L’embauchoir

Yves Wellens,

Sur le strict plan de l’agenda et de la méthode, l’hospitalisation récente d’Yves Leterme, l’ancien formateur ayant fait deux fois chou blanc et pressenti pour diriger enfin le gouvernement fédéral après le 23 mars 2008 (pour autant qu’il parvienne cette fois à le bâtir au sortir de sa convalescence), ne changeait rien. Certes, on ne l’entendrait plus pendant quelque temps balancer au vol aux journalistes que « je travaille à des solutions » avant de se presser et de prendre la tangente (la fixité ?) dans un couloir du Parlement : mais, de ce point de vue, était-ce une si grande perte ? Mais il reviendrait, bien sûr, et probablement avant la date limite ancrée dans tous les esprits : d’ailleurs, il recevait déjà quelques visiteurs dans sa chambre, pour « parler politique ». La vague réflexion, brièvement engendrée par sa défaillance physique, sur « la vie de fou » que les politiques doivent mener au nom de leurs convictions et du service de l’État, ne serait donc pas poussée plus loin, faute de temps et sans doute de réelle volonté de dételer. Quant aux « petites phrases assassines » et autres « attaques personnelles » entre les étranges « partenaires » de l’équipe provisoire de Guy Verhofstadt, et que quelques-uns avaient désignées comme les causes principales qui avaient mis Leterme sur le flanc, personne ne pouvait douter qu’elles reprendraient droit de cité, dès lors qu’il s’agirait de donner enfin à la Belgique le gouvernement définitif qu’elle attendait depuis neuf mois.

Mais cela, c’était l’écume.

Dans les coulisses, c’était encore tout autre chose. On avait déjà pu remarquer que le groupe Octopus, chargé d’élaborer une réforme des institutions pour le même 23 mars, ne se réunissait que de loin en loin, et pouvait donc difficilement, en apparence, aboutir à des résultats tangibles dans un délai si rapproché. C’est que les quelques « sages » qui en faisaient partie, vieux de la vieille rompus depuis belle lurette à de telles tractations entre communautés, œuvraient en parallèle et avaient déposé successivement l’un ou l’autre « paquet » organisant des transferts de compétences de l’État fédéral aux Régions et Communautés. On se plaisait à souligner que ces personnages ayant politiquement tout vécu et désormais dépourvus d’ambition travaillaient dans une atmosphère studieuse, et se gardaient bien de camper sur des positions non négociables ou de tenir des propos de rupture contre leurs homologues de l’autre communauté. Manière sans doute de vanter la hauteur des échanges de vues et la profondeur des discussions, mais aussi de passer outre à un triple handicap pieusement tu, y compris par la presse. À savoir que ces responsables politiques, issus d’une génération antérieure, n’avaient plus qu’un faible poids auprès des caciques de leurs propres partis, dont les dirigeants se comportaient comme des managers avant tout soucieux d’efficience ; que, pour « instaurer une dynamique » et « rétablir la confiance », ils avaient naturellement commencé par les sujets qui ne fâchaient personne : et que, en définitive, on pouvait leur reprocher, à force d’ériger pendant des décennies le compromis en valeur cardinale hors de laquelle il n’était point de salut, d’avoir contribué à mener le pays à l’état de capilotade dans lequel il se débattait à présent.

Mais, au fond, cela aussi c’était l’écume.

Car cette Commission « des dix-huit » avait été elle-même dédoublée, et risquait d’être contournée par des assemblées plus radicales. En un sens, c’était inévitable. Les énergies peu employées ou en quête d’un exutoire pour déverser ce qui les avait tant agitées récemment, devaient bien trouver une tribune où s’exprimer. Quelques parlementaires, fous d’ennui, désœuvrés ou simplement marris que leurs assemblées ne fussent même plus saisies du moindre projet de loi par le gouvernement en place, s’étaient regroupés dans des caucus purement informels, histoire de tester leur détermination à poursuivre dans la voie déjà tracée. Il leur importait vivement de ne rien diluer des options qui avaient éclaté à la face du monde durant les longs mois de « la crise ». Bref, il convenait, de part et d’autre, de demeurer intraitables. Ces réunions de moins en moins improvisées au fil du temps se tinrent d’abord, comme il se doit, entre membres d’une même communauté. Selon certains témoins dignes de foi, la réflexion n’y avait pas précisément force de loi. Au contraire, on s’y enivrait de discours déjà entendus, qu’on veillait scrupuleusement à ne pas faire évoluer. Il importait avant tout de vérifier la solidité de « lignes » déjà éprouvées, et de se rassurer sur l’état de ses forces quand viendrait l’heure de la bataille décisive : et pour celle-ci, mieux valait se tenir prêt en permanence. On ne s’étonnera donc pas que les jugements à l’emporte-pièce sur les défauts et les mauvais desseins de l’Autre fusaient sans retenue dans ces cercles fermés, ni que des serments virilement proclamés cimentaient ces troupes chauffées à blanc et constamment sur le point de dégainer.

À cet égard, une déclaration comme : « En Belgique, le moment de vérité s’est allongé », émise par un député flamand, membre d’un de ces groupes virtuels mais influents, n’avait pas manqué d’inquiéter les observateurs. Outre qu’elle ne pouvait être tenue pour isolée, elle rappelait crûment qu’on aurait beau procéder par étapes à la réforme des institutions, ce serait tout de même le seul point d’arrivée des négociations qui serait considéré : et nul parmi nous (les Flamands) ne se détournerait jamais de celui-là, où tous les comptes seraient réglés. Tandis que les Francophones, de leur côté, répétaient que, « dût-on le regretter, en Belgique, la traçabilité de la confiance entre communautés est perdue à jamais », et que, en conséquence, se sentant déliés de l’obligation de rechercher encore un consensus, ils ne transigeraient jamais sur leurs « justes revendications » concernant l’emploi des langues dans la périphérie de la capitale et l’élargissement des limites de la Région bruxelloise. Ni les uns ni les autres ne comptaient donc lâcher prise : et tant pis si les deux adversaires versent à terre et que leurs têtes roulent dans la sciure…

On fut donc assez surpris d’apprendre que des rencontres eurent lieu malgré tout entre des représentants des deux bords. Il y en eut peu, c’est vrai, et elles ne durèrent pas longtemps. Il faut croire que c’était une façon, pour les uns et les autres, de se toiser et de voir une dernière fois de près leurs ennemis avant l’inévitable affrontement final. Tout le monde avait bien saisi que les négociations allaient porter essentiellement sur les moyens d’encore empêcher les deux parties du pays de se détacher définitivement l’une de l’autre ; et que le point d’équilibre entre les limites (exponentielles ou rétrécies) que chacune d’elle se fixait et celles qu’elle attribuait à l’autre ne serait plus atteint. De sorte qu’on pouvait littéralement sentir la poudre se tasser et devenir sèche comme jamais.

Durant cette « drôle de paix » préludant à l’indescriptible chaos annoncé, des initiatives plus subtiles surgirent soudain, comme s’il fallait absolument jeter ses dernières pièces sur la table. Des cartes commencèrent à circuler à tous les vents, toutes sortes de schémas et de théories sortirent brusquement des cénacles où ils avaient été médités. Un grand nombre d’éventualités fut donc envisagé, sans qu’aucune ne puisse l’emporter, pour des motifs divers. On ressortit, côté francophone, le plan d’un labyrinthe de routes suspendues et de souterrains traversant les « communes à facilités » pour assurer enfin la continuité territoriale entre Bruxelles et la Wallonie. Un autre dessin repoussait carrément les frontières du pays, de manière à laisser un espace suffisant à chacune des communautés (projet refusé parce que l’Europe redoutait que le contentieux belge fasse tache d’huile…) ; un autre encore préconisait des échanges de territoires (ce qui n’était envisageable pour personne si des territoires revendiqués par les uns ou les autres n’y étaient pas intégrés, voire donnés sans compensations) ou des restitutions de territoires contre des refinancements de régions en difficulté (impossible, les Francophones jugeant, au contraire des Flamands, que les deux problématiques n’étaient pas liées). Tout cela partait dans tous les sens, sans qu’on y puisse y percevoir une cohérence. Tout était maintenant sur la table ; et si personne n’osait encore la renverser, les pieds de cette table semblaient dangereusement ployer sous le poids des projets non aboutis et des plans mal construits.

Cela dit, les mêmes Francophones allaient bien devoir s’aviser qu’ils étaient désormais à la croisée des chemins, alors que leurs interlocuteurs flamands s’étaient déjà engagés dans le leur. Les plus conscients, peu écoutés jusque-là, estimaient que les Francophones s’étaient fourvoyés dans une sorte d’aveuglement qui leur coûterait beaucoup de déboires ; et qu’ils feraient mieux d’admettre dès maintenant qu’ils formaient une minorité dans ce pays. Que voulaient-ils exactement, dès lors ? Sachant qu’un statu quo était désormais illusoire, et que, jusqu’ici, les Flamands n’étaient jamais revenus sur la parité du nombre de ministres des deux principales communautés, alors même qu’ils formaient une indiscutable majorité dans le pays et pouvaient donc se considérer comme sous-représentés au gouvernement fédéral ?

L’un des « sages », débusqué au sortir d’une réunion tenue secrète à l’hôtel Conrad et interrogé en pleine nuit, sous la lumière blafarde des lampadaires, sur ce que lui inspiraient toutes ces péripéties, dit alors : « Le problème en Belgique, c’est qu’on est arrivés à considérer que la solidité d’une chaussure dépend avant tout de la qualité de l’embauchoir – vous savez, cet instrument qui se place dans le soulier et sert à le maintenir en forme et à empêcher les plis du cuir. Tout le travail consiste donc ici à éviter que le cuir se relâche : sinon il craque… »

Le lendemain, tenu de s’expliquer sur la signification réelle de ce trait, il prétendit alors avoir tenu ces propos off, ajoutant qu’ils avaient été mal interprétés. Mais personne ne pouvait plus être dupe.

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