Où est la sortie ?

Marianne Gassel,

Dehors. C’était donc ça ? ! Ils m’ont pressé comme un citron. J’ai été leur emblème. Je leur offrais mon essence pour dire au monde comme ils sont bons.

Et aujourd’hui. Ils ont trouvé mieux. Ils ont déniché un « dangereux terroriste », c’est lui le nouveau cobaye qui doit devenir leur mouton. Et moi, y en a bon nègre blanchi. Mais les nègres, on sait bien : ils sont gentils, même si pas trop malins. J’ai été leur bon nègre. Ils m’ont appris à montrer patte blanche, et me voilà blanchi. C’était un bon début pour leur prison humanitaire : « Regardez : il est à peine descendu de son cocotier et maintenant il sait lire, il sait écrire, il sait compter… Il a lâché ses grigris, il a lâché son foufou, sa moambe, son vin de palme… il mange maintenant comme un homme civilisé, avec des couverts. Et grâce à Dieu il ne chante plus de ses chants barbares qui ouvraient le cœur des jeunes filles de chez nous, non ! C’est vrai, quoi ! Ça pourrait être votre fille, ma fille… Il se promène maintenant avec sur les oreilles le walkman qu’on lui a offert et écoute du rap commercial américain. S’il travaille un peu, il pourra s’acheter un MP3 dernier cri… Nous l’avons inséré dans la société, oui Monsieur, oui Madame : il a appris un métier, les travaux de bureau. Il pourra maintenant aller dans un bureau, trier le courrier, taper les étiquettes d’enveloppes, mettre les cachets, déposer les colis d’un endroit à l’autre : une belle carrière s’ouvre à lui. Le voilà, maintenant, Européen, citoyen à part entière, nous lui avons donné la vie » et etcetera… etcetera… etcetera… Et moi, pauv’idiot de neg’, j’y ai cru à leurs salades. Je voulais m’insérer dans la grande Europe. L’égalité s’ouvrait à moi, la fraternité, et devinez quoiz’encore ? Eh bien, celle qui me tombe dessus aujourd’hui : la Liberté. Qui me met là, tout nu dans la rue de la grande Europe. Un beau papier à la main : « Qualifié en travaux de bureau de la formation adaptée au milieu pénitencier ». Avec ça, tous les patrons vont se battre pour m’engager, tiens !

Mais bon, que je me calme, je me trouve dans un État de droit ! J’ai gagné le droit à m’inscrire au Centre d’action sociale de ma commune et d’y toucher le minimex ! Et c’est pas dans mon pays que j’aurais ça ! J’aurais juste le minimex des noix de coco mais ça, je leur en dirai pas le goût de bonheur quand elles vous éjaculent leur doux lait dans le gosier… Ils ne comprendraient pas, y’a pas de cachet, pas de signature en trois exemplaires sur nos cocotiers…

Leur expérience sur moi est terminée. Croient-ils.

Commence l’expérience sur le dangereux terroriste. Lui, c’est pire : c’est un Arabe. Et, vous savez quoi ? Il ne descend pas de son cocotier, non, il est universitaire, lui. Il organisait tout un réseau avant qu’on ne l’arrête. Alors, on ne va pas lui apprendre les travaux de bureau, ça non. On va le retourner ou le casser. À lui de choisir. Parce qu’il est d’une culture dangereuse. Son peuple, il a créé les encyclopédies, il a créé les universités, il nous a transmis l’universalité du savoir… Et ça, c’est inacceptable…

Et moi, je fais quoi ? Je suis là, dans la rue, armé de mon papier. C’est dimanche soir. Je serais dans mon pays de barbares nègres, je frapperais à une porte. Je demanderais à manger, à boire, à dormir et je les aiderais en faisant quelques réparations, ou en m’occupant des enfants, ou en donnant un coup de main aux champs, voire en aidant la femme à la cuisine… Je m’y connais, moi, en cuisine : en foufou, en moambe (et en vin de palme), je n’ai rien oublié. Et la patate douce, personne ne la prépare comme moi. Mais voilà, je ne suis pas dans mon pays. Je suis en pays civilisé. Et chez les civilisés, ça ne se fait pas de frapper à la porte des gens, comme ça, juste pour mettre en route cette solidarité dont tout le monde parle.

Alors, je vais dormir où ? J’ai quelques sous en poche, mais je dois manger, me laver, dormir… Avant de pouvoir frapper à la porte de l’institution Solidarité : le CPAS. Mais cette solidarité-là ne fonctionne qu’entre 0h et 17h les jours ouvrables… Ce jour est fermable, qu’y puis-je ?

Comment l’ouvrir ?

Chez moi, si vraiment il n’y avait personne à la ronde pour m’accueillir, je me coucherais dans un champ, emballé dans un pagne, demanderais à mes grigris de me protéger, chanterais pour me concilier les esprits de la nuit. Je cueillerais une noix de coco, son esprit de bonté m’offrirait la solidarité de son lait. Et la terre de chez moi a encore bien d’autres trésors à m’offrir : de multiples fruits juteux, des ignames et des arachides, et le doux délice des larves d’insectes qui nous offrent leur vie en nous saturant de protéines.

Et qui sait si mon chant, me conciliant les esprits de la nuit, ne rencontrerait pas aussi le cœur d’une jeune fille… Et cette jeune fille me chanterait sa réponse et, peut-être, me rejoindrait sur mon lit au milieu des champs. Alors là, nos deux chants se mêlant, les esprits de la nuit, séduits, nous marieraient sous les étoiles et le miel de la lune nous baignerait le cœur sous le regard ému des noix de coco.

Mais ici, si d’aventure une jeune fille aux yeux tendres voulait écouter avec moi la musique de mon walkman, attention aux regards : ils piquent, ils brûlent, ils assèchent le miel des cœurs et éteignent la lune.

Alors, maintenant que je suis sorti, je vais où, moi ? Je fais quoi ? Où elle est, la sortie ?

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