n’est pas trop tard. Madame Orts ne vous a-t-elle pas remis ma carte ?

— J’ai toujours évité les contacts avec elle, répondis-je. Vous avez contrôlé la liste des dépenses réglées par votre carte ?

— Non, je recevrai une première situation demain, l’agent de banque l’a promis. Cette carte bancaire permet uniquement de débiter le compte à vue. Elle ne peut toucher aux comptes de placement, heureusement.

*

Le pire est toujours certain. Le lendemain à neuf heures, l’agent bancaire avertit Madame Vinci au téléphone qu’il ne restait plus que deux euros sur le compte à vue. La cousine n’avait pas perdu de temps.

Ma propriétaire me demanda mon avis : porterait-elle plainte contre sa cousine indélicate ? Le juge lui reprocherait un excès de confiance, en pensant que le destin des dames âgées est de se faire gruger. Je répondis : « Cela dépend de l’importance de votre perte par rapport à vos autres biens. »

Elle dit : « L’idée de déposer à la police de la commune me fait horreur. J’ai été idiote. On ne m’y reprendra plus. C’était une cousine du côté de mon défunt mari. » Ah bon, j’ignorais que Madame Vinci avait été mariée. Elle ne parlait jamais de son époux. Elle ajouta : « Je referme le dossier, je clôture ce compte, et si ma générosité ne fut pas récompensée, j’espère qu’au Ciel, cela effacera certaines de mes fautes. »

Je dis : « Je crois à la Justice immanente. Votre cousine sera punie de son vivant ! » « Je ne cherche pas la vengeance, je ne veux pas de haine, c’est un sentiment horrible », répondit-elle.

Mais la Mère de toute Justice n’oubliera pas la cousine indélicate à la main légère car je lus six mois plus tard, dans la nécrologie de La Libre, que Madame Orts et ses deux filles, les pestes, avaient péri dans une collision en chaîne un matin de brouillard sur l’autoroute Gand-Lille, leur voiture Kia d’occasion prit feu, encastrée entre deux poids lourds. Une carte de crédit chèrement payée.

*

La nuit d’un vendredi de mai à la chaleur lourde quelques mois après la mort de Madame Orts et de ses deux filles, j’avais ouvert grande la porte de la courette pour donner de l’air, et ne parvenant pas à dormir dans les draps trop chauds de mon canapé-lit, j’ouvris à trois heures du matin la radio transistor que j’emportais chaque nuit pour me tenir compagnie – avec l’âge, on dort moins, ou je bois trop de thé – j’entendis soudain une voix sinistre masculine : Interruption de programme. Interruption de programme. Nous vous prions de bien écouter nos informations Flash.

Sur ordre signé du Président des États-Unis, notifié ce jour, à une heure du matin, à toutes les banques USA de cesser immédiatement leurs opérations financières avec les États européens endettés vu le refus des banques centrales de les garantir, – parmi ces États figurent l’Italie, la France, la Belgique, la Grèce, l’Espagne, le Portugal, les pays baltes et l’Angleterre sortie de l’Europe –, ces pays désignés par les États-Unis ont décidé jusqu’à nouvel ordre de fermer leurs banques.

Cela y est. C’est la fin. Comment vont résister mes fonds de placement d’actions et d’obligations, ma bouée de sauvetage ? Et l’État belge, un des États européens les plus endettés avec la France, qui a dépensé durant des années des milliards pour favoriser ses clientèles politiques, où va-t-il trouver l’argent pour payer les retraites ? La mienne par exemple ? Je sentis les murs du sous-sol se resserrer sur moi. Je respirais avec difficulté. Je me mis nu sur mon lit afin de capter le moindre souffle d’air. Inutile d’aller réveiller Madame Vinci, il sera toujours assez tôt pour lui annoncer cette catastrophe. Pauvre Madame Vinci. J’ai pitié d’elle. À son âge ! J’aime sa maison dans laquelle chacun à son étage est heureux de vivre. Nous ne nous disputons jamais.

À huit heures du matin, on était le samedi, et ne pouvant plus supporter ces informations continues, de plus en plus sombres, décrivant les conséquences apocalyptiques qui nous guettaient (des ministres, des financiers, des experts en économie, des profs d’université se succédaient aux micros, les mêmes incapables qui n’avaient rien vu venir), qui avaient déjà failli ruiner notre pays lors de la crise de 2007-2008, je résolus à frapper la porte du rez-de-chaussée, où ma propriétaire dormait. J’entendis qu’elle se levait et approchait de la porte : « C’est qui ? ». « C’est moi, Madame Vinci, ouvrez-moi, j’ai une mauvaise nouvelle. » Elle ouvrit la porte. Jolie robe de chambre accordée au bleu de ses yeux. Délicats parfums dans la pièce. « Vous venez m’annoncer de bonnes nouvelles, dit-elle avec un sourire espiègle. Je suis insomniaque. J’ai écouté les informations lamentables depuis quatre heures du matin. Cela devait arriver. La Tour de Babel s’écroule. Nous avons l’honneur d’être les témoins de la fin de l’Empire Européen. Cela rappelle La chute de l’Empire Romain, si bien décrite par l’historien anglais Gibbon. Rien ne résiste, rien ne survit. Une dette immense, impossible à rembourser, a nourri scandaleusement les banques. Les allocataires de crédits se sont enrichis sans regarder le creusement de l’endettement des États incapables de rembourser. Retour du bâton. Nous allons trinquer ! Je vais vous préparer du café chaud pour vous remettre. Entrez, on est mieux à deux lors d’une catastrophe. »

Elle semblait calme, pas inquiète, on voyait qu’elle s’était préparée au choc.

Les dernières nouvelles radio citaient les premiers incidents dans certaines villes d’Europe où la population paniquée cernait déjà les banques pour les forcer à ouvrir les guichets. Dans certains pays, la police, l’armée, avaient, après sommations, tiré pour disperser les désespérés. Plusieurs blessés. Premiers morts.

Certains gouvernements avaient ordonné la cessation des programmes TV-Radio, n’acceptant plus que les messages répétitifs invitant au calme. On racontait le départ soudain de certains responsables belges vers les USA pour s’y placer à l’abri grâce à un visa obtenu à temps : c’étaient les mêmes responsables de la crise bancaire de 2008.

Elle me tendit la jolie tasse de café moka qu’accompagnaient quelques biscuits au chocolat. « Je n’ai pas de croissants à vous offrir, je pense que toutes ces informations vous coupent l‘appétit. Nous allons examiner calmement la situation et ne pas stresser. »

Elle poursuivit : « J’ai une dizaine d’années de plus que vous. J’ai des économies en cash sur un compte de placement. Il faut être lucide. L’impact de la crise sur les banques sera plus gigantesque que celui de 2007-2008 qui emporta déjà les deux plus grandes banques belges. Cette fois-ci, au cas où les banques remises à flot, menacent de tomber en faillite, ce sont d’abord les actionnaires qui seront fortement plumés. En 2007, les actionnaires de Bortis ont perdu 90 % de la valeur de leurs actions et ceux de Flexa 100 %. Vous devez comprendre que, cette fois-ci, les actionnaires n’auront plus que leurs yeux pour pleurer. Ils auront tout perdu.

Toutes leurs actions seront comme du sucre plongé dans la mer. Elles n’empêcheront pas les faillites. Je fus victime de la chute de Flexa et de Bortis. Scandale inouï et malversations diverses. Pour Bortis, une instruction pénale de 10 années pour se clôturer par un non-lieu. Pour Flexa, aucune instruction ne fut jamais ouverte. Trop de politiques dans les conseils d’administration.

Personne de puni ! Ni responsables ni coupables. Je fus, comme plusieurs membres de ma famille, victime de ces escrocs. Il ne faut jamais attendre une justice de l’État qui écrasera toujours les petits. »

Elle me tendit un biscuit et me servit une seconde tasse de son délicieux moka.

Elle continua : « Le pire maintenant, ce seront les déposants, vous et moi, dont on saisira les dépôts. Combien ? 20 à 50 % de leurs dépôts ? Suis-je pessimiste, je l’ignore. Donc nos comptes de placement seront siphonnés. Vous avez un compte de placement comme moi ? » « Oui, dis-je, mes économies s’élèvent à 100 000 euros logés sur ce compte de placement que vous m’annoncez déjà comme bientôt en partie confisqué. Ce n’est pas énorme. Je stresse. »

— Je vous suis reconnaissante de me parler avec franchise. Je vais vous dire ma méthode pour conserver un patrimoine afin de protéger mon vieil âge. Je demande votre discrétion.

— Comptez sur moi.

— Je suis encore propriétaire de quelques terres, au nord de la Belgique près de Hasselt, qui ont appartenu depuis plusieurs générations à ma famille. Une quinzaine d’hectares. Une poire pour la soif. En outre, depuis dix ans, je thésaurise en pièces d’or, je n’y touche pas, je les ai cachées, elles ne sont pas dans un coffre de banque. Je pense donc pouvoir être à l’abri face à ce nouvel ouragan qui fera beaucoup de dégâts.

— Je vous félicite pour la prudence de votre gestion.

— Je veux encore ajouter ceci, dit-elle : J’ai de la sympathie pour vous et votre sérieux. Tant que vous resterez chez moi, vous serez protégé. Aidez-moi à vieillir et je ne vous oublierai pas.

Il était midi. Silence dans la rue. Personne sur les trottoirs. Pas de véhicules en déplacement. Les gens sans doute tétanisés devant leur poste avalaient les dernières manipulations.

On entendait les ramiers se répondre dans la gouttière. L’air avait fraîchi. Je retournai m’étendre sur mon lit pour récupérer de mes angoisses et de mon insomnie.

Quelle chance d’être locataire de ce sous-sol.

Madame Vinci peut compter sur moi.

 *

Note : les personnages et les situations de ce récit sont purement fictifs.

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