Les seins de Lucienne

Éva Kavian,

Pour Lucienne, la journée commençait mal. Elle venait de passer la nuit à pleurer, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Marc n’était pas rentré. Depuis qu’il avait une maîtresse, il rentrait tard, mais hier, il n’était pas rentré. D’un coup, tout devenait fragile. Elle avait à peine essuyé ses yeux que Boris vomissait son bol de corn-flakes sur sa blouse, inondant, sur la lancée, le soutien gorge rembourré qu’elle venait de s’acheter pour compenser les effets secondaires du régime, qui, elle l’avait espéré, réveillerait les ardeurs de son homme. Marc aime les femmes plates. Les maigres. Elles peuvent avoir des rides, chanter faux et ne plus se souvenir des tables de multiplication, mais il a besoin de sentir leur crête iliaque lui transpercer le gras pour bander. Et Lucienne aime Marc. Elle est presque à point. Encore un ou deux kilos et elle lui gratte une sérénade sur ses propres côtes. En attendant, elle voulait une transition. Quelque chose, pour s’habituer à ses petits seins de rien du tout. Le temps de rincer son nouveau soutien, de se changer sans prendre la peine d’en remettre un (les anciens sont trop grands, mais de toute façon, il n’y a plus grand-chose à soutenir), Boris avait sa mallette sur le dos. Sans vouloir en remettre une couche sur ce début de journée, il faut signaler que sa voiture n’a pas démarré, que sa mère ne savait pas garder le petit, alors elle l’a mis chez la voisine qui de toute façon avait une gastro, elle aussi. Elle a donc pris le bus, ravie de voir que les événements du matin lui avaient permis d’arrêter de pleurer. C’est en souriant devant la pointeuse, elle n’avait que trois minutes de retard, qu’elle a remarqué que deux boutons manquaient à son tablier. Autant dire qu’après ces dernières heures, cela comptait pour tripette dans ses états d’âme.

Pour Raoul, la journée a commencé avec une révélation foudroyante : il savait encore bander. Quand ça lui a pris, il a rapidement fait le calcul. C’était la première fois depuis 20 ans. Il ne savait pas lever la tête pour voir son engin en pleine résurrection, mais il le sentait. Il y a des choses qu’on n’oublie pas après 20 ans, c’est comme le vélo. Il s’est trouvé franchement stupide, de calculer les années sans, au lieu de profiter du moment où. Il s’est demandé combien de temps cela durerait. Il s’est trouvé stupide aussi. Alors il a reluqué encore un peu les seins de Lucienne qui finissait les poussières de sa table de nuit, il a fermé les yeux et il a revu ceux de Germaine, il y a 20 ans. Comme il les a aimés, ceux-là, tristes et épuisés, flasques et égarés. Il aurait bien aimé peloter un petit coup ceux de Lucienne, en souvenir du bon vieux temps, mais Lucienne époussetait du côté de son hémiplégie. Il aurait bien aimé lui dire merci, merci pour ça, pour cette belle trique. Mais avec son aphasie, toute phrase devenait un danger. Alors il s’est encore un peu rincé l’œil. Ce qui n’a rien arrangé.

Pour Denis, la journée a commencé silencieusement. Ca lui a coupé le souffle, de voir ça. Il tient à peu près 5 minutes entre deux phases de sommeil. En général, il n’ouvre même plus les yeux, ça l’épuise. Est-ce le soleil à travers les stores, le pli du drap qui lui rentrait dans son début d’escarre ? Toujours est-il qu’il a ouvert les yeux et qu’il s’est retrouvé entre les seins de Lucienne, qui détachait le perroquet, à quoi bon, il n’a plus la force de lever les bras. Mais là, entre les seins de Lucienne, il a bien senti qu’autre chose se dressait. S’il en avait eu l’énergie, il aurait souri. Il aurait ri, tant qu’à faire, à l’idée de bander comme un âne alors qu’il arrivait à peine à ouvrir les yeux. D’ailleurs il fatiguait. Il les a fermés. Il a encore pensé, une minute ou deux, à cette peau qui avait l’air aussi fragile que sa vie. Puis il s’est rendormi.

Pour Kevin, la journée a commencé dans l’espoir. Un espoir forcené. Une sorte de promesse inespérée. Cela faisait des semaines qu’il déprimait. L’idée de mourir sans avoir touché les seins d’une femme lui donnait l’impression que le crabe qui mangeait son cerveau aurait sa peau. Etait-ce trop demander ? Etait-ce trop demander que de vouloir toucher les seins d’une femme avant de mourir ? A quinze ans ? Elle l’a réveillé en lui refaisant les draps. Il déteste ça. D’ailleurs il s’apprêtait à hurler, à faire une scène. Le genre de plan classique, avec ce crabe, ça monte et ça explose, on n’a pas le temps de crier gare. Mais non. Elle a pris sa main, pour la reposer sur le drap, et zou. Sa main a dérapé. Et quand deux heures plus tard il bandait encore, il ne savait toujours pas si c’était elle, Lucienne, qui avait provoqué l’effleurement, si c’était lui, Kevin, qui l’avait cherché, ou si c’était simplement ces seins trop longs, trop détendus, qui étaient venus lui donner ce bonheur d’homme, après lequel, oui, il voulait bien que ce crabe aie sa peau, qu’on en finisse à la fin, merde.

Pour Stephane, la journée a commencé par une question scientifique pas banale : pourquoi tout le monde bandait-il, dans cette chambre ? Ils semblaient dormir, tous les trois, mais les draps, dans ce silence, dans cette absence totale de mouvement, dans ce mouroir que le soleil zébrait à travers le store, montraient clairement trois cas de priapisme pour ainsi dire rabelaisien. Il voulait voir ça de plus près. Analyser la situation. Il attendait que la technicienne de surface s’en aille. Elle finissait la chambre en reculant avec son torchon humide. Arriva ce qui devait arriver, elle percuta Stéphane. Oh pardon, docteur, excusez-moi, je ne vous avais pas entendu entrer. Très vite, Stéphane a oublié la recherche scientifique et ses questions. Très vite, il a compris qu’il fallait qu’il se tire, dans un placard, un réduit, n’importe où, mais qu’on ne le voie pas dans cet état. Il a tout de même pris la peine d’aider Lucienne à se relever. En essayant de ne pas regarder les plus beaux seins qu’il lui avait été donné de voir dans sa chienne de vie de toubib.

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Cette nouvelle est devenue un chapitre de On ne parle pas de ça, paru chez Oskar, Paris.

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