Je sais que je n’ai pas le droit. Maman me l’a interdit. Mais ce n’est pas l’avis de grand-mère. Gâteuse, qu’elle dit maman : une vieille diva qui ne sait pas ce qu’elle fait. De toute façon, je ne peux m’en empêcher, tout simplement. Alors, j’ai déposé mes coquillages sur la table, au centre, bien étalés, pour pouvoir les admirer, chacun. Comme ils brillent ! J’ai caressé mon plus joli couteau : il a l’élégance des ongles de maman, lorsqu’elle les a manucurés. Il scintille, littéralement. J’ai glissé l’annuaire sur sa tranche légèrement aiguisée. Bien sûr, si on appuie trop, ça fait un peu mal, mais, par cette chaleur, la fraîcheur qu’il dégage tient du miracle. J’ai ensuite porté le trésor nacré à ma joue, tout lisse, tout doux. Et j’ai fermé les yeux. Comme devant Moïse, l’océan s’est ouvert pour moi. J’allais atteindre ma terre promise, les narines gorgées des parfums d’embruns. Des pas ont retenti dans l’escalier. Pour aujourd’hui, c’était fini. Vivement mercredi !

La dernière fois, ils étaient trois cent septante, au moins, à se bousculer dans mon joli bocal. Depuis, j’ai décidé de les glisser entre des tissus de velours, pour ne pas les abîmer. C’est qu’ils sont précieux ! Je vais les recompter. Encore et encore. Oui, je sais, je ne peux pas. Maman prétend que l’agent de police pourrait me jeter en prison pour ça : tout homme doit éviter de thésauriser ; échanger en dehors des lieux et des moments permis, c’est mal, d’ailleurs la loi l’interdit ; « spéculer » est puni de sept à dix ans de prison. En vérité, je ne sais pas vraiment ce que cela signifie, spéculer. Et ma mère exagère, sûrement. Ce ne sont que des coquillages, finalement. Autrement grand-mère ne me laisserait pas… mais ma mamy n’a peur de rien ! Reprenons : un, deux… trois cent septante-deux. Non, je me suis peut-être trompée. J’en ai ramassé au moins sept nouveaux, des couteaux, sur la plage mercredi dernier. Je reprends… Un, deux… trois cent septante-trois. Zut, je recommence !

Hier matin, maman m’a demandé de l’accompagner au Mégatroc. J’adore y aller ! Je l’aide alors à installer son étal, et je suis même responsable des échanges lorsqu’elle se rend aux autres stands pour trouver quelque merveille. Dans ses bras, elle portait la production des trois derniers mois : deux cent trois napperons qu’elle a crochetés à la main, le soir après le travail, rentabilisant chaque moment pour en produire tant et plus. C’est que son job d’informaticienne lui rapporte assez de viande et de légumes pour nous nourrir tous, et même quelques voisins qui lui offrent en échange de petits services — lessive, courses et repassage. Pour l’ordinaire, donc, nous avons plus qu’assez. Mais maman a envie de nous offrir quelques extras : une jolie robe pour elle ou moi, des poupées, des jeux de construction, des livres électroniques, des bonbons — si possible des cuberdons —, et — pourquoi pas ? — un petit voyage à l’étranger ? On peut rêver… Mais maman n’a pas envie de laisser notre maison en échange à des étrangers, alors c’est difficile de trouver un troc équitable… « Équitable », elle n’a que ce mot à la bouche… Et quoi de plus « équitable » que le troc ? Reste à définir les équivalences, et là ça se corse. L’autre jour, elle a échangé l’une de mes poupées — celle qui fait pipi toute seule — contre un plumier. Vous trouvez ça équitable ? Je vais me mettre au crochet, moi aussi, histoire de contrôler la situation…

Dans le temps, paraît-il, on se servait de l’argent pour tout, et à tout bout de champ. Très pratique, selon ma grand-mère. Mais très dangereux aussi. La société a failli exploser, me raconte-t-elle chaque fois en riant. Maman ne s’en est jamais remise, c’est pourquoi elle a fondé, avec des amis, cette communauté. Ils l’ont appelée Autarcie. Il en existe des milliers sur ce modèle dans le monde et ça a, selon grand-mère, résolu pas mal de problèmes, réduit drastiquement l’envie et la cupidité, qu’on n’est cependant pas parvenu à totalement éradiquer. Grand-mère prétend que c’est elle, avec quelques copains artistes, qui a préparé le terrain. Et même si, aujourd’hui, maman est tombée dans l’excès (« Elle est devenue complètement folle, une intégriste »), mamy est très fière de son propre passé.

« J’ai fait partie de ceux qui ont tout fait basculer », se vante-t-elle. C’était en 2012, au Festival d’Avignon. Elle avait — enfin — été recrutée pour une pièce où elle allait — enfin — révéler son talent au grand jour. Le spectacle s’appelait les Contrats du commerçant et le sous-titre était particulièrement parlant : Une comédie économique. Mamy dit avoir beaucoup ri, et le public également. Et crié, surtout, et le public de concert. Du grand texte : celui d’Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature. Et de la grande mise en scène : celle de Nicolas Stemann, encensé par la critique. Un lieu mythique, aussi : la cour du lycée Saint-Joseph où tant de chefs-d’œuvre virent le jour. Mais les Contrats étaient bien au-delà : « Du théâtre action », prononce avec délectation mamy, accentuant son léger accent allemand, comme dans la pièce. « Le texte était sans fin et chaque soir nous choisissions d’en jouer une partie : nonante-neuf pages. Un panneau d’affichage indiquait au spectateur l’état d’avancement de l’entreprise, qui durait plus de quatre heures. Mais chacun était libre d’entrer et de sortir à sa guise ! Nous n’avions pas le temps de vraiment les apprendre, les pages de ce manuscrit mouvant qui s’envolaient emportées par le mistral tout au long de la représentation ; et d’ailleurs, personne n’attendait cela de nous. Il fallait le lire, le crier, comme dans une grande hystérie collective, celle de la crise. La crise, qui fait sortir chacun de ses gonds, plonge les plus calculateurs dans l’excès et les plus naïfs dans la conscience. Car la crise, c’est l’effondrement des valeurs. Boursières, monétaires, morales. On ne s’en est jamais relevés. » Rien n’était désormais fixe ou fiable, pas même l’argent, pas même les répliques des acteurs qui ânonnaient tous en chœur, pris d’une logorrhée sans limite, un texte qui chaque jour pouvait changer en fonction de l’évolution de la situation économique — pour ne pas dire son effondrement.

Au début, seuls les artistes hurlaient, metteur en scène compris, le public y mettant volontiers du sien lorsqu’on l’y invitait. Mais durant la tournée mondiale qui a suivi — vu le succès —, la situation s’est mise à déraper : le public insultait banques et États, lui aussi, sans qu’il ne soit plus nécessaire de l’inciter. Certains venaient avec leur propre texte, qu’ils se mettaient à déclamer sur scène, avec la bénédiction de Jelinek qui estimait que la parole ne lui appartenait pas plus que le spectacle. Stemann jubilait, pendant que, à ce que m’a dit maman, grand-mère tentait de le séduire. Chacun voulait vivre au plus vite ce qu’il avait à vivre, avant que le vieux monde ne s’effondre. Et il s’est effondré. Alors qu’au début de la tournée des billets factices géants étaient détruits publiquement, à la fin, les spectateurs avaient pour mot d’ordre de brandir leur véritable argent, dans un autodafé géant des valeurs de la société. L’ancienne monnaie, l’euro, s’était effondrée, et le nouvel argent avait une valeur si fluctuante que si vous manquiez le change du matin, vous aviez vu fondre votre fortune en fin de journée. Mamy soupçonne cependant un grand nombre d’avoir triché et d’être venus au spectacle munis de faux billets. Mais ça, c’est une autre histoire… « C’était gai, c’était sain, on allait refonder le monde, sur de nouvelles valeurs : celles de l’échange libre plutôt que celles du libre-échange », c’est grand-mère qui l’a dit, moi, j’avoue, je ne comprends pas vraiment. « L’argent n’est que symbole. Mais quand un symbole symbolise du rien, qu’est-il ? Rien. L’argent était devenu du rien, tout comme les investissements des gens qui avaient sué toute leur vie pour du néant. Nous n’avons fait qu’une chose : le démontrer. Et la révolution a éclaté. Le théâtre action, ce n’était pas de la comédie… »

Pendant tout ce temps, maman était là. Elle avait dix ans, et poursuivait sa scolarité par correspondance : mamy n’avait pas eu le cœur de s’en séparer pour partir en tournée. Il faut dire que grand-père était banquier et que le couple avait fini par s’effondrer avec la Bourse, sous les coups de l’activisme subversif et joyeux de grand-mère. Elle avait brûlé son contrat de mariage en même temps qu’un paquet d’actions, tout en hurlant qu’il avait consumé leurs économies dans des chimères financières. Ensuite, d’une main, saisissant violemment sa valise Vuitton — série spéciale Art nomade — et tenant sa fille de l’autre, elle avait rejoint sa troupe de saltimbanques. Comme cadeau d’adieu, elle avait lancé à la tête de son ex un masque de loup, tout en emportant celui de l’agneau, accessoires de la pièce représentant le pouvoir des banques face à l’innocence — la bêtise ? — des épargnants. Une scène digne de Tchekhov, me raconte-t-elle fièrement. Je n’ose l’imaginer…

Donc maman, est là pendant que ça vitupère sur scène et dans les gradins. Pire, elle fait face au public devenu acteur de la farce anticapitaliste : Stemann, la voyant traîner entre les jambes de mamy — ce qui perturbe quelque peu leur idylle — a en effet décidé de lui confier un grand rôle : celui de la petite fille candide, perdue au milieu des troupeaux de banquiers ou d’épargnants — car, à part un couple de retraités grugé par un fonds de pension, aussi grotesque que pitoyable, les acteurs ne s’expriment qu’en chœur ; or maman est seule, toute seule, et ça crie de tous côtés. Parfois, elle fuit, mais personne ne s’en rend compte, puisque le texte de la pièce n’est pas vraiment écrit. On la renvoie sans cesse sur les planches : sa frayeur est si attendrissante ! Le public l’adore. « Elle en a gardé une haine viscérale de l’argent, sous toutes ses formes. Elle n’a confiance en rien, ni personne. Elle ne jure que par le troc. Et même s’il est grandement encouragé par les autorités, une petite transaction bancaire de temps en temps, dans les limites des réglementations drastiques, pourrait nous aider, non ? Par exemple à partir à New York. Sur le plan culturel, il s’y passe tant de choses… Son père lui a laissé pas mal d’avoirs, mine de rien. »

Mamy me raconte tout cela alors que nous déambulons, le mercredi, vers les dunes du Zwin, c’est notre petit secret. Dans son grand cabas d’osier, elle dissimule ma collection de couteaux. Je les accumule avec délectation. J’en possède plus que tous mes copains. Eux aussi, discrètement, ils se promènent sur la digue jusqu’à se perdre dans les collines de sable, sur les plages hollandaises. Nous nous retrouvons là, loin de nos mères et de nos pères, qui nous puniraient. Près de nos grands-pères et nos grands-mères, qui font ce qu’ils peuvent. Et nous réapprenons l’échange, le marchandage, la joie et la frustration de posséder, trop ou pas assez. L’envie.

Pendant que je furète entre les étals de mes amis, couverts de fleurs de papier crépon, pour échanger mes coquillages, mamy me fabrique les plus belles tulipes de la plage. Je compte et décompte. Ergote ou dépense sans compter. Il m’arrive même de laisser un pourboire. Je ris, je pleure, je rage, j’exulte. Je commerce. Et j’échange bien plus que fleurs et coquillages. Je suis bien, je vis. Mais…

Jamais je ne pourrai offrir de tulipes à maman.

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