Dans un monde où un comique sans programme ni scénario est élu sans coup férir en Ukraine, où un homme d’affaires véreux et quasi sénile impose sa marque tapageuse à la Maison-Blanche, où un Président russe est en cheville non ouvrière avec des mouvements d’extrême droite un peu partout, où, un peu partout justement la même extrême droite ou ses avatars populistes et ultranationalistes sont déjà au seuil qui sépare l’antichambre du pouvoir de ses couloirs, où une procédure de sortie d’Exit n’en finit pas de ne pas aboutir, où des fake news se propagent à travers des réseaux asociaux et traitent en suspects ceux qui s’ingénient à les désamorcer, où il règne une atmosphère âcre de « dégagisme » censé débarrasser la « vieille politique » d’une gestion faisant écran à toute transparence, désormais mot d’ordre suprême autoproclamé : dans un tel monde, quelles sont les chances d’une personne désorientée de s’y retrouver ?

Une femme sujette à des « oublis » ou à des « absences » (bref, à une disparition progressive des fonctions de sa mémoire) avait été placée par des membres de sa famille dans une institution spécialisée – en somme une résidence surveillée. Elle parvenait pourtant régulièrement à s’en échapper. Elle méditait son coup, se faisait discrète, ne rôdant ou ne faisant jamais les cent pas près de la porte d’entrée par exemple. Puis brusquement, elle se faufilait dehors, en profitant de la lenteur de la fermeture électronique quand d’autres personnes pénétraient dans l’établissement. Bien sûr, elle était repérée par des caméras de surveillance : mais on ne prenait guère la peine de la suivre. Et elle revenait ponctuellement à l’heure du souper, comme pour atténuer la gravité ou le sérieux de ses évasions.

Par divers témoignages et recoupements, il fut assez facile de reconstituer ses itinéraires qui, de manière surprenante, ne la ramenaient pourtant jamais vers des lieux où elle avait pu vivre. Son trajet était toujours à peu près identique, comme si les traces de ses pas se généraient dans le sol pour pallier la dégénérescence de ses facultés : comme si elle parvenait, au fil de ses escapades, à en recoller momentanément les lambeaux. Elle allait bon train, tout en restant prudente au moment de s’engager dans un carrefour ou de traverser une « autoroute urbaine ». Et elle arrivait sans encombre dans le centre, et plus précisément dans un certain quartier.

Qui la connaît sait que cette partie-là de la ville, composée de quelques rues qui égrènent les grandes étapes de son histoire (Avenue des Gloires Nationales, rue de la Loi, avenue de l’Indépendance, Place de la Liberté Retrouvée, rue de la Victoire, rue Royale, rue de la Révolution, Place des Martyrs, Place de la Justice), concentre aussi la plupart des symboles (bustes, statues, plaques commémoratives) de l’histoire du pays. C’est là que la femme venait chaque jour, ou à peu près, sans qu’on la remarque particulièrement par quelque trouble ou quelque égarement.

Quand l’artère la plus chargée en emblèmes et en monuments du périmètre disparut dans les circonstances qu’on se rappellera, la femme ne s’y retrouva plus.

Un petit temps, elle trouva un refuge dans un parc voisin. On le sait, car c’est là qu’on la découvrit, une fin d’après-midi. Son corps était recroquevillé comme sous l’effet d’une crispation, et une expression de grande angoisse se lisait sur son visage.

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