À la mémoire
de Jeanne et Margret
d’Avram et Ahmed
qui auraient pu jouer ensemble
Criquelions, avril 1944. À peine descendue dans l’abri (creusé au jardin par mon père et notre voisin), je m’aperçois que j’ai oublié ma poupée. Je remonte aussitôt les quelques marches de terre battue. « Maïe ! Reviens ! » Je n’écoute pas. Je cours à la maison. Trop tard ! La bombe explose, le déplacement d’air est si fort que je suis projetée au sol puis traînée sur les cendres de la cour. J’ai les mains, les bras, les genoux, les jambes en sang. « Quand on désobéit, on est toujours puni, » martèle ma mère en nettoyant mes plaies à l’éther puis en les badigeonnant de mercurochrome. Maman est partagée entre la peur, la colère, le soulagement : cette fois encore nous sommes en vie, cette fois encore la maison est debout.
Le Soir est entre les mains de l’Occupant, il relate en détail les bombardements alliés. Le mercredi 26 avril 44, c’est Munich, le centre de Rouen et, à pas 2 kilomètres de notre maison, le village de Tertre.
À Tertre, mes cousins Alfred et Louis, qui ont alors 12 et 10 ans, profitent du désarroi pour se mêler aux secours improvisés. La bombe a détruit l’abri du couvent, où venaient de se réfugier des dizaines d’orphelines, de 3 à 18 ans. Pluie de poussières et gravats. Ruines teintées de sang. Corps déchiquetés. Elles sont punies, me dis-je : quand on désobéit, on est toujours puni. Punies par qui ? Sans père ni mère… Les bonnes sœurs ? Mais deux d’entre elles sont punies aussi. On rassemble des membres épars, on reconstitue les corps, à qui appartenait cette tête tuméfiée ? Et moi, si je désobéis encore, je serai aussi découpée en morceaux par une bombe ? Et toute morte ? Sans ma poupée ? On compte : plus de quarante victimes. Alfred et Louis se serrent l’un contre l’autre. Ils n’en finissent pas de regarder. De chercher à comprendre la différence entre vivre et mourir… « Eh ! vous, les gosses ! Vous n’avez rien à faire ici. Fichez-moi le camp ! Allez !… Sinon, je vais vous… » Ils sont repartis au galop.
Tertre, Criquelions, Douvrain… Au pays de naguère, les grands prés ont été lotis. Les champs de blé, sacrifiés à des réseaux d’usines. Les clochers s’inclinent devant de hautes cheminées. Derrière les fumées, l’horizon recouvre sous de sombres verdures les terrils d’autrefois. Ce matin, j’ai revu Alfred. On dit qu’il gît sur son lit de mort, il agonise, la tête prise par des tuyaux de plastique. Mais il me voit, me reconnaît, articule mon nom, péniblement. Je suis entrée par le jardin, j’ai ouvert la porte juste après avoir frappé. Louis était au chevet de son frère. Entre eux, conversation muette, plongée dans les brûlures de l’enfance : l’exode, les bombardements, leurs seize mois de clandestinité, les jeux dans les bois et, chaque nuit, une autre paillasse, à une autre adresse. Leur mère les accompagne. Mon oncle se cache ailleurs, il est recherché, condamné à mort par la Gestapo. « Alfred et moi, nous en parlions de plus en plus souvent, » me dit Louis. Tristement lucide, il a déjà mis son frère au passé.
La guerre. Plus elle s’éloigne dans le temps, plus elle se rapproche, plus elle vient nous hanter. Et nous de retrouver dans le grand âge cette incommunicable détresse de l’enfance. Avec, irraisonnée, irraisonnable, l’angoisse que nous instillent à leur insu les adultes qui se cachent, qui chuchotent, qui se cabrent malgré tout, qui résistent en sachant ce qu’ils risquent : la prison, la torture, la mort violente.
Pas étonnant que nous aimions tant rire, et faire rire, comme les clowns tristes que nous sommes. Pas étonnant qu’au mieux l’humour nous aide à respirer.
Pas ce soir. J’en demande pardon. Pas la force, ce soir, de traverser jusqu’à la rive de la fiction. D’autant plus que la pire des fictions, c’est le temps. On parle au passé. On s’adresse à l’avenir. Comment désincruster de notre chair cette peur première ? Ce mal qui se mue en notre peur dernière ? Comment ne pas sombrer dans la mélancolie ? Sans cesse, l’éternel présent nous ramène – de là-bas, au loin, d’ici même, dans la proximité de notre conscience planétaire – des enfants privés de leur enfance, massacrés sans pitié.