Là-bas, loin au-dessus, le ciel de juillet entasse des collines aléatoires que le vent déforme et disperse en direction du sud-est. En bas, cloué au sol, Lunus fume une cigarette allongé sur le plancher de la cour. La fumée monte après quelques hésitations, aspirée par le vent, le ciel, les collines mobiles.
La mort rôde depuis sept mois. Pas seulement ici, dans cette cour. Elle traîne autour de Lunus. Sans relâche. Où qu’il se déplace, elle l’accompagne. En tous lieux. En dehors de la chair. En suspens de la chair. Quelquefois, elle se matérialise au creux de son ventre. A l’improviste. Sans qu’il puisse en comprendre les causes.
Incrédule, il regarde la mort grandir en lui. Parfois, l’obsession l’étreint des jours entiers. Puis soudain elle se retire. Comme le font les grandes marées atlantiques. Et aussi soudainement elle le noie à nouveau. Piégé par la boue des jours et des jours, Lunus demeure englué dans l’estran, soumis à la marée qui vient et s’en va et revient, encore et encore. Cette marée, diagnostiquée dépression anxieuse, ne signifie rien. Le terme vague de dépression, nimbé d’une aura mystérieuse, recouvre une multitude de réalités enfouies dans la géographie compliquée du cerveau. En tout cas, le diagnostic n’aide pas Lunus. Tout juste peut-il deviner qu’il est question d’un cycle. D’une orbite compliquée.
D’une manière ou d’une autre, depuis sept mois, il lutte. Pied à pied. Contre un adversaire inconnu, sournois, caché en lui. Qui est lui en partie. Et cette lutte l’épuise. Littéralement. En guise de remède à ses problèmes, remède adéquat ou non – il est bien incapable d’en juger –, Lunus développe des mécanismes de défense. Comme n’importe quel organisme vivant. A l’aide d’outils frustes, il construit des échappatoires aux idées morbides qui le tourmentent. Pour rationaliser l’irrationnel. Dont, par exemple, celle-ci qui consiste à s’allonger dans la cour sous le bruissement des bambous et à tenter de libérer son esprit. De lui permettre de se détacher de sa cage, de la douleur au creux du ventre, des projections suicidaires.
Lunus incruste son regard dans la palette infinie des formes et des couleurs appliquées sur la toile crémeuse du ciel. Il sépare sa pensée de sa pensée, ce pluriel. Il sait que, quelque part, ensevelies sous les tissus qui innervent son cerveau, se cachent les issues. Les portes secrètes. Qui ouvrent vers d’autres lieus de l’esprit, d’ordinaire inaccessibles. Le travail le plus compliqué consiste à les localiser dans le labyrinthe que recouvre la vision immédiate. Quand, par inadvertance ou en récompense de sa ténacité, une porte apparaît, il évite de la forcer. Au contraire, il se montre patient. S’isole des sensations importunes. Peu à peu, Lunus a appris à attendre. Il arrive que le stratagème fonctionne. Mais la plupart du temps rien ne se produit. La porte reste close. Hermétiquement. Avec pour conséquence de décupler la douleur. De multiplier l’obsession. Jeu dangereux.
De plus, emmurant l’ensemble, sont érigées les frontières de la ville. Limites irréelles et bien tangibles. Lunus ne remarque plus l’endroit où il est né à force de le parcourir en tous sens à travers les dimensions et les strates superposées du temps et de l’espace. L’endroit qu’il habite toujours aujourd’hui, après quarante-deux révolutions de la terre autour du soleil. Et où il mourra probablement. La ville nous emprisonne, songe-t-il. Elle comprime nos destins sédentaires. Dès lors, on se ferme à elle. Nos regards glissent sur sa peau comme sur les murs de la chambre qu’ils ont usés. La ville se désagrège. Elle incarne le décor factice, transparent, de nos redondances.
Dans ce paysage délavé, dans la ville où Lunus est né, il lui est impossible d’échapper au passé qui l’engloutit. Certains jours, il voudrait d’un coup de pouce éjecter la masse informe accolée au fleuve. Ou effacer à la gomme ce point des cartes. Par contre, il y a des jours où la ville le rassure par sa présence atonale. Des habitants la fuient. Et répètent ailleurs ce qu’ils ont fui. Quitte à fuir encore. D’autres acceptent cette présence sans broncher et préfèrent l’ignorer. Ils décident de s’y confiner, mobiles dans leur immobilité. D’autres enfin, les moins téméraires – dont Lunus représente le prototype parfait –, ceux qui cèdent aux idéaux publicitaires, la quittent souvent et y reviennent sans cesse, ferrés par l’appât.
Episodiquement, surtout depuis qu’il est malade, Lunus se demande à l’aune de quel décor mesurer son existence. Celui, répétitif, qu’il ne différencie plus tellement il l’a vu ? Ou ceux trop vite entraperçus pendant ses voyages, lorsqu’il se déguise dans les lignes de fuite ?
Cet après-midi cependant, la méthode semble fonctionner. Une porte s’entrouvre. D’instinct, Lunus ralentit sa respiration. Le soleil l’aveugle, coulées de miel à travers le feuillage épais des bambous. Derrière la porte, il trouve un moment de sa mémoire. Un moment de l’ailleurs, en dehors de la ville où il est né.
Lunus s’avance. Il se tient face à un chenal. Il tourne la tête à gauche puis à droite. Il découvre le Grand Canal depuis les marches de la gare. Il arrive à Venise. Bien que la neige écroule ses tissus déchirés, il ne ressent pas la morsure du froid. Seulement la chaleur de juillet. Les touffes de bambous tremblent comme la canopée dense d’une forêt tropicale. Aussitôt la vision s’estompe. Il l’agrippe de justesse. Ne te laisse pas distraire. Oublie le dehors, s’encourage-t-il. Plonge à l’intérieur de toi. Dans cet endroit parallèle à ta douleur. Focalise.
Les eaux du Grand Canal s’écoulent lentement. Quand était-ce ? Les yeux et le front plissés, il calcule. Sept. J’ai visité Venise à sept reprises, constate-t-il.
Et, tel l’adolescent qui se voit pompier ou pilote de formule un (je n’ai jamais dépassé l’adolescence, sinon pourquoi cette douleur alors que tout va bien. Attention, tu t’éloignes. Reviens), et je connais la maison que j’habiterai, se dit-il. Celle qui se situe à l’extrémité de l’île San Pietro di Castello. Ses fenêtres basses observent la basilique Saint-Pierre et le campanile penché. La vieille passerelle de bois. Les murs de la façade et la tour orientale de l’arsenal. Sur le campo, deux ou trois bancs sont installés sous la protection d’arbres joufflus. Tôt matin, je sortirai de la maison. Je marcherai jusqu’à la librairie. De retour, je m’assiérai sur un banc. Toujours le même. Je parcourrai le journal en commençant par les pages des sports. Puis, déjà lassé par les nouvelles très vieilles, ressassées à l’infini, je laisserai courir mon regard en direction des fabriques navales. Ensuite vers le large, la lagune. Vers San Michele où mes cendres seront déposées. Après un temps indéfini, je me lèverai et j’entrerai dans la basilique.
Au VIIe siècle, une église s’élevait ici. Dédiée à Saint Serge et Saint Bacchus. Plus tard la basilique a recouvert les ruines de l’ancienne église. Moi, l’agnostique, je m’attarderai devant le siège de Saint Pierre, rapporté d’Antioche par Joseph d’Arimathie. Ce fameux Joseph, disciple du Christ, qui aurait ensuite poursuivi sa route vers le couchant, jusqu’aux confins des terres. Apportant dans sa besace la coupe de la Dernière Cène où clapotaient quelques gouttes de sang divin, recueillies sous la croix du supplice. Le Graal légendaire du syncrétisme celte et catholique. Avant que ce bon père Joseph, si pratique pour combler les vides des âges sombres, ne s’évanouisse dans la nature sans laisser de trace. Mais c’est une autre histoire. Fascinante évidemment. Un jour, je l’écrirai. Mais ces derniers temps, Joseph, le Graal, le siège de Saint-Pierre et compagnie n’entrent pas vraiment dans la courte liste de mes préoccupations.
Donc, imaginons plus simplement que je parcourrai une nouvelle fois les signes arabes qui ornent le dossier du siège, leur apportant chaque jour une signification différente. Puis je m’en irai pour ma balade matinale en commençant par remonter le long de l’arsenal jusqu’au Fondamenta nuove où l’air est vif, chargé de sel. Où l’on se laisse bercer par le fracas monotone des vagues. A la belle saison, je boirai un café court assis à une terrasse. Toutes les journées débuteraient selon le même rituel. Ensuite elles dériveraient vers leurs destinations hasardeuses.
Voici ce à quoi Lunus avait rêvassé, à voix haute, la dernière fois qu’il s’était rendu à Venise, pour fêter son quarantième anniversaire, en 2005. Et Jasmine l’avait écouté. Cette projection d’un futur improbable lui avait plu. Elle y avait adhéré. Elle avait suivi son compagnon à travers les méandres de ses douces chimères. Elle avait habité le rêve de Lunus, l’ornant déjà de détails qui n’appartenaient qu’à elle. A Venise, on se promène, on repasse sans cesse dans ses propres pas, on a le sentiment de tenir la ville entre ses mains alors qu’en réalité on ne pénètre jamais l’âme des lieux. Car Venise n’existe pas. Elle est ce que nous en faisons. Bien plus que toute autre ville. C’est précisément ce qui la distingue de chaque endroit habité où j’ai résidé, depuis la ville où je suis né jusqu’aux mégapoles qui s’élargissent sur d’autres continents en passant par le plus petit hameau, le plus petit pueblo.
En cette seconde précise, partout sur le globe, des milliers de personnes songent à cette ville dont ils sont viscéralement épris : vénitiens de souche ou d’adoption, artistes célèbres ou non, richissimes femmes et hommes d’affaires, mécaniciens ou aristocrates, employés de bureau ou rentiers, chômeurs ou enseignants. Et tous sont convaincus de connaître un lieu secret, une ruelle ou une cour reculée, à l’abri de l’autoroute piétonne, la ruga, qui va de la gare à la place Saint-Marc en passant par le Rialto. Tous se moquent plus ou moins ouvertement des touristes dont ils seraient le contre-exemple. Tous ont raison et tous ont tort. C’est ce qui les relie et les éloigne. Car Venise, plaisir solitaire, plaisir masturbatoire, n’existe pas. Elle figure sur les cartes : son subterfuge afin de nous tromper. En réalité, elle se déploie uniquement dans les méandres de géographies mentales particulières. Mais reviens maintenant. Sois logique Lunus. Remonte à ton séjour inaugural. Commence par le début. Quand tu as t’es laissé envahir par la cité suspendue dans le temps. Même si tout était joué d’avance. 1986. L’année noire.
J’ai vingt ans. Février. Le carnaval. Depuis des mois une balle traverse mon cerveau. (La même souffrance avec vingt-et-un ans d’écart, comme si l’entre-deux n’avait été qu’une parenthèse inutile. Mais ici, cette parenthèse, j’ai le pouvoir de la refermer. Reviens. Ne te laisse pas distraire. Oublie l’extérieur. Referme la parenthèse.)
J’ai économisé sur ma maigre solde de milicien. Maman a apporté l’appoint. Je prends la seule semaine de congé autorisée pendant la durée du service militaire. Je pars pour Venise par le train de nuit, bondé, avec trente mille francs belges dans les poches. Le chauffage en panne, je grelotte une partie de la nuit, couché à même le sol du couloir ou appuyé contre la fenêtre. Des paysages enneigés défilent de l’autre côté de la fenêtre et griffent le reflet holographique de mon visage. Tougoudouboum, tougoudouboum. Nuit interminable, lumières blafardes. Plus tard, quand était-ce exactement, une fille me propose de me coucher à ses côtés, dans une cabine. Nous nous tenons chaud. Elle descend à Mestre.
Hébété, je sors du train. Dans le hall de gare se trouve un kiosque d’information touristique. Naïf, je demande un hôtel. L’employé se moque de moi. Mais monsieur, pour le carnaval tout est complet depuis longtemps. J’insiste. Il téléphone. La main sur le cornet, l’homme me signale qu’il reste une chambre au Gabrieli Sandwirth. Combien ? Cinq mille francs la nuit. Petit déjeuner compris ? Petit déjeuner compris. Et sourire en coin. J’acquiesce sans hésiter. Trente mille francs. Six nuits. Compte juste.
Me voilà sur les degrés de la gare, devant les eaux grises du Grand Canal. La neige tombe en gros flocons. Une vedette corbillard passe au ralenti. Je traverse la ville jusqu’à l’hôtel, sur la Riva degli Schiavoni. Un palace.
Je passe six jours entre ma chambre luxueuse, meublée de bois précieux, douche en marbre veiné, et d’interminables balades dans tous les recoins de la ville. Le matin, je m’empiffre sous les regards réprobateurs de la clientèle huppée. Je remplis mes poches de pain et de confiture. En état de vagabondage, mais vagabond le mieux logé de la planète, je prends l’habitude de monter sur le vaporetto sans payer. Quand j’ai faim, je vole un fruit ou une barre chocolatée aux étals des magasins. Six jours pour découvrir une solitude agréable, parmi les fastes et les excès de la fête. Je marche et je m’assieds de longs moments. J’observe. Je photographie. J’apprivoise Venise et ma douleur. Le mardi gras, je sympathise avec la belle préposée de nuit du Gabrieli. Chaque soir, elle vient me rejoindre dans le lit étroit. Elle m’apporte quelques fruits. Elle va directement à l’essentiel. Les seins dans ses mains, la tête rejetée en arrière, elle s’empale sur mon sexe. Dès que nous avons joui, elle se douche, s’habille et rejoint son poste.
Elle était étudiante. Comment s’appelait-elle donc ? Impossible pour Lunus de s’en souvenir. Il fouille les recoins de sa mémoire. Aucun prénom ne remonte à la surface. Par contre, il entend résonner la voix rauque. Les râles de plaisir. Il contemple les seins fermes. Mais le nom a disparu. Effacé. Oblitéré. C’est qu’il n’avait aucune importance. Trois mois plus tard, une balle, une vraie, fabriquée dans un alliage solide, profilée comme une fusée, traversait de part en part le cerveau de Michel, le père de Lunus. Une balle que la main paternelle avait dirigée. Après le suicide, un tas de détails avait perdu de leur importance.
Sauf Venise. A partir du point de départ, du point d’ancrage de ses Venise, Lunus remonte les marches du temps, une à une. Etape suivante.
1989. L’hiver. Une constante. Venise en hiver. A deux exceptions près. Les deux dernières. 1989. François est amoureux de Véronique. Véronique vit avec Isabelle. Nous étudions tous quatre à l’université. François est mon ami, mon frère de sang. Et plus que ça, puisqu’un jour, beaucoup plus tard, quand je l’aurai trompé avec Delphine, son amie d’alors, il prétendra m’aimer. Ce qui était juste et faux à la fois. On peut aimer sans en jouir. Puis il ne m’adressera plus la parole. Silence radio depuis quatorze ans. 1989. François est coincé. Il devient fou. Véronique hante ses pensées. Il la voit tous les jours, sans oser franchir le pas. Véronique l’obsède. De son côté, elle n’ouvre aucune porte. Pourtant, elle le laisse approcher jusque sur le seuil. S’enferrer. Un soir, j’en ai assez de voir mon ami dans cet état. En fin de conversation, je propose de partir pour Venise. Tout de suite. Sans doute parce que je supposais qu’il s’agissait de l’endroit le plus approprié pour débloquer la situation. Et surtout pour combler mon envie urgente d’y retourner. J’ai saisi le prétexte à la seconde même où l’idée m’est venue.
Nous partons avec la voiture de Véronique. Etrange séjour. François et moi partageons une chambre, dans un hôtel proche du Rialto. Véronique et Isabelle occupent une autre chambre sur le palier inférieur. Elles sortent peu. François aussi. Aucun rapprochement ne s’opère entre Véronique et lui. Au contraire, il devient évident que rien ne se passera. Jamais. François refuse encore l’évidence. Tous trois ruminent enfermés dans leurs schémas. Je me promène dans la ville, le plus souvent seul. Au hasard, comme d’habitude. Et sans payer le vaporetto, comme d’habitude.
Hormis l’échec patent de mon idée saugrenue, ne subsistent que trois images précises de mon deuxième séjour vénitien.
L’achat d’une paire de gants en mouton retourné pour parer au froid vif.
Un après-midi passé avec François sur la plage vide du Lido. Je m’assieds sur le sable humide et gras. Je place les écouteurs de mon baladeur au creux de mes oreilles rougies par le vent du large. La musique de David Sylvian s’ajuste parfaitement à mon état d’esprit, à l’endroit et à la situation. Le double album Gone to Earth vient de sortir. Je me le repasse à l’infini. Là, assis sur la plage pendant que François marche de long en large, sans but, avec la mine des mauvais jours, le dos voûté, j’écoute la partie instrumentale de l’album. Sonorités riches et envoûtantes élaborées par Sylvian et la guitare de Robert Fripp. Upon this Earth puis Wave, ajustés au rythme alenti des vagues, adéquats, jouent dans les tréfonds. Des moments magiques. Qui demeurent incrustés en moi. Pour toujours. Peut-être même au-delà de moi. Retenus dans les lieux, bien après mon départ. Bien après que mon corps aura pourri ou sera réduit en cendres. Sur la plage du Lido, nous regardons longuement la mer huileuse, le ciel las. La mer sans marée. Au loin, un tanker souligne l’horizon. Le vent froid emporte le sable vers la masse anachronique du grand hôtel Excelsior aux persiennes abaissées. Il n’y a personne alentour. Il n’y a que Venise, moi et mon ami mon frère de sang François, la musique exacte, le froid, la couleur saturée du sable, le ciel laiteux, la mer grise et houleuse. C’est déjà beaucoup. A quoi il faut encore ajouter le tanker, funambule sur l’horizon, qui traîne sa lenteur calculée, surlignant du trait de son sillage la ligne hypothétique.
Dernier souvenir : le chemin du retour. Je suis en rage. Rien n’a fonctionné comme je l’aurai voulu. Après cinq jours, François veut rentrer en Belgique. Les filles lui emboîtent aussitôt le pas. Nous partons de nuit. Je prends le volant. Il a neigé. Les routes sont très difficiles. Durant la traversée autoroutière de l’Autriche et de l’Allemagne, seule la bande de droite est praticable. Je m’en contrefiche. Je m’installe sur la bande de gauche et j’accélère. Sans cesse à la limite. Je dérape. Je contre-braque. La neige en gros flocons tourbillonnants s’oppose aux faisceaux des phares et je roule à l’aveugle. Mes trois passagers dorment. Accroché au volant, je décide de rouler tous feux éteints. Traverser l’ouate de la nuit bleue cadencée par les soleils réguliers de l’éclairage électrique. Jusqu’au bout de la fatigue et du risque. A sept heures du matin, nous sommes revenus à la case départ. Je suis épuisé. Heureusement, ma colère aussi.
La mémoire de Lunus se fige sur l’après-midi du Lido. Alors que ce souvenir pourrait lui rendre le sourire, la douleur enfle. La douleur puise au sentiment d’un trésor perdu. A l’insouciance enfuie. Et à l’image de François son ami son frère de sang qui vit dans la même ville que lui. Qui l’ignore depuis quatorze ans. Tout cela appartient au passé. Statufié dans la nasse du temps arrêté. Le passé auquel Lunus puise trop souvent sans doute.
Après quelques hésitations, les rouages de sa mémoire reprennent leurs bonds en avant sur l’étang du fini. Un sourire étire enfin les lèvres de Lunus. Il parcourt les mois et les événements qui ont suivi ce séjour. En fait, Véronique et Isabelle formaient un couple lesbien. Véronique s’était bien moquée de François. Mais, comme dans les histoires compliquées, François et Isabelle tombent amoureux. Ils s’installent dans un appartement au fond d’une impasse. Une impasse. Lunus se repasse comme devant un film colorisé les heures agréables vécues dans cet appartement, les discussions à l’infini dans la cour. Isabelle et François se séparent au bout de deux ou trois années. La séparation consumée, Lunus et Isabelle font l’amour. Une nuit. Sans lendemain. Prémisse de ce qui lui arriverait plus tard avec Delphine. Et si, somme toute, François avait raison. Et si Lunus avait aimé François, profondément, viscéralement, excepté le sens charnel que son ami son frère de sang croyait y placer. Possible, comme tendent à le prouver la pénétration des compagnes de François, acte triangulaire, par procuration, ainsi que les regrets qu’il éprouve aujourd’hui encore, une décennie plus tard, en songeant à son ami perdu. Plaie mal refermée. Cicatrice bourrelée. Et si, au contraire, l’amour démesuré de François pour Lunus avait poussé ses compagnes vers son ami. Conjonctures. Sans réponse définitive, prolongées indéfiniment dans le temps que dure la mémoire. Il faut me libérer du fantôme qui m’a précipité d’une manière ou d’une autre dans les bras de femmes interdites, ce fantôme qui chaque semaine depuis quinze années revient régulièrement me visiter dans mes rêves, tente de se persuader Lunus. Il y a quelques jours, maintenant presque, dans le présent du présent qui se prolonge, par ricochets, il a appris que Véronique s’était donné la mort. S’était absentée. Elle avait attendu que sa compagne rentre, avait mis le canon dans sa bouche puis avait appuyé sur la détente. Le chemisier de sa compagne ruisselait de sang.
Ne t’arrête pas, mon gars. Sois logique. Reviens. Suis la piste que tu as tracée pour échapper à l’idée du suicide. Venise. Nouvelle marche sur les escaliers de ton décompte. Nouvelle branche du candélabre qui en compte sept. Le candélabre sacré de ton rite profane.
Voici 1992. L’époque de Nathalie. Les débuts d’une histoire qui tiendra quatre ans avant de s’éteindre à petit feu sur une île tropicale, à Cuba, puis de s’écrouler dans le sexe de Delphine. Peu après Noël, Nathalie et moi descendons en Italie. Un nouveau coup de tête. Je déteste les fêtes de fin d’année. Chaque fois que cette période se profile à l’horizon, je ne songe qu’à m’échapper. Ce que bien souvent j’ai fait. Comme cette année-là. Dans la voiture de Nathalie, nous visitions la Toscane, remontons par Bologne pour rendre visite à des amis de navigation, rencontrés sur l’archipel de Glénan. Amis avec qui j’ai ensuite traversé la Méditerranée à la voile. Nous amarrons la Renault à Venise le 31 décembre dès l’aube.
Nous cherchons une chambre. Sans succès. Résignés à passer la nuit à Mestre, ce que je m’étais juré de ne jamais faire, nous finissons par dégotter deux lits superposés dans l’auberge de jeunesse, sur l’île de la Giudecca, Fondamenta delle Zitelle. Face aux Zattere et à la Douane. Nous nous installons dans le dortoir. Attablée dans le réfectoire, Nathalie lie conversation avec un type. Je m’assieds. Le type, un grand blond, prétend être membre de la Mano Negra. J’ignore s’il faut le croire ou pas. Aujourd’hui encore je me pose la question. Je pencherai pour l’option négative, mais sans certitude. Les êtres humains sont tellement surprenants, affabulateurs d’un quotidien terne ou sincères alors que leurs vies ressemblent à des contes, plus souvent bonimenteurs de vies fomentées ou conteurs de vies banales, et presque toujours dans l’entre deux, à la fois mythomanes et honnêtes. Ainsi sommes-nous. Gris, au total, une fois additionnés les blancs et les noirs de nos existences. Attention, Lunus, ne te laisse pas distraire. Evite les digressions. Je répète mon mantra : oublie le dehors. Plonge à l’intérieur de toi. Dans cet endroit parallèle à ta douleur. Focalise.
Une seule journée. Bien remplie. Nathalie et moi marchons du Ghetto Vecchio à Santa Elena, de la gare à San Giorgio Maggiore, empruntant ruelles, traversant places et cours au hasard. Nous visitons basiliques, églises et musées ouverts le jour de la Saint-Sylvestre. La Fenice. Nous montons au sommet du campanile Saint-Marc, ascension que je n’avais pas encore entreprise, découragé par les files de touristes. Venise vue d’en haut. Dans l’air limpide de l’hiver. Les toits de tuiles, les canaux. La lagune et les îles. Epuisés, nous mangeons de mauvaises pizzas comme dîner de réveillon. Marchons encore. Aux douze coups de minuit, les pétards traditionnels éclatent, assourdissants, répercutés dans les ruelles étroites. Puis nous allons de bar en bar. A deux heures du matin, ivres, nous pensons à regagner l’auberge. Mais pour la première et dernière fois, je me perds. Nous errons, retraversons des places parcourues une demi-heure plus tôt. Ou peut-être pas. Elles se ressemblent toutes dans la nuit noire. Mêmes margelles de puits qui nous narguent, fermées, plantées au milieu des places. Nous entrons dans des ruelles qui finissent en impasse. Enfin, à trois heures du matin, dégrisés, nous atteignons les quais. Il règne un froid dur et vif, augmenté par la brise. Nathalie claque des dents. Pendant plus d’une heure, transis, somnolents, nous attendons le premier vaporetto sur l’embarcadère. Nous dormons peu. Puis il est temps de s’en aller. Admirer les grands lacs.
Le temps tourne. Au-dessus de Lunus, de rapides nuages gris succèdent aux paisibles moutonnements blancs, bien plus bas dans les étages successifs du ciel. La pression a probablement chuté. Il va pleuvoir avant la fin de la journée, prévoit-il. Malgré ses efforts pour échapper à la douleur (à cette maladie de l’âme affirmeraient les anciens, des neurones prétend notre civilisation scientiste), efforts en partie récompensés aujourd’hui, une sensation de malaise persistant l’encombre. Lunus voudrait tellement entrer dans la peau de celui qui, bien qu’en état de veille, ne conçoit ni idée ni absence d’idée. Que rien ne touche. Mais, durant un bref instant de lucidité, il devine que c’est justement sur l’écart immense entre ses aspirations démesurées et sa personnalité dont il ignore tout que la souffrance prend appui. Qu’il attaque son mal sous le mauvais angle, Don Quichotte chargeant les moulins de la Mancha. Penser à en chercher un meilleur : l’angle d’équilibre. Et pour y parvenir, il lui faudra de l’aide. Se résoudre à demander de l’aide. Une défaite totale selon lui. Le comble de la déroute. Précisément, accepter que tu sois déroute et défaites, comme chacun d’entre nous, s’enfonce-t-il dans le crâne avec un marteau nommé auto-persuasion. Il tend la main, extrait une cigarette du paquet et l’allume.
Attention. Ne profite pas du premier prétexte venu pour te dérouter. Continue. Reviens là où tu as choisi d’aller aujourd’hui. Venise. Encore une marche.
1999. Sept années sans Venise. Un cycle complet. Sept années merveilleuses. Exit Nathalie. Entrée en scène de Jasmine. Sept années de voyages sur tous les continents. Longs voyages. Fuite en avant. Puis, en 96, je dégotte un boulot relativement stable, à mi-temps, ce qui me convient tout à fait. Le millésime suivant est marqué par la naissance de Lucas. Pendant les mois qui suivent, je lui consacre tous mes après-midi. Un pur bonheur.
Par ailleurs, comme la tribu s’éparpille entraînée par la force centrifuge, maman décide de nous réunir et nous offre une semaine de vacances à la montagne. Février 99. Sports d’hiver dans le Haut Adige. La région d’où sont originaires les parents de Giorgio Lot, mon plus vieil ami. Nous nous connaissons depuis l’âge de trois ans. Giorgio dont je me moque souvent, si fier de ses racines italiennes, en lui signalant qu’à mes yeux il est Tyrolien, Padanien, voire, injure suprême, Autrichien (Autruchien comme dirait ma fille Marie). Private joke récurrente qui fonctionne depuis plus de trente ans. Le Haut Adige, où se déroule l’action de L’adieu aux armes, roman d’Hemingway à moitié réussi mais rempli d’une sorte de poison suranné. Et Venise ?
Dans le hall de l’hôtel, je remarque une affiche qui annonce l’organisation d’une excursion prévue pour le surlendemain (avec l’indication « carnaval » en gros caractères surlignés). J’en suis. Jasmine, maman et ma sœur Christine décident de m’accompagner. Cécile, la cadette, François mon frère de sang, le vrai, l’absolu, mon unlimited brother ainsi que nous nous surnommons l’un et l’autre, et sa compagne Flor enceinte de Doriann préfèrent quant à eux ne pas perdre une journée de ski. Les compagnons de Christine et Cécile en font autant (un hurluberlu et un olibrius qui nous soulagerons en disparaissant fissa de l’horizon familial).
Que conserver de cette courte journée dans la ville fantasmée ? L’arrivée, sans aucun doute. Le car se range sur une portion de l’île du Tronchetto que je ne connais pas. Normal, elle ne présente aucun intérêt, avec ses alignements de bus à perte de vue. Nous sautons sur la coupée du premier vaporetto venu. La ville étouffe dans un brouillard dense. On n’y voit pas à deux mètres. Brumes magiques d’un rêve éveillé. Puis, à l’approche de Saint Marc, d’un coup, le brouillard se lève. Venise apparaît en lambeaux. Et, juste avant que le bateau touche le ponton, le soleil bas de février enchâssé dans un splendide ciel bleu lève le voile sur la scène. L’air est limpide, frais et lumineux. Sur la rive, la piazetta ou la place Saint-Marc, les belles et les beaux se pavanent vêtus de leurs somptueux costumes.
Jasmine et moi évitons la cohue du carnaval. Je suis complètement excité à l’idée de lui faire découvrir ma Venise. Nous marchons autant que possible en partant de la Riva degli Schiavoni. Au passage, je lui montre le palace où j’ai logé en 86, séjour devenu légendaire parmi mes connaissances. Nous terminons par le Ghetto Vecchio, avant de rejoindre le point de ralliement. Mais Jasmine ne partage pas mon enthousiasme débordant. Elle est épuisée. Il est vrai que nous sommes en route depuis cinq heures du matin et que, dans mon désir de la convaincre, j’ai exagéré la dose. Ce ne sera que partie remise. Bien sûr, elle a raison. Pour profiter de la ville, il faut trouver la juste mesure, concilier déambulation et longs arrêts. Ce jour-là, je l’ai soumise à un marathon. Retour là-haut, dans le monde blanc, autour de la famille réunie. Autour du foyer.
De grosses gouttes de pluie, éparses, éclatent sur le plancher de la cour et sur le torse de Lunus allongé. Une d’entre elles, maligne, s’écrase sur le bout incandescent de sa cigarette, l’éteignant d’un pschuiit sonore. Absorbé par les Venise qui le traversent, Lunus n’y prête aucune attention. Il dépose d’un geste machinal le mégot dans le cendrier rempli. Son subterfuge fonctionne à plein. Or le voici déjà sur l’avant-dernière marche. La dernière à passer en revue. Au vingt-et-unième siècle. Dans la ville atemporelle.
2003. Pas la gloire avec Jasmine. Notre couple frôle la rupture. Du haut de ses six ans, Lucas n’est pas dupe. Il s’inquiète ouvertement de la situation. Marie, née en 2001, pourrait rester aveugle. Pourtant, à cette époque, je me souviens avoir discerné d’étranges lueurs d’inquiétude au fond de son regard, craintes inarticulées, pires sans doute que si elle les avait ouvertement exprimées. Parce qu’on se sent d’avantage coupable. Mais coupable de quoi ? Incapable de démêler les fils de l’écheveau qui nous retient prisonniers, je ne conçois pas d’autre solution que de faire un pas de côté. Chaque geste posé par l’un est vécu par l’autre comme une attaque frontale. Quand on se débat coincé dans un maillage inextricable de nœuds, chaque effort fourni pour se sortir du piège a pour conséquence de resserrer encore les boucles. Quelquefois, l’unique solution consiste à rester immobile et espérer que quelqu’un vienne vous délivrer.
Moyennant quoi, je tourne la clef du démarreur et je descends d’une traite jusqu’à Venise. Je m’enfuis à Venise. Seule solution acceptable qui se soit détachée de mon esprit pour le moins confus. Néanmoins, pour la première fois, je prends la peine de m’équiper d’un guide, acheté la veille chez mon libraire attitré. Cet achat avait affermi le projet qui prenait corps depuis quelques jours.
Sur une aire d’autoroute autruchienne, j’engloutis un poulet frites dégueulasse. Encore plus infect que dans les fast food. Je dors une heure dans la voiture puis, à la lueur faiblarde de l’ampoule du plafonnier, j’écarquille les yeux sur le guide volumineux que je lis du début à la fin. Grâce à la carte dépliable fournie en annexe, j’annote tous les endroits que je désire visiter. En fait, tout ce à côté de quoi je suis passé depuis 1986. L’aube laiteuse se lève sur les sommets encore enneigés. Je reprends la route.
Une fois sur place, je dégotte un hôtel minable près de la gare. Sans difficulté. Le mois d’avril vient à peine de débuter. Il fait frais, venteux et pluvieux. La foule des grands jours a déserté les venelles. Et donc, cinq jours durant, je m’attelle consciencieusement à la tâche que je me suis assignée. Histoire de me vider la tête.
Je visite la Scuola Grande di San Rocco par où j’étais déjà passé sans prêter attention au prestigieux Tintoret et au magnifique Tiepolo qui ornent les murs. Je découvre le musée hébraïque. Je remarque le minuscule passage Zurlin, l’Unde origo indi salus rosicrucien gravé sur une plaque de métal incrustée dans le pavage central de la Santa Maria della Salute, les bas-reliefs aux bases de la Santa Maria del Giglio à l’intérieur de laquelle est exposée une Sainte Famille de Rubens. Bref, cette infinité de détails sur, dans et autour des édifices auxquels il faudrait consacrer une vie entière, une vie mise en abyme, pour les pénétrer, les approcher. Les entendre. Deux jours de suite, j’emprunte les canaux sur la barque d’un maçon vénitien. Venise vue de l’eau, structure liquide, ramifications veineuses d’un poumon engorgé. Je me fais déposer sur toutes les îles lagunaires dont Saint-François-du-Désert, paisible et bucolique. Ainsi de suite. Mais à vrai dire, même si le but est atteint, à savoir oublier l’impasse dans laquelle notre couple est engagé, je m’ennuie. Je m’ennuie à Venise. Je crois que je préfère ma façon de voyager, empirique, construite au fur et à mesure de mes errances, basée essentiellement sur l’instinct. Bien sûr, dans ce cas, je passe à côté d’une multitude de curiosités réputées importantes. Par contre, cette anti-méthode laisse place au hasard. Et le hasard qui n’est pas innocent m’a permis de contempler ou de rencontrer des paysages et des personnes incroyables. Je suis un flâneur, un vagabond.
Evidemment, il fallait bien que ça arrive un jour : je me fais pincer sur le vaporetto par un contrôleur. Après d’âpres négociations, j’en suis quitte pour une amende de trente euros. Tout compte fait, l’amende n’atteint pas le quart de la moitié de ce que j’aurai déboursé si j’avais payé tous mes trajets depuis 86. Et ceux que je ne payerai pas en 2005. Je m’allonge sur un banc du parc de Santa Elena. A travers les arbres, incongrue, la silhouette gigantesque d’un paquebot de croisière haut comme un building de vingt étages se découpe lentement et occulte le soleil couchant. Je reprends le vaporetto. Sans payer le prix du passage, en respect des traditions.
Le dernier soir, dans ma chambre, avec pour compagnons un Chianti médiocre et mes cigarettes, je contemple écœuré la carte du guide, totalement noircie par mon crayon. J’ai parcouru le lacis de la ville et des îles avoisinantes. En totalité. Mais je n’ai rien trouvé de plus que ce que je savais déjà. J’aime Venise. Passionnément. Toutes les Venise. Toutes mes Venise. De retour à la maison, ma petite escapade s’avèrera salutaire. Après quelques toussotements, le moteur de notre couple repart.
La pluie s’est muée en orage torrentiel. Lunus ne bronche pas. Il écarte les bras, ouvre la bouche et ferme les yeux. L’eau du ciel le lave. Corps et âme. La douleur, l’obsession du suicide dégoulinent sur le plancher, dégluties par l’orifice au bout de la rigole. Vingt années se sont écoulées entre le premier et le dernier séjour. Sept fois Venise. Au détour, Lunus s’avise qu’à chaque visite correspondait un nouvel album, une nouvelle période de son musicien préféré, David Sylvian. Depuis la pop nostalgique et cuivrée de Brillant Trees, album écouté avec son baladeur à cassettes en 1986 jusqu’à la radicalité de Blemish encodé sur son lecteur MP3 en 2005. Coïncidence ? Ca parallélisme douteux entre l’évolution du musicien et la sienne arrache à Lunus une grimace forcée. Qui se transforme peu à peu en large sourire d’extase, là, sous la pluie battante. Enfin un moment de bonheur, éclaircie inattendue dans le ciel sombre des derniers mois. Epiphanie éphémère. Le simple fait d’en prendre conscience le ramène aussitôt à ses angoisses. Et voilà, c’est reparti, se lamente-t-il. Je n’en sortirai donc jamais.
Il se lève. Entre dégoulinant dans la cuisine. S’essuie la tête et allume une cigarette. A ses pieds, une flaque d’eau se forme sur le carrelage. Lunus n’a pas pris la peine de lever le regard avant de rentrer. Il n’a pas vu les cumulus se déchirer un instant pour dévoiler un improbable coin de ciel bleu. Puis se refermer.
Tirant sur sa cigarette, il se demande à quoi lui a servi d’évoquer ses sept Venise, sinon à lui offrir un bref moment de répit. Répit inutile puisque la douleur dans son ventre s’en est nourrie pour enfler encore. Peu importe, se dit-il. C’est à force de lutter, d’une manière ou d’une autre, que je m’en tirerai. Et je m’en tirerai. Lors de chacun de mes séjours vénitiens, celui que j’appelle moi habitait une personnalité légèrement différente. Décalée d’un degré supplémentaire sur l’échelle des années. Venise me le fait remarquer. Pas la ville où je vis, elle qui change au même rythme que celui que j’appelle moi, puisque cette ville-là ne se déploie plus réellement en dehors des regards lisses que je lui glisse. Puisqu’il nous faut un décor.
De l’évocation de ses séjours à Venise surnagent deux images dominantes. Le début et la fin. L’alpha et l’oméga, comme les deux blocs de granit sculptés qui compriment les livres sur un rayon de sa bibliothèque. L’arrivée solitaire en 1986, avec la fatigue, la douleur déjà et la magie du Grand Canal sous la neige devant la gare. Le départ en 2005, accompagné de Jasmine à bord de la vedette qui trace son sillage en direction de l’aéroport, entre les poteaux plantés dans la vase de la lagune, rambardes d’une autoroute liquide. S’éloignant des fondamenta, laissant San Michele à bâbord, Lunus s’efforce en vain de retrouver la petite maison de San Pietro di Castello. Il jette un regard sur la lagune et la ville qui s’estompe, empli du sentiment qu’il s’agit du dernier regard. Qu’il ne reverra plus Venise.
J’avais sans doute raison, constate-t-il. Je n’y retournerai plus. Parce que je vais mourir. Ou parce que je vais survivre mais que le monde est vaste. Qu’il y a encore tellement d’endroits à découvrir. Et que le temps se raccourcit singulièrement. De jour en jour. D’heure en heure.
Cependant, il est deux aspects de l’énumération que Lunus oublie de prendre en compte. A commencer par celui du rêve de la petite maison. Pourtant, c’est sans doute en jetant devant soi des pierres blanches nommées désir que l’on arrive à trouver une prise, un point d’appui sur la paroi lisse et glissante qui nous entraîne vers le fond. Que l’on trouve la force d’arrêter la chute. Puis de remonter. Peu à peu. Envisagé sous l’angle de la raison, le rêve n’a guère de chances de se concrétiser. Mais qui sait. La raison est une cargaison volatile.
En second lieu, son décompte est inexact. Les chiffres n’ont jamais été le fort de Lunus. Pas au point de ne pouvoir compter jusqu’à sept. 1986, 1989, 1992, 1999, 2003 et 2005, dans tous les cas, cela donne six séjours. Lunus s’est obstiné à en additionner sept. Maintenant que, nu comme un ver, il monte à l’étage changer de vêtements, même si ses préoccupations se sont accrochées à d’autres sujets, plus terre à terre, en rapport avec sa survie immédiate, il reste persuadé d’avoir visité la ville à sept reprises. Pour lui, dans un secteur de son cerveau reptilien, Venise égale sept. Pourquoi ? D’où provient cette pièce blanche du puzzle ? Tôt ou tard, Lunus finira par s’apercevoir de son erreur. Reste donc une pièce à colorier. Une fenêtre ouverte. Une porte secrète. Au moins une visite à rendre à sa Venise. Pour ajuster le compteur. Et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle.