« Oh, Marie… »

Ludovic Flamant,

On doit pouvoir s’épanouir à tout envoyer enfin en l’air.

Noir Désir

À l’heure où je vous parle, j’ai du mal à me souvenir qu’il ait pu faire si chaud. Ce sont les vieux journaux qui me le rappellent.

Ils prétendent toujours qu’ils vont nous acheter le journal mais ils n’en achètent jamais un par personne. Il faut attendre que les quelques exemplaires aient fait le tour et certains prennent leur temps. Alors, on relit les vieux exemplaires, la même planche de bédé avec ce type à l’air exagérément perplexe, coincé dans sa dernière case, à répéter pour l’éternité « Que voulez-vous dire, Monsieur le commissaire ? » Et justement, j’aimerais bien le savoir, ce qu’il voulait dire. Peut-être que le gars d’à côté a déjà reçu la suite ? Je vais demander.

« Hé ! – Je crie à travers les barreaux – Hé ! Tu aurais la suite de la planche vingt-quatre ? »

J’attends patiemment qu’il réponde. Il ne répond pas toujours mais il ne faut pas s’énerver ; parfois il ne répond que longtemps après, le temps d’émerger. L’erreur à ne pas commettre c’est de répéter la question : si l’on insiste ou si l’on s’énerve, c’est sûr alors qu’il ne répondra pas. J’attends. J’attends dix bonnes minutes. Après les dix minutes, s’il n’a toujours pas répondu, j’attends encore cinq minutes, et si après les cinq minutes il n’a toujours pas répondu, j’en conclus généralement qu’il n’a pas envie de répondre. Ou qu’il dort. Ou qu’il n’a pas entendu ma question. Ou que je n’ai pas entendu sa réponse. Ce type-là ne parle pas bien fort. Il passe son temps à sangloter ou à dormir. Ou bien on l’emmène pour ses procès et je lui fais un petit coucou de la main quand ils passent devant ma cellule.

La première fois que je l’ai vu, il faisait atrocement chaud justement. C’était il y a un mois. À ce moment-là, je venais de découvrir la planche de bédé et je me fichais pas mal de savoir ce que le commissaire voulait dire, je le saurais le lendemain, pensais-je. Ça ne me turlupinait pas autant que maintenant. Les gardiens l’encadraient, il n’était pas menotté, et j’ai cru que c’était la chaleur qui le faisait transpirer comme ça. Mais ça venait de ses yeux. Jamais je n’avais vu un homme pleurer autant de larmes. Son tee-shirt gris était trempé. Peut-être croirez-vous que je cherche à plaisanter ou, pire, à faire du style, en disant cela mais ce n’est que la vérité – ou la réalité ? Je ne sais jamais s’il faut dire vérité ou réalité.

Il pleurait donc des larmes épaisses comme de la glycérine et son cœur battait fort dans sa poitrine. Tout le monde pouvait entendre ce cœur-là. Même les gardiens s’en émouvaient. C’est que battre si fort n’est pas donné à tout le monde.

Il est arrivé longtemps après moi. Je ne sais trop ce qu’il a fait pour pleurer à ce point, il n’accepte pas encore. Moi aussi je pleurais au début puis j’ai fini par accepter ce que j’étais, on s’y fait. Ce n’est pas tant la condamnation que l’accusation qui fait mal. Quand le juge vous annonce que vous prendrez dix ans, c’est pour ainsi dire la suite logique des événements, mais l’instant cruel où il vous demande si vous reconnaissez les faits… « Que voulez-vous dire, Monsieur le juge ? »

Je vais demander aux gardiens de passer dans les cellules pour savoir quel est le salopard qui garde la planche vingt-cinq. J’en ai marre de ce putain de journal et tous les matins retrouver sous mon nez ce même gros titre « La canicule fait trois morts au home Les Glaïeuls ». Je voudrais déjeuner en paix ! Tiens, ça me rappelle une chanson… Ce serait bien qu’ils coffrent de temps en temps un chanteur, ça mettrait un peu d’animation, ici. On prendrait une guitare et on ferait des veillées. Peut-être même qu’on enregistrerait un disque avec des chœurs de prisonniers, comme Goldman. On reprendrait des chansons de Johnny : « Oh Marie, si tu savais… », des trucs comme ça. Des chansons d’amour et des chansons de rage. Ouais. Faudrait y penser.

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